Me Rashid Ahmine, Directeur des Poursuites publiques : « Des lois fondamentales doivent être amendées »

Notre invité de ce dimanche est le Directeur des Poursuites publiques, Me Rashid Ahmine. Dans l’interview réalisée jeudi dernier, il justifie les représentations faites au gouvernement pour augmenter les pouvoirs du bureau du DPP afin d’améliorer le système et le rendre plus efficace.

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l Au plus fort des attaques contre vous par l’ex-commissaire de police, soutenu par le précédent gouvernement, vous avez refusé de vous exprimer, de vous défendre. Pourquoi ?

— Le DPP a un rôle constitutionnel et il ne doit pas aller faire des déclarations à gauche ou à droite. J’ai fait appel contre des décisions de détention qui, selon la loi, n’étaient pas justifiées. Ce n’est qu’après que j’ai réalisé qu’il y avait comme une envie de détenir ces personnes pour des raisons que je ne veux pas savoir. Je me suis défendu sur le terrain de la loi quand l’ex-commissaire de police a entré un case contre mon bureau.

l Avec le recul, est-ce que comprenez aujourd’hui pour quelle raison l’ex-commissaire de police, soutenu par le précédent gouvernement, avait lancé une campagne ouverte contre vous ?

— Je ne sais pas quelle est la raison, mais Il y a eu des déclarations publiques du précédent Premier ministre disant clairement qu’il n’était pas d’accord avec la décision d’une magistrate et le fait que mon bureau n’ait pas fait appel de cette décision. Dans tous les cas où il y avait désaccord, il y avait un dénominateur commun : les personnes concernées avaient un profil similaire…

l … elles étaient perçues comme faisant partie de l’opposition, contre le gouvernement ?

— Peut-être. Je voudrais dire clairement que n’importe qui peut ne pas être d’accord avec une décision du DPP et peut la contester en droit devant une cour de justice. Dans le cas auquel nous faisons référence, nous avons eu droit à de véritables déclarations de guerre en public.

l Après une interview radio la semaine dernière, vous avez accepté de répondre aux questions de Week-End ce dimanche. Pourquoi maintenant que vous n’êtes plus menacé — le gouvernement ayant pris les mesures qu’il fallait pour rétablir vos droits et pouvoirs — mettez-vous de côté votre devoir de réserve et prenez la parole en public ?

— C’est vrai que le DPP et son bureau ont un devoir de réserve, mais ils ne peuvent s’enfermer dans le silence, dans une tour d’ivoire. Si nous ne pratiquons pas cette politique de communication dans la transparence, le public n’aura pas confiance dans le système, ce qui est indispensable à son fonctionnement. Vous avez dit que la situation du bureau du DPP avait été rétablie, je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. C’est vrai que le Parlement a rétabli les pouvoirs du DPP dans les enquêtes financières sous la loi de la FCC et qu’il y a eu des amendements à la Bail Act. Mais il y a d’autres revendications que nous faisons : le renforcement et la consolidation des pouvoirs de notre bureau. Une nouvelle législation, The Office of the DPP Act, qui, comme c’est le cas dans de nombreux pays, viendrait renforcer le pouvoir constitutionnel du bureau.

l Les pouvoirs accordés par la Constitution ne vous suffisent pas ?

— La Constitution qui date de l’indépendance a donc 58 ans. Je pense que nous devons évoluer avec le temps et adopter des règlements qui ne seront pas inconsistants avec la section 72 de la Constitution, mais ne feront que la renforcer. Il n’est pas question d’abroger ou d’effacer, mais d’améliorer, de consolider.

l On entend déjà certains dire : Mais que cherche Rashid Ahmine ? Une augmentation de ses pouvoirs pour devenir un Super DPP…

— Ce n’est certainement pas le cas. Le gouvernement a annoncé son intention d’amender la Constitution, qui a certainement fait ses preuves, mais dont certaines clauses doivent être changées pour augmenter et améliorer la confiance du public dans les institutions du pays. Ailleurs, dans les pays avancés, les bureaux des DPP font de la communication et de l’information sur leur fonctionnement. Peut-être qu’à Maurice on a eu tendance, dans le passé, à fonctionner dans une forme certaine de discrétion, mais nous sommes appelés aujourd’hui à être plus transparents

l Est-ce que je me trompe ou est-ce qu’en faisant cette campagne pour l’amendement de certaines lois vous avez peur que si elles ne sont pas amendées, elles pourraient être mal utilisées à l’avenir ?

— L’expérience d’un passé récent nous a prouvé que ça pouvait être le cas. Certains gouvernements ont voulu attaquer l’indépendance du DPP sous la Constitution ; souvenez-vous du projet de loi du Prosecution Commission Bill, qui n’a pas été voté, mais qui s’est, par la suite, matérialisé avec la FCC Act, une loi ordinaire, qui a été votée dans sa forme originale par tous les membres de la majorité parlementaire. Dans l’éventualité que cette situation se reproduise demain, avec un éventuel gouvernement qui n’apprécie pas l’indépendance du DPP et le fait qu’il n’ait pas de comptes à rendre, est-ce que ma démarche n’est pas justifiée, cohérente ? Il y avait dans la tentative de museler le DPP l’Ex-commissaire de police, le directeur de la FCC, l’ex-Attorney General et même des avocats du State Law Office. Toutes ces institutions se sont mises ensemble pour nous attaquer. Je l’ai déjà dit et je le répète : notre bureau n’a même pas été consulté sur le projet de loi. Je n’ai reçu le texte que deux jours avant sa présentation au Parlement et j’ai demandé des explications à l’Attorney General, en présence du Sollicitor General et le représentant du Secrétaire du Cabinet sur ce projet de loi qui attaquait les pouvoirs du DPP et ils ne m’ont pas donné d’explications ! Après cette rencontre, je n’avais pas d’autre alternative que de challenge cette loi en Cour suprême. J’avais le devoir de le faire, comme aujourd’hui j’ai celui de rendre publiques les représentations faites au gouvernement pour lui demander de procéder à des amendements qui, d’ailleurs, faisaient partie de son programme électoral.

l Quelles sont ces représentations ?

— Dans la Constitution, il est spécifié que les poursuites doivent être initiées par le bureau du DPP, mais il existe également des lois ordinaires, qui peuvent être amendées avec une simple majorité au Parlement, qui pourrait remettre en question cette fonction du bureau du DPP. Ce qui pourrait représenter un danger pour la démocratie. Il faut donc travailler sur une formule pour que le bureau du DPP soit reconnu comme la National Prosecuting Authority du pays.

l Mais la police et les autres agences vont dire que vous cherchez à contrôler leur travail…

— Le bureau du DPP a la possibilité de déléguer ses pouvoirs et il faudrait le mettre de manière claire dans la Constitution pour qu’il n’y avait aucun doute, aucune ambiguïté et que si demain un gouvernement souhaite modifier cette clause, il ne pourra le faire qu’avec une majorité de trois quarts au Parlement. Dans le passé, on a souvent entendu dire, dans la presse notamment, que dans certains cas, alors qu’il y avait eu délit, des enquêtes n’étaient pas ouvertes. Je pense que le bureau DPP devrait avoir le pouvoir de demander aux agences concernées d’ouvrir une enquête. Nous devons aussi mettre sur pied une Prosecution Led Investigation qui nous donnerait le pouvoir, dans certains cas spécifiques, pas d’ouvrir des enquêtes, mais de donner des orientations sur la manière de les mener.

l Pour quelle raison ?

— Dans notre système, quand une enquête est terminée, ses conclusions sont envoyées au bureau du DPP, qui les étudie et découvre souvent qu’elles contiennent des failles qui ne permettent pas d’envoyer l’affaire en cour, car elle serait rayée. Nous demandons alors que l’enquête soit refaite et cela prend du temps, parfois des années, pendant lesquelles les faits sont oubliés et les preuves peuvent disparaître. C’est pour cette raison que les pays avancés ont mis sur pied cette Prosecution Led Investigation qui, puisque le bureau du DPP est concerné depuis le début de la procédure, peut s’assurer que tout se fait dans la légalité. L’avantage, c’est de gagner du temps et présenter un dossier solide en cour. Je peux vous dire que les agences qui mènent des enquêtes n’ont rien contre cette manière de faire et que dans le passé, elle était pratiquée, de manière informelle. Je ne pense pas qu’un enquêteur de bonne fois refuserait l’assistance d’un procureur.

l Admettons que le gouvernement accepte vos représentations et que vous les appliquiez démocratiquement. Mais est-ce que demain ou après un autre DPP ne pourrait pas utiliser les pouvoirs que vous auriez obtenus à d’autres fins ?

— Je pense que le bureau du DPP a fait preuve de son indépendance et de son respect des lois, ce qui lui vaut l’estime du public. Je rappelle encore que si le DPP n’a pas de compte à rendre, chacune de ses décisions de poursuivre ou ne pas le faire peut être contestée en Cour. Le Conseil Privé l’a statué en 2006 dans l’affaire Mohit. Si la situation que vous évoquez se produit, les décisions du DPP peuvent être attaquées et contestées en Cour. C’est une sauvegarde. Je demande l’institution d’une Prosecution Led investigation parce qu’on entend souvent dire à Maurice que dans les high profile cases, il arrive que l’enquête ne se matérialise pas. Un journal a même dit qu’au cours de ces dernières d’années, un seul ministre a été condamné, c’était dans l’affaire Boskalis. Mais sait-on dans quel état était le dossier quand il est arrivé à notre bureau ? Beaucoup de cas de fraude et de corruption sont actuellement rapportés. Si, je dis bien si, les suspects ont commis les délits dont on les accuse, il est dans l’intérêt public qu’ils soient poursuivis et condamnés. C’est quand les enquêtes prennent trop de temps, ne sont pas bien faites et n’aboutissent pas que le public perd confiance dans la justice et se dit que « the rich and the wealthy always get away. »

l Arrive-t-il que les enquêtes sur les high profile cases soient mal faites intentionnellement ?

— Je ne le pense pas. J’ai remarqué qu’il y a des lacunes dans le processus de l’enquête dans les dossiers financiers. Dans ces cas, il existe une tendance à focaliser sur la personne plutôt que sur le délit. Dans le cas d’un détournement, il s’agit d’une somme d’argent qui a été détournée et transférée quelque part. Il faut suivre la piste de l’argent détournée qui va mener à tous les protagonistes impliqués. On a généralement tendance à se focaliser sur les individus en pensant qu’ils vont mener automatiquement aux protagonistes. Nous manquons d’expertise dans ce domaine.

l Peut-on dire que les autorités manquent d’expertise alors que les trafiquants et autres fraudeurs en ont, au point où ils sont mieux armés ?

— J’ai l’impression qu’ils ont définitivement une avance sur nous. Je ne suis pas en train de dire que nos enquêteurs, que ce soit au niveau de la police ou des autres agences, ne sont pas compétents. Mais pour mener les enquêtes avec des criminels très organisés avec beaucoup de moyens, nous avons besoin, dans l’immédiat, de l’expertise étrangère.

l Le gouvernement a annoncé la création d’une National Crime Agency…

— Je suis d’accord avec une nouvelle agence qui va remplacer l’actuelle Financial Crimes Commission et les agences sous son contrôle. Mais il faudrait que, comme cela s’est fait en Grande-Bretagne, la National Crime Agency ne s’occupe que des cas les plus sérieux de corruption et de blanchiment d’argent, qui demandent tellement de travail, en laissant les petits cas où les cas simples de corruption à la police et les autres agences. Je pense que, dans un premier temps, le directeur de cette nouvelle agence devrait être un expert étranger pour mettre en place l’agence, lui donner ses bases de fonctionnement. Il faut améliorer les structures dans lesquelles travaillent les law enforcement agencies, leur donner les outils et les formations nécessaires ainsi que le personnel hautement spécialisé dont elles ont besoin pour combattre la fraude et la corruption. Le secteur du crime financier est bien technique et nécessite des enquêteurs formés qui travaillent dans la discrétion en gardant l’effet de surprise. Et non pas, comme c’est parfois le cas ici, les perquisitions sont annoncées dans la presse avant d’être faites ! C’est carrément une invitation au suspect pour qu’il se débarrasse des damming evidences !

O Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur les arrestations provisoires. Quelle est votre opinion sur cette pratique qui s’est multipliée en 2023-2024 ?

— Les charges provisoires n‘existent pas dans notre loi, cette pratique a été introduite par des juges dans des cas spécifiques. Quand cette pratique est utilisée à bon escient, il n’y a aucun problème, mais quand on en abuse… Mais avec l’amendement qui vient d’être voté par le gouvernement, ce ne sera plus possible. Quand j’ai été nommé DPP en 2023, j’ai eu une rencontre avec l’ex-commissaire de police et je lui avais dit qu’il y avait un abus de cette procédure et que nous devrions travailler de concert pour trouver une solution à ce problème. Dans certains cas, la police procédait à des détentions sans justification, qu’on découvrait quand le dossier arrivait à notre bureau. Même les objections to departure n’étaient pas justifiés dans tous les cas. Comme vous le savez, aucune solution n’a été discutée et trouvée, et dans certains cas, des magistrats et des juges ont refusé la détention en imposant des conditions. Le problème c’est que les enquêtes des law enforcement agencies prennent du temps. On ne peut pas mettre une charge provisoire et commencer l’enquête après. Il arrive trop souvent que l’enquête traîne tellement que le magistrat finit par rayer l’affaire. Les arrestations, inculpations et détentions provisoires causent un préjudice énorme aux suspects parce qu’on leur colle une tache qu’il sera impossible d’effacer. Il faut également que les magistrats ne se comportant pas comme les rubber stamps de la police et acceptent automatiquement de garder en détention un suspect en attendant que l’enquête soit terminé. À chaque fois qu’une affaire nous a été référée, nous avons pris la décision qui s’imposait d’après la loi, même si certaines de nos décisions n’ont pas fait plaisir. Pour le bureau du DPP, il faut garder les lois en vigueur, mais examiner les failles et les dangers et les possibilités d’abus dans le futur qu’elles peuvent comporter.

l Avez-vous le sentiment que les high profile cases ne sont traités comme il le faudrait ?

— Le temps nous dira ce qu’il va advenir des high profile cases et quels sont les résultats que nous obtiendrons quand les enquêtes seront conclues et examinées par une cour de justice. Je parle en connaissance de cause en disant que dans le passé, nous n’avons pas eu beaucoup de high profile cases qui ont abouti. Ceux qui l’ont été ont eu un taux de condamnation très faible parce que l’enquête a été mal ficelée, ce qui permet aux avocats d’utiliser les moindres failles pour défendre leurs clients. Il ne faut pas oublier qu’en 2027, le GAFI (Groupe d’Action Financière) va évaluer Maurice en termes de lutte contre les crimes financiers et le blanchiment d’argent. L’évaluation va être sur le nombre de cas qui ont fait l’objet d’une enquête et qui ont abouti à des condamnations. Contrairement à ce qu’on semble croire à Maurice, ces cases ne se plaident pas dans la presse, mais devant une cour de justice, et le résultat est important. Si, comme je le préconise, notre bureau est impliqué dès le début, ces erreurs ne pourront plus être commises. Si cela avait été fait, le problème entre le commissaire de police et le bureau du DPP n’aurait t pas existé. Je fais ces recommandations parce que j’ai suivi et j’ai vécu la situation pendant des années, et j’estime de mon devoir de le faire. Je ne veux pas avoir le regret de savoir que des suspects ayant commis des délits pourront s’en sortir à cause des failles du système qui n’auront pas été corrigées. Je considère qu’il est de mon devoir d’informer le gouvernement de la situation et de proposer des représentations qui peuvent l’améliorer.

l Les décideurs entendent-ils vos recommandations et les étudient-ils ?

— Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’Attorney General prend en considération toutes les recommandations faites par mon bureau, ce qui nous change d’un passé récent. Je n’ai aucune raison de croire que ce gouvernement n’apportera pas les changements nécessaires pour nous permettre d’améliorer le système. Il faut changer la loi qui date de l’époque coloniale française. Tel qu’il est, le système de justice pénale est au détriment de la poursuite. Les enquêtes ne sont pas ficelées comme il le faut, les lois sont obsolètes, la Law Reform Commission a fait des recommandations qui dorment dans un tiroir. Je vous donne un exemple : savez-vous qu’en 2025, on ne peut pas écouter un témoin, qui n’est pas à Maurice, par vidéoconférence, la loi ne le permettant pas ?! Les emails ne sont également pas admis en cour ! Je pense que l’heure est venue pour effectuer les changements qui vont déboucher sur un système pénal beaucoup plus efficace et qui donne des résultats, tout en sauvegardant les droits des accusés et des suspects. Pour mieux répondre à une question précédente, je tiens à dire que ne cherche pas plus de pouvoir pour moi, loin de là. J’aurais pu être un DPP assis tranquillement dans son bureau en suivant le système. Mais pour l’avoir pratiqué pendant des années, je sais que pour être plus efficace et correspondre aux attentes des Mauriciens, le système doit revu et corrigé là où il le faut. Je suis à une place où je peux aider à apporter le changement, en tout cas dans mon domaine. En faisant ces recommandations, je ne fais que mon devoir.

l On pourrait vous dire que le travail du DPP consiste à appliquer la loi, pas à proposer qu’elle soit amendée !

— Il me semble qu’on l’a déjà écrit — sans doute des avocats — sur les réseaux sociaux. Je pense que celui qui dirige une institution respectée comme le bureau du DPP doit se faire entendre dans certains cas. Je ne dis pas que tout ce que je propose doit être mis en application, mais ce ne sont que des recommandations pour améliorer le système et le rendre plus efficace. Si les recommandations sont mises en pratique, nous aurons des résultats. Si ce n’est pas le cas, nous allons continuer à fonctionner comme nous l’avons fait depuis l’indépendance. Dans tous les cas, j’aurais fait mon devoir.

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