Notre invité de ce dimanche est le Professeur Devendra S. Saksena, spécialiste des opérations cardiaques qui, dans les années 90 du siècle dernier, a pratiqué une série d’interventions à Maurice. Il a participé, en tant qu’invité personnel du Premier ministre mauricien, aux célébrations du 57e anniversaire de l’indépendance de Maurice. La veille de son départ, le Professeur Saxena a accepté de répondre à nos questions.
Comment et pourquoi est-ce que chirurgien indien renommé que vous étiez est venu opérer des patients à Maurice au début des années 90 du siècle dernier ?
— Cette aventure, dans le bon sens du terme, a commencé avec le Swami Kisnanand, un homme extraordinaire pour qui j’avais énormément de respect. Il était né dans la famille royale de Jodhpur et après avoir fait des études de droit à l’université de Bénarès, il avait été magistrat avant de démissionner pour se consacrer à la spiritualité. C’est en suivant les pas de son guru, le Swami et penseur Vivekananda, un de ceux qui ont fait découvrir au monde occidental les préceptes de la philosophie hindoue et du yoga, qu’il est venu à Maurice. Le Swami Kisnanand, qui voyageait dans les pays d’Afrique où vivaient des immigrants indiens de la diaspora pour leur enseigner les valeurs de la culture indienne, était très connu, et à Maurice, au début des années 80 du siècle dernier, pas mal de membres du conseil des ministres et du Parlement mauricien faisaient partie de ses disciples. Il a été l’un des fondateurs du Seva Shivir, qui devait devenir par la suite le Human Service Trust.
O Je rappelle que le Human Service Trust est une organisation socioculturelle et religieuse qui devait jouer un rôle conséquent dans la politique mauricienne dans les années 1990. Qu’est-ce qu’un swami professant les valeurs de la culture indienne a eu à faire avec les opérations à cœur ouvert à Maurice ?
On venait de commencer les opérations à cœur ouvert à Maurice avec le professeur Raffa d’Arabie Saoudite, qui avait été suivi par le professeur Cerene de la France et le ministre de la Santé de l’époque, Jugdish Gobhurdun, qui était un des disciples du Swami Kisnanand, était venu à Bombay pour essayer de trouver quelqu’un pour poursuivre les opérations à cœur ouvert à Maurice. Le Swami lui a parlé de moi, il a demandé à me rencontrer, nous avons discuté et il m’a demandé de venir continuer la série des opérations à cœur ouvert commencée à Maurice. Je lui ai répondu que j’étais disposé à aider, et c’est ainsi que tout a commencé.
Est-ce que vous étiez déjà venu à Maurice avant cette rencontre et cette proposition du ministre mauricien de la Sante d’alors ?
— J’étais venu une fois à Maurice en 1975 pour un bref passage dans un cadre assez particulier. Il y avait dans un hôpital de Bombay un ressortissant sud-africain d’origine indienne qui devait être opéré et qu’un confrère m’avait référé. Après l’opération qui s’est bien passée, le patient voulait rentrer chez lui et puisqu’il avait besoin de soins post-opératoires, il m’a demandé de l’accompagner pour le retour en Afrique du Sud et j’ai accepté. Mais c’était un voyage compliqué parce qu’à cause des sanctions économiques que la communauté internationale avait prises contre le régime de l’apartheid, on ne pouvait pas aller en Afrique du Sud. À l’époque, nous étions dans les années 1970, le seul pays qui entretenait des liens avec l’Afrique du Sud était l’île Maurice. Nous avons donc dû sortir de Bombay pour venir à Maurice avant de prendre un avion de South African Airways pour aller à Durban. Puisque le passeport indien n’était pas reconnu par l’Afrique du Sud, nous avons voyagé avec un travel document qui n’était qu’une simple feuille de papier. Nous avons passé la nuit à Maurice avant de prendre le vol pour Durban le lendemain avant d’aller à Kimberley qui était alors la capitale du diamant de l’Afrique du Sud où habitait le patient.
Comment avez-vous ressenti l’apartheid qui régnait en Afrique du Sud ?
— Merci de me poser cette question qui me permet de rappeler ce que les jeunes générations ignorent. L’apartheid était un système ségrégationniste séparant les communautés en catégories : la blanche, les métis, dont faisaient partie les descendants d’Indiens et d’Asiatiques, et les noirs. Il y avait des lieux, hôtels, bureaux, écoles, boutiques et quartiers, réservés à chaque communauté où les autres étaient interdits. Les noirs et les métis avaient besoin d’un pass pour pouvoir circuler, et ce, pour des périodes définies ! C’était une ségrégation pire que celle existant encore à l’époque aux États-Unis, plus particulièrement dans le sud du pays. Moi docteur formé aux États-Unis, je ne pouvais pas exercer librement en Afrique du Sud parce que j’étais d’origine indienne. Mais grâce à des amis, une conférence a pu être organisée à l’intention des médecins non-blancs au cours de laquelle j’ai raconté que pendant dix ans, j’avais exercé aux États-Unis, où la grosse majorité des patients étaient des blancs. Ce qui était alors impossible à imaginer dans l’Afrique du Sud de l’apartheid.
Faisons un saut en arrière pour revenir aux tout débuts de votre carrière. Où êtes-vous né ?
— Je suis né en 1938 dans une famille modeste dans un village situé dans les environs de la ville d’Agra, en Inde. Grâce aux sacrifices de mes parents, j’ai pu suivre des études secondaires puis tertiaires à l’université de Jaipur où j’ai fait mes années de médecine. Après avoir exercé quelques années, je suis allé poursuivre mes études aux États-Unis en 1962 parce que c’était l’endroit où il fallait être pour apprendre et se spécialiser en médecine. Ce pays était alors à la pointe du progrès dans pratiquement tous les domaines, plus particulièrement dans celui des traitements des maladies du cœur.
Comment s’est passée votre spécialisation aux États-Unis ?
— Bien au niveau des cours, mais très difficile au niveau administratif. À l’époque, les États-Unis n’accordaient aux étudiants étrangers qu’un visa de cinq ans. Après cette période, il fallait quitter le pays. Le problème était que les études pour devenir chirurgien dépassaient largement les cinq ans. J’ai discuté de ce problème, qui concernaient aussi des étudiants étrangers qui suivaient d’autres cursus, avec mon professeur d’université. Il a alerté le sénateur Griffith de l’État du Michigan, puis le sénateur Wallace Bennet de l’État de l’Utah. Ces deux sénateurs ont mené campagne et sont parvenus à faire voter une loi autorisant les étudiants étrangers à bénéficier d’un visa de dix ans. C’est ce qui m’a permis de terminer mes études, puis de travailler dans les meilleurs hôpitaux américains et de devenir membres de plusieurs prestigieuses associations de chirurgiens des États-Unis.
Et malgré ce début de carrière qui s’annonçait très intéressant, vous décidez de quitter les États-Unis pour retourner en Inde en 1970. Qu’est-ce qui vous a poussé à prendre cette décision ?
— Je n’avais pas l’intention de rentrer en Inde parce que les choses se déroulaient tellement bien pour moi au niveau professionnel : je disposais du meilleur matériel pour travailler dans les meilleurs hôpitaux qui soient. Les choses sont devenues tellement faciles que j’ai commencé à rechercher des choses difficiles à faire, un challenge professionnel. Ce challenge est venu avec l’appel de Mme Indira Gandhi.
De quel appel parlez-vous ?
— Dans les années 1970, Mme Indira Gandhi, qui était Première ministre de l’Inde, était venue en visite aux États-Unis et avait commencé une campagne pour inciter les professionnels formés à l’étranger à revenir au pays pour mettre leurs connaissances au service de son développement. Je ne suis pas nationaliste, mais je fais partie de ceux qui croient qu’il faut savoir redonner et partager ce qu’on a obtenu. Je me rappelle encore de deux choses amusantes de cette période. Quand le sénateur Wallace, qui était devenu un ami, a appris que Mme Gandhi avait lancé un appel pour demander à ses compatriotes formés de revenir au pays, il m’a découragé de le faire. Puis, quand il s’est rendu compte de ma détermination à rentrer, il a écrit une lettre à Mme Gandhi pour recommander ma candidature en vantant mes qualités de médecin.
Vous voulez dire qu’un sénateur américain a écrit au Premier ministre de l’Inde pour lui recommander un de ses ressortissants ? !
— C’est ce qui s’est passé, et j’ai gardé une copie de cette lettre de recommandation.
C’est un souvenir à conserver précieusement ! Et quelle est l’autre chose amusante qui s’est passée à cette période ?
— Le gouvernement indien a envoyé une équipe interviewer les ressortissants indiens formés qui avaient répondu à l’appel de Mme Gandhi. Cette équipe s’est rendue dans plusieurs villes américaines, dont San Francisco, où je travaillais dans un hôpital à l’époque. Dans l’ascenseur, j’ai rencontré le chef de l’équipe indienne qui a tout de suite vu que j’étais un ressortissant indien et il m’a dit sur le ton du fonctionnaire sûr de son importance : « Vous n’êtes pas venu faire l’interview, vous n’êtes pas intéressé à revenir au pays. » Je lui ai répondu que j’étais intéressé, mais que je n’avais pas encore été convoqué. Il m’a dit qu’il avait rendez-vous avec un chef de département et il m’a demandé quel travail je faisais. Je lui ai répondu : « Le chef de département avec qui vous avez rendez-vous, c’est moi ! » Vous auriez dû voir sa tête ! Mais en bref, comme beaucoup d’autres, j’ai répondu à cet appel et je suis rentré au pays pour partager mes connaissances et aider à l’ouverture du premier centre cardiaque du pays à Bombay. Qui est rapidement devenu le premier centre pour les opérations du cœur de l’Asie du Sud. Par la suite, j’ai travaillé dans plusieurs hôpitaux du public et du privé.
C’est possible de faire les deux en même temps ?
— C’est obligatoire de le faire dans un pays aussi grand et aussi peuplé que l’Inde. À l’époque, les opérations du coeur étaient seulement pratiquées dans les hôpitaux payants. Tout en travaillant pour le privé, je me suis toujours arrangé pour opérer des patients qui n’avaient pas les ressources financières pour le faire. C’est pour cette raison qu’avec la collaboration d’autres professionnels, j’ai créé la Bombay Medical Aid Foundation qui, au cours des 30 dernières années, a aidé des milliers de patients habitants différents villages autour de Bombay à se faire opérer. Puis, j’ai aidé de créer d’autres fondations et d’autres hôpitaux et d’autres centres de santé, comme celui de mon village natal.
Quelle a été votre réaction en retournant en Inde, vous qui avez été habitué, pendant dix ans, à tout ce qui se faisait de mieux et de plus moderne dans votre profession ?
— C’est vrai, j’avais travaillé dans les hôpitaux les plus sophistiqués du monde et je revenais en Inde où la médecine était encore balbutiante. Mais j’avais pris ma décision en connaissance de cause et je croyais savoir à quoi m’attendre. En revenant en Inde après avoir étudié et travaillé aux États-Unis, j’ai été confronté à une situation qu’on peut résumer par le proverbe suivant : nul n’est prophète dans son propre pays. Mes compatriotes ne m’aimaient pas. Je lisais dans leurs regards qu’ils se disaient : « Ce n’est pas parce que tu as été entraîné aux États-Unis que tu vas venir nous donner des leçons. C’est avec avec tes diplômes que tu vas nous prendre notre job, notre titre, nos privilèges ! » C’est un phénomène courant que j’ai aussi ressenti quand je suis venu faire la première série d’opérations à Maurice. Comme dans tous les pays du monde, l’administration en place ne voit pas d’un bon œil le nouveau venu. Surtout s’il est plus qualifié, a une expérience et propose des projets qui donnent des résultats indéniables. On essaye de le ralentir, de le retarder, de faire traîner les dossiers, de ne pas donner les autorisations à temps. C’est un des traits de la nature humaine et il faut faire avec.
Et vous avez su faire avec ?
— Évidemment. Ça a parfois fait perdre du temps, mais il faut passer par là. Ce qui est regrettable, c’est que cette manière de ralentir les choses peut parfois faire capoter de très beaux projets et aller contre les intérêts de la médecine et de ceux qui doivent en bénéficier en priorité : les malades. Et plus particulièrement les plus pauvres d’entre eux.
Un médecin européen m’a dit qu’actuellement le niveau de la médecine indienne est la meilleure au monde, devançant celle des États-Unis. Vous êtes d’accord avec cette affirmation ?
— L’Inde a deux choses en même temps : le meilleur et le pire du monde. Nous sommes un immense pays avec plusieurs États avec des niveaux différents de développement et n’avons pas une population homogène. Nous sommes composés de différentes nations et cultures, chacune ayant ses spécificités qu’il faut respecter et qui parfois agissent comme des freins. En Inde, si vous avez les moyens, vous pouvez vous offrir le meilleur du monde dans tous les domaines possibles et imaginables, même dans celui de la médecine de pointe ou d’avant-garde, mais si vous n’avez pas les moyens… Et j’insiste sur le fait que nous sommes un immense pays et que le développement ne va pas toujours à la même vitesse dans tous les coins.
Que pensez-vous du niveau de la médecine pratiquée à Maurice ?
— Maurice est une île où l’on pourrait, l’on devrait, régler rapidement les problèmes, au contraire de grands pays comme l’Inde, dont nous venons parler des difficultés. Quand je suis venu ici, les malades n’avaient pas les moyens financiers d’aller se faire opérer à l’étranger, c’est pour cette raison que les opérations se sont déroulées plusieurs fois à Maurice tous les ans, chaque médecin amenant son équipe médicale pour les pratiquer. Par la suite, on a créé le Cardiac Centre, ce qui a beaucoup amélioré la situation à Maurice.
Vous êtes quasiment un Américain. Que pensez-vous de la situation médicale dans ce pays ?
— Je pensais que vous alliez me poser une question politique et je n’allais pas vous répondre parce que je ne m’occupe pas de politique, mais de médecine. Je suis pratiquement Américain, dans la mesure où une grande partie de ma famille vit et travaille là-bas, et que j’y vais souvent. La médecine américaine est d’un très bon niveau, mais elle est, comme c‘est le cas ailleurs dans le monde, très chère, ce qui la met au-dessus de la portée de beaucoup, pour ne pas dire de la majorité des Américains. Par ailleurs, l’industrie pharmaceutique, qui vise d’abord et avant tout le profit, vend ses produits qui ne sont pas abordables, ce qui participe à l’état de mauvaise santé des Américains, mais aussi du reste du monde.
Est-il possible de penser qu’un jour on parviendra à faire baiser les coûts des soins et des médicaments pour les rendre accessibles au plus grand nombre ?
— J’ai une idée pour le faire : se concentrer plus sur la médecine préventive. En dépensant quelques centaines de roupies sur la médecine préventive, on peut économiser des milliers de roupies sur les consultations, tests et médicaments pour des maladies à soigner. La taille de Maurice et sa population en font un laboratoire idéal pour la médecine préventive.
Avez-vous, du point de vue médical, confiance dans l’avenir de l’humanité ?
— Je suis persuadé que le monde peut faire beaucoup mieux qu’il ne le fait actuellement pour améliorer la qualité et le niveau de vie de ses habitants. On dépense des millions de dollars en fabriquant des armes qui vont servir à tuer des êtres humains et quelques dizaines de dollars seulement pour fabriquer des médicaments pour les soigner. Je ne voudrais citer aucun cas particulier, mais il suffit actuellement d’allumer la télévision ou de lire les journaux pour constater l’existence de ce que je viens d’avancer à travers le monde aujourd’hui. J’insiste sur la nécessité de la médecine préventive. Il faut habituer le Mauricien à s’occuper lui-même de sa santé au lieu de le faire faire par un médecin. Il peut effectuer lui-même certains tests, certains exercices, certains régimes qui lui apprendront à bien contrôler son corps et, par conséquent, à mieux se soigner préventivement. Une maladie est, en général un petit problème qu’on ou oublié de soigner en se disant qu’il allait partir de lui-même et qui va se développer si on ne s’en occupe pas, si on ne le soigne pas. Je pense qu’il faut que la médecine préventive devienne un national concern à Maurice, qu’il fasse partie de l’éducation donnée aux enfants, de l’information partagée avec la population. Je suis persuadé que si une politique cohérente de médecine préventive est dégagée et mise en application avec le soutien de ses habitants, Maurice peut devenir le pays un pays avant-gardiste au niveau de la santé publique.
La dernière question de cette interview est personnelle. Vous avez 88 ans et vous continuez à opérer, à consulter, à donner des cours, des conférences, à écrire dans les magazines scientifiques. Ou trouvez-vous le temps et l’énergie pour le faire ?
— Il faut savoir utiliser le temps properly, à bon escient. Il faut savoir s’entourer de bonnes équipes. Si on fait ce qu’on aime et qu’on le fait bien en faisant attention que l’on se repose quand il le faut et autant qu’il le faut, il n’y a aucune raison de se sentir fatigué, ou de manquer d’énergie. Même si, comme moi, on a un grand âge.