18 mars 2020. Le jour où tout a changé. Pendant des semaines, Maurice avait regardé le virus se propager ailleurs — en Chine, en Italie, en Iran, en France. L’angoisse grandissait, mais elle restait abstraite, lointaine. Des mesures avaient été prises en prévention : restrictions sur les vols, fermeture des frontières aux voyageurs venant de zones à risque, renforcement du dépistage aux points d’entrée. L’île semblait encore préservée, comme protégée par sa géographie insulaire.
Mais le soir du 18 mars, ce fragile sentiment de sécurité vole en éclats. Trois premiers cas de Covid-19 sont détectés sur le territoire national. Le Premier ministre, Pravind Jugnauth, le visage grave et inquiet, prend la parole en urgence. Les mots pesés. Trois hommes mauriciens — deux jeunes marins de retour de croisière et un homme de 59 ans rentré du Royaume-Uni le matin même — ont été testés positifs. Le choc est immense. Le virus n’est plus un spectre venu d’ailleurs. Il est là, chez nous. Dans nos hôpitaux, nos foyers. La sidération se mêle à la peur.
Le 19 mars, tout s’accélère. Le gouvernement ferme immédiatement les frontières à tout passager étranger ou résident. C’est un acte fort : pour la première fois depuis l’indépendance, l’île se coupe entièrement du monde. Plus aucun avion ne pourra atterrir après 10h. Les derniers vols, jusqu’au 22 mars, ne seront que des vols de rapatriement. Les écoles ferment dans la foulée, les universités suspendent les cours. Le pays entre dans un état d’urgence sanitaire inédit.
Mais le virus avance plus vite. Le 19 mars au soir, quatre nouveaux cas sont détectés. Tous liés à l’homme de 59 ans revenu d’Angleterre. La circulation locale du virus est confirmée. Le gouvernement décrète alors un confinement total, effectif dès le vendredi 20 mars à 6h du matin. Le mot d’ordre est simple, brutal : restez chez vous.
Le 20 mars, l’île Maurice s’arrête. Les rues se vident. Les écoles, les bureaux, les restaurants, les temples, les mosquées, les églises, les tribunaux, tout ferme. Les seuls lieux encore actifs sont les hôpitaux, les pharmacies, les supermarchés, les banques, quelques stations-service. Le silence règne. Un silence oppressant, presque surnaturel, qui envahit les villes, les villages, les zones industrielles.
Derrière les murs des maisons, c’est la réorganisation du quotidien. Les parents jonglent entre télétravail et garde d’enfants. Les élèves sont confinés sans véritable cadre pédagogique. Les enseignants improvisent, les écoles privées s’organisent tant bien que mal. La télévision nationale diffuse des programmes éducatifs. Le système D devient la norme. Tout le monde s’adapte, souvent avec des moyens limités. Et surtout, tout le monde a peur.
La peur monte encore d’un cran le 21 mars, avec la nouvelle glaçante du premier décès lié au Covid-19. Un Mauricien de 52 ans, habitant Roches-Brunes, succombe à l’hôpital de Candos. Il était revenu de Belgique un mois plus tôt, et son état s’était dégradé quelques jours avant sa mort. Les résultats de son test ne sont arrivés que post-mortem. Ce décès, survenu à peine 24 heures après la détection des premiers cas, bouleverse l’opinion. Ce n’est plus seulement un virus : c’est un deuil national, une onde de choc.
La peur prend des allures concrètes. Les supermarchés sont pris d’assaut. Le week-end du 21- 22 mars, des centaines de Mauriciens, paniqués à l’idée de manquer, se ruent pour acheter du riz, du lait, du savon. Les autorités, inquiètes face à ces attroupements, décident de fermer tous les commerces alimentaires à partir du 24 mars. Cette mesure radicale — la fermeture totale des supermarchés, boulangeries et boutiques d’alimentation — est une première mondiale. Pendant près de dix jours, aucun point de vente n’est ouvert. Les familles doivent se débrouiller avec ce qu’elles ont en stock. Ceux qui avaient fait des réserves respirent. Ceux qui avaient attendu ou qui n’avaient pas les moyens sont dans l’angoisse.
La solidarité devient vitale. Des voisins partagent leurs provisions. Des jeunes livrent des médicaments aux personnes âgées. Des ONG improvisent des distributions de colis alimentaires. Des groupes Facebook s’organisent pour aider les plus vulnérables. L’État met en place un système de Work Access Permit pour les travailleurs des services essentiels. Les policiers contrôlent les rues, les checkpoints se multiplient. Le sentiment d’être « en guerre » s’installe.
Pendant ce temps, le nombre de cas continue d’augmenter. Le 26 mars, le porte-parole Zouberr Joomaye annonce en milieu de journée 48 cas. Mais le soir, c’est la stupeur : le Premier ministre prend la parole à la télévision pour annoncer 88 cas confirmés. Une envolée soudaine. L’angoisse grandit dans les foyers. Chaque soir, les Mauriciens attendent le point presse comme on attend les bulletins météo en pleine tempête. La confiance dans les autorités est mise à l’épreuve, mais la majorité de la population joue le jeu du confinement. Il en va de la vie de tous.
Le couvre-feu sanitaire est prolongé jusqu’au 15 avril et se poursuivra encore jusqu’au 1er juin. La réouverture des supermarchés est annoncée pour le 2 avril, mais sous conditions strictes : port du masque obligatoire, jauge limitée, horaires restreints, entrée autorisée uniquement selon l’ordre alphabétique du nom de famille. A-G le lundi, H-O le mardi, P-Z le mercredi, et ainsi de suite. Ces files d’attente immobiles, disciplinées, espacées, deviennent une scène familière de cette époque. Le personnel des magasins porte des gants, des visières. Les paniers sont désinfectés à l’entrée. Le mot d’ordre est la discipline.
Le choc sanitaire devient rapidement un choc économique. Le gouvernement annonce la création d’un fonds de Rs 18 milliards, financé par l’État et la Banque de Maurice. Des plans de soutien sont mis en place pour les secteurs à l’arrêt : tourisme, hôtellerie, artisanat, PME. Un fonds de solidarité Covid-19 est également lancé, pour venir en aide aux plus pauvres. Des hôtels vides sont transformés en centres de quarantaine. Le pays réinvente ses infrastructures, ses priorités, son économie.
Dans les maisons, on tente de garder le moral. Les artistes locaux diffusent des chansons de confinement. Les enfants dessinent des arcs-en-ciel. On redécouvre les recettes oubliées, les jeux de société, les appels téléphoniques. Les réseaux sociaux se remplissent de messages d’encouragement, de vidéos humoristiques, de lives improvisés. Malgré tout, une forme de paix intérieure émerge. Chacun prend conscience de ce qui compte vraiment, même si le nombre de cas de Covidés croît et les mortalités s’additionnent…
L’ambiance reste tendue, mais aussi marquée par une étrange solidarité nationale. La peur, oui. Mais aussi l’unité. L’adaptation. La patience.
Cinq ans plus tard, nous nous souvenons de ce mois de mars 2020 comme d’un temps suspendu. Un moment de bascule où le monde entier, et Maurice avec lui, a tenu sa respiration. Ce confinement strict, parfois chaotique, souvent douloureux, aura révélé la vulnérabilité de notre société, mais aussi sa force. L’intelligence collective, l’endurance, et surtout l’humanité.