Le Dr Ibrahim Aladin a procédé, jeudi dernier au lancement de son dernier ouvrage Reconnecting and Engaging the Mauritian Diaspora. Nous en avons profité pour aller le questionner sur son parcours et ses observations sur certains sujets de l’actualité mauricienne.
Pourquoi avez-vous quitté Maurice pour l’Angleterre, en 1974, alors que vous n’aviez que 17 ans ?
— Nous étions une famille pauvre de Camp Fouquereaux et il n’y avait à l’époque aucun débouché pour un jeune comme moi avec un certificat de Senior. J’ai fait le tour du pays pour avoir un job, n’importe lequel, sans succès. Comme il n’y avait aucun avenir pour moi ici, je suis allé rejoindre mon frère qui était en Angleterre. J’ai été obligé d’apprendre à me débrouiller pour survivre et passer mon A’Level, pour avoir une admission dans une université, ce qui était mon rêve. J’ai travaillé comme balayeur dans un cinéma tout en poursuivant mes études, et avec l’aide d’un professeur, mon premier mentor, j’ai pris six mois pour obtenir mon A’Level et je suis entré à l’université d’East London. Et grâce au système anglais, j’ai obtenu une bourse complète de quatre ans. Durant mes études, j’ai rencontré Aisha Jeewah, une étudiante mauricienne qui allait devenir ma femme. J’avais un autre rêve : poursuivre mes études au prestigieux King’s College, et quand j’ai obtenu mon B.A, j’ai fait une application pour cette université. À ma grande surprise, plusieurs mois après, j’ai été invité à une interview en vue d’une admission et ai dû écrire trois essais, dont un sur la discrimination positive pour les immigrés, un sujet de brûlante actualité à l’époque dans les pays occidentaux et plus particulièrement en Grande-Bretagne. J’ai fait des recherches sur le sujet et j’ai écrit aussi en fonction de la réalité que je vivais en tant qu’immigré en Grande-Bretagne. Je crois que c’est cet essai qui m’a valu une admission au King’s College pour faire mon Post Graduate.
Et vous avez quitté ce qui semblait être le début d’une intéressante carrière en Grande-Bretagne pour aller émigrer au Canada. Pour quelle raison ?
— Pendant que je me préparais à entrer au King’s College, je suis tombé sur une brochure invitant les étudiants du Commonwealth à émigrer au Canada. Pour m’amuser, j’ai rempli des formulaires de demande d’admission pour trois universités canadiennes, et trois mois plus tard, j’ai reçu trois réponses positives ! J’ai écrit à l’université d’Alberta pour dire que j’étais intéressé par leurs cours, mais que je ne pouvais accepter la proposition à moins d’obtenir une bourse complète. J’ai eu une réponse positive et j’ai alors demandé à mon épouse de décider si nous allions rester en Grande-Bretagne ou émigrer au Canada. Elle m’a répondu « Let’s go ! » et c’est comme ça que nous avons émigré au Canada. J’ai fait mon Post Graduate à l’université d’Alberta, ai obtenu par la suite un poste de chercheur et j’ai commencé ma carrière académique professionnelle. Je suis ensuite allé faire mon doctorat en Australie, à Melbourne — avant de prendre de l’emploi au Canada et de travailler pendant un moment pour le gouvernement russe dans le cadre d’un projet. Par la suite, j’ai commencé à écrire sur le racisme, les politiques d’éducation, d’intégration, d’immigration, d’exclusion et sur le fait que, dans certains pays, les émigrants sont considérés comme des citoyens de seconde classe, ce qui cause en partie les problèmes que subissent certains pays aujourd’hui.
Et puis après une brillante carrière de quarante ans au Canada, vous décidez de revenir vivre une partie de l’année à Maurice…
— Je n’ai jamais coupé le contact et comme j’avais des parents âgés, dès que j’avais les moyens, je revenais les voir. Et en 1988-89, le Mauritius Institute of Education m’a invité en tant que visiting professor à participer à une conférence sur l’éducation. Lors de cette conférence, et en me basant sur mon expérience et mes recherches, j’ai déclaré qu’il fallait abolir le CPE, sinon le système allait exclure un fort pourcentage d’élèves, ceux qui ne peuvent pas suivre le programme. Je vous laisse imaginer les réactions négatives et la controverse !
Et puis vous vous êtes établi une réputation dans la rédaction de biographies de personnalités, en majeure partie mauriciennes…
— Effectivement, un peu plus tard dans ma carrière, et un peu par accident, je me suis intéressé à des individus, à leur pensée, leur vision pour écrire notre propre histoire et ceux qui en font partie. Parce qu’à Maurice, nous n’avons pas de livres sur notre histoire et ses personnages, alors que nous avons étudié celle de l’Angleterre et d’autres pays étrangers. Notre système d’éducation ne nous apprend pas notre histoire, tout comme il ne nous apprend pas à bien maîtriser les langues que nous étudions. En moyenne, le Mauricien parle au moins trois langues, mais les résultats des examens du secondaire en français et en anglais montrent qu’il ne les maîtrise pas bien. Pour la bonne et simple raison que, comme le disent toutes les recherches sur l’éducation, l’enfant apprend mieux s’il est enseigné dans sa langue maternelle. C’est une des raisons qui explique le pourcentage élevé de ceux qui ne passent les examens au primaire. Pour réussir la construction de notre pays, pour bâtir notre nation, il faut penser, vivre et se comporter comme des Mauriciens. Il faut vivre et évoluer dans un contexte d’égalité, si ce n’est pas le cas, toutes les autres valeurs/qualités comme la compétence, la méritocratie, l’équité, entre autres, sont affectées.
Vous avez utilisé vos connaissances et expériences acquises ailleurs pour étudier Maurice ses forces et se contradictions…
— Mon expérience et mes connaissances m’ont donné une base, une perspective pour dire, quand on parle, par exemple, de discrimination ou d’inclusion, quelles sont les méthodes et expériences qui ont été tentées ailleurs, celles qui ont réussi, celles qui ont échoué.
Avec ce parcours professionnel qui vous a conduit de la Grande-Bretagne au Canada, en passant par l’Australie et la Russie, entre autres pays, comment avez-vous fait pour continuer à vous considérer comme étant toujours Mauricien ?
— At the end of the day, whoever you are, we go back to our roots. Il existe, profondément enfoui en nous, un sens d’appartenance à l’île ou au pays natal. En général, les émigrants ont en eux ce besoin de revenir, de partager leurs connaissances pour faire partie du pays où ils sont nés. Surtout ceux qui ont les moyens d’aider, de partager. Je l’ai fait en créant une fondation qui vient en aide dans différents domaines à des groupes ou des individus.
Revenons aux biographies. Est-ce que c’est le personnage qui va être le sujet du livre qui choisit le biographe ou c’est l’auteur qui choisit le sujet ?
— Je choisis le sujet, si c’était le contraire, j’écrirais plusieurs biographies par an. Je choisis un personnage, sans porter de jugement sur ce qu’il a pu faire ou dire, parce que je pense avoir des choses à dire sur lui. Je ne connaissais pas Cassam Uteem, mon premier sujet de biographie, que j’ai rencontré pour la première fois en 1996, je crois. Mais je comprenais son langage d’ancien militant puisque moi-même j’avais été militant dans mon adolescence.
Ah Bon ?! Racontez-nous votre passé de militant…
— Dans les années 1970, quand il y avait les grèves et la répression, les jeunes de Camp Fouquereaux aidaient les militants qui se cachaient de la police secrète dans les champs de cannes, près de la rivière. Nous leur apportions des pains avec sardines et des cigarettes. Je n’étais pas un militant du MMM, mais avec beaucoup de jeunes, je militais pour plus de justice sociale, plus d’égalité pour toutes ces causes que le MMM défendait. J’ai proposé à Cassam Uteem d’écrire sa biographie, et au départ il m’a dit qu’il n’y avait rien à écrire sur lui, puis il a fini par accepter. J’ai intitulé le livre President of the people parce qu’il est connecté au peuple, partage ses préoccupations et parle son langage. Pour revenir à la question, c’est moi qui choisis les personnages parce que je pense qu’ils ont leur place dans l’histoire du pays.
Est-ce que qu’il n’y a pas, dans le choix d’écrire sur des personnalités mauriciennes, aussi une démarche marketing dans la mesure où il est plus facile de vendre des livres sur des personnalités mauriciennes à Maurice ?
— Vous savez aussi bien que moi qu’on lit de moins en moins à Maurice, que la culture de la lecture qu’avaient nos parents est en train de disparaître…
… d’autant que le système d’éducation encourage à lire seulement ce qui peut être utile pour passer les examens !
— Les biographies que j’ai écrites ont été tirées à quelques centaines d’exemplaires et beaucoup prennent la poussière dans les stores des librairies. Mais je crois que le fait qu’elles existent, comme d’autres, sera utilisé comme référence dans le futur quand au programme des sciences sociales, par exemple, on commencera à étudier l’histoire de Maurice et de ceux qui y ont contribué.
Vous avez donné comme titre à la biographie d’Anerood Jugnauth L’architecte de la République et pas Le père du miracle mauricien…
— Vers la fin des années 1990, lors d’un déplacement en avion, j’ai découvert un article de journal décrivant Maurice comme le miracle économique de l’océan Indien. Ce titre m’a fait réfléchir et écrire un livre expliquant qu’une série de circonstances, de choix stratégiques imaginés par des économistes visionnaires et mis en pratique par les autorités, avaient permis à Maurice de décoller économiquement en créant la zone franche et en développant le tourisme. Un miracle, c’est quelque chose d’inattendu, d’imprévisible, qui se produit alors que l’essor économique de Maurice du milieu des années 1980 était le résultat de réflexion, de choix et de décisions politiques prises dans un contexte géopolitique défini. J’ai choisi le titre d’Architect of the Republic pour la biographie de SAJ parce qu’il a réalisé un rêve des militants du MMM dont il a été le leader et le président. Il a également fait d’autres choses durant ses 13 années comme Premier ministre et deux mandats comme président, mais j’ai choisi de mettre l’accent sur l’accession de Maurice au statut de République.
Il y a aussi dans l’histoire de Maurice d’autres personnalités politiques qui ont été par exemple Premiers ministres. Vous n’avez pas été intéressé à écrire leur biographie ?
— Je vais sans aucun doute vous surprendre en disant que j’ai déjà écrit une biographie de Paul Bérenger il y a dix ans, mais je ne l’ai pas publiée.
Pour quelle raison ? Ce n’était pas une biographie autorisée ?
— Pas du tout. Laissez-moi vous expliquer le contexte de cette biographie. Il y a dix ans, on annonce que Paul Bérenger souffre d’un cancer et doit se faire soigner à l’étranger, ce qui provoque une immense et intense émotion dans le pays. Je me suis dit que cet homme avait joué un rôle extraordinaire dans la transformation du pays et qu’il était temps d’écrire sa biographie. J’étais en vacances à Maurice, je suis allé le voir et lui ai expliqué mon projet et je lui ai dit que le titre serait The savior of democracy. Nous avons discuté et il m’a donné l’autorisation que je demandais. Je me suis mis au travail et j’ai écrit la biographie que je n’ai pas publiée pour deux raisons principales. Ce qui aurait été bon il y a dix ans ne l’était plus après. À son retour au pays après son traitement médical, il y a eu des cassures au sein du MMM et les choses ont évolué, changé. Bérenger lui-même a changé, a commencé à faire des choses, à prendre des décisions qu’il n’aurait pas prises avant.
Une biographie de Navin Ramgoolam ne vous intéresse pas ?
— Pas pour le moment, parce que j’ai pas mal de projets en cours, dont je ne souhaite pas en parler maintenant.
En général, vous écrivez sur un personnage, une personnalité mauricienne. Mais pour votre dernier livre Reconnecting and Engaging the Mauritian Diaspora, vous avez choisi de donner la parole à des personnes vivant en dehors de Maurice. Pourquoi ?
— Parce que, tout d’abord, je fais partie de la diaspora, puisque j’ai vécu en dehors de Maurice pendant plus de quarante ans. Il y a officiellement plus de 183 000 de Mauriciens qui résident en dehors du pays, ce qui équivaut à 14% de la population mauricienne. Au départ, je voulais écrire un livre avec les témoignages de Mauriciens vivant en Angleterre, en France, en Australie et au Canada. Puis les choses ont changé et j’ai élargi le nombre de participants qui racontent leurs parcours et qui se disent prêts à venir aider le pays. Nous sommes partis de pays pour nous arrêter à quatre continents, à des personnes d’âge, de sexe, de milieux et de professions différentes pour créer une balance représentative de la diaspora
Certains Mauriciens d’ici accueillent avec un peu de réticence, pour ne pas dire autre chose, cette proposition. Ils disent voilà des gens qui ont préféré quitter le pays pour aller faire leur vie ailleurs, qui nous ont laissé nous débrouiller et maintenant qu’ils ont réussi et que le pays va mieux, ils reviennent nous dire ce que nous devons faire…
— Je suis conscient que ce sentiment peut exister chez certains. Mais la proposition est la suivante : je veux venir aider si on pense que ma contribution peut servir et si elle est acceptée. Il ne faut pas oublier le rôle que jouent les diasporas dans l’économie des pays d’origine. Par exemple en Inde, la diaspora est un des piliers de l’économie du pays dans plusieurs autres domaines ou secteurs. C’est ce que nous voulons dire à travers le livre : il y a des personnes de la diaspora qui sont disposées à mettre à contribution leurs expériences pour aider au développement du pays, c’est maintenant au pays et à ses habitants de décider si ces personnes sont les bienvenues, si les structures et les facilités nécessaires sont mises en place pour le « retour ». Je voudrais souligner une chose : les trente Mauriciens de la diaspora qui ont participé au livre sont venus à Maurice avec leurs propres moyens pour le lancement. Cela veut dire quelque chose de leur désir d’aider le pays où ils sont nés. Il faut partir de là, réfléchir, échanger, partager et se dire « what next ? » dans ce projet.
Changeons de sujet. Avec votre regard et votre expérience de Mauricien d’ailleurs, est-ce que vous pensez que le communalisme a régressé ou augmenté ?
— On peut dire, en se basant sur des statistiques, que Maurice a évolué positivement dans beaucoup de domaines depuis 1968, mais comment, avec quels outils scientifiques, mesurer le communalisme ? Je ne peux pas dire qu’il a augmenté, mais je peux dire qu’il existe et qu’il y beaucoup de travail à faire dans ce « domaine » parce que nous sommes une société fragile et qu’en l’absence d’outils pour l’affaiblir, le communalisme va se fortifier et risque d’affecter la stabilité de la société. Si rien n’est fait pour la prévenir, une explosion sociale peut survenir comme cela est arrivé ailleurs. Il faut garder à l’esprit que nous sommes une société fragile et faire attention à ceux qui voudraient jouer sur cette fragilité pour provoquer des explosions. Il faut utiliser l’éducation pour combattre ces menaces.
Il y à trente ans, vous aviez préconisé l’abolition du CPE et provoqué des controverses. Quel est le regard que vous jetez aujourd’hui sur le système d’éducation mauricien ?
— Je suis heureux que le CPE ait été remplacé par le 9-Year Schooling et je peux en parler parce que j’ai travaillé sur le système mis en place au Canada, qui lui ressemble un peu. En lui-même, le 9-Year Schooling est une bonne méthode. Mais sa réussite dépend d’une bonne mise en application, avec les enseignants formés, les outils pédagogiques appropriés et avec la mise en place d’un système d’évaluation permanente pour prendre les mesures correctives qui pourraient s’imposer. En parallèle, il faut une formation adaptée pour les enseignants qui dure quatre ans. Quand nous avons fait la réforme de l’éducation dans la province d’Alberta au Canada, la formation des enseignants avait commencé quatre ans auparavant pour qu’ils soient prêts à temps. Je ne crois pas que cela ait été fait à Maurice.
Mais le fait brutal est que 30% des élèves n’arrivent pas à passer les examens de fin du primaire. C’est à peu près le même taux que les échecs au défunt CPE !
— C’est ça le problème ! What do we do with the drop out ? Ceux qui échouent aux examens n’entrent pas dans le système et cela peut déboucher sur un problème majeur. La principale richesse de Maurice ce sont ses ressources humaines formées dont le pays a besoin pour maintenir et accélérer son rythme de développement. Quel pays peut se permettre de perdre tous les ans 30% de ses ressources naturelles ? C’est un des points faibles de notre système et il faut absolument lui trouver des solutions à court terme.
Depuis 56 ans, nous répétons dans les discours officiels que nous sommes en train de construire la nation mauricienne et le mauricianisme. Est-ce que vous avez le sentiment que nous avons progressé dans ce domaine ?
— First of all, the nation building is a slow and a long-term process. Cinquante ans, c’est très peu dans l’histoire d’un pays, et les pays comme la France, la Grande-Bretagne ont subi, au cours des siècles, toutes sortes de conflits et d’affrontements — parfois des guerres civiles — pour se construire. Je dirai que nous devons être patients, que nous avons encore énormément de travail à faire à tous les niveaux pour cela. Il faut du temps pour construire la nation mauricienne. Prenons l’exemple du kreol qui est passé du stade de langue méprisée et rejetée à celui de langue enseignée aujourd’hui au niveau secondaire et supérieur. Qui l’aurait dit il y a quarante ans ?
Dernière question, plus politique. Pendant le Covid vous avez publié dans la presse locale un article qui s’intitulait : Is Pravind Jugnauth up to the task ? Quelle est votre réponse à cette même question aujourd’hui ?
— Je crois qu’il l’est. Il n’y a qu’à voir l’état du pays et ses perspectives d’avenir. Je ne dis pas que tout est parfait, nous avons encore beaucoup de choses à faire et nous venons d’en évoquer quelques-unes. Je pense qu’en termes de progression et d’objectifs à atteindre, il a un plan, une vision pour le pays qu’il devrait pouvoir réaliser, s’il a le support nécessaire. Pour répondre directement à la question posée : Yes, Pravind Jugnauth is up to it.