C’est dans une maison abandonnée, sans toit, extrêmement insalubre, mais qui semble avoir été autrefois une belle demeure face à la mer, qu’un couple a installé une tente pour y vivre avec un enfant scolarisé. Entre insalubrité, absence de sanitaires, d’eau courante et d’électricité, cette précarité interpelle. Cela fait un an que cette famille vit dans une situation inhumaine. Les deux adultes, trentenaires, travaillent occasionnellement et affirment pouvoir payer un loyer modeste, mais disent ne pas trouver de maison. Au-delà des causes qui les ont conduites à être sans-abri, il y a aussi ces fractures survenues dans l’enfance et qui alimentent le cycle de la précarité.
“Vous verrez, le coin où j’habite est paradisiaque”, nous dit David, 38 ans, en nous guidant sur un sentier sinueux. D’un côté, des habitats en tôle construits sur des terres de l’État ; de l’autre, un marécage asséché où la mangrove s’accroche à un sol craquelé. Ce chemin étroit et rocailleux ne semble, pourtant, pas tenir la promesse d’un coin paradisiaque… Après quelques mètres seulement, le changement de décor donne raison à David. Une végétation tropicale luxuriante s’ouvre sur une mer au camaïeu de bleu, où se dresse un îlot pittoresque. Ce décor, encadré par les arbres et autres plantes, offre un spectacle enchanteur. “C’est un petit paradis, mais ma vie est loin d’être idyllique”, confie David.
C’est dans cet écrin isolé qu’une ancienne bâtisse en béton, abandonnée depuis des décennies, sans toit et aux ouvertures béantes dépourvues de portes et de fenêtres, est devenue leur refuge. David, sa compagne Anna, 38 ans, et le fils de David, âgé de 6 ans, y ont élu domicile. À la merci des intempéries et d’autres aléas du temps, cette ruine a également servi d’espace artistique à des enfants qui ont laissé des peintures colorées sur les murs. Dans ce qui devait être autrefois la pièce principale de cette demeure, David et sa compagne ont installé une tente sur deux matelas, transformant cet abri de fortune en un lieu de vie. “J’ai dû mettre de la paille sur le sol avant de poser les matelas. En surélevant la tente, je m’assure que nous ne soyons pas exposés à l’humidité”, explique David. C’est sous cette tente que le couple et leur enfant dorment chaque nuit. Ils y conservent également un sac contenant des produits alimentaires, leurs seuls biens, avec quelques vêtements.
“Un officier de la NEF qui nous a rendu visite nous a dit que nous ne sommes pas les seuls à vivre dans ces conditions”, avance David. Ces “conditions”, comme il les appelle, ne sont rien d’autre qu’une situation d’extrême précarité. Il nous conseille de ne pas visiter les autres pièces, à ciel ouvert. “Ena dimounn kan zot vinn par-la pou piknike, zot servi sa bann lasam-la kouma twalet”, nous dit-il. Nous ne suivons pas les conseils de David et décidons de constater par nous-mêmes une facette des “conditions” de vie de sa famille. Chaque pièce de la maison est insalubre, si bien qu’il est presque impossible d’y mettre les pieds. Comment ce couple a-t-il un jour décidé de poser sa tente dans une telle maison ?
À cette question, David et Anna répondent en racontant leurs parcours respectifs, marqués par des épreuves et des déboires.
Ils évoquent leur quête incessante d’une stabilité, notamment à travers un logement décent, et la difficulté de trouver une maison. Mais au-delà des obstacles qu’ils disent avoir affrontés, leur histoire révèle aussi ces facteurs intrinsèques à la précarité dans laquelle ils ont grandi. Ils ont connu des fractures familiales qu’ils subissent encore, malgré eux, encaissant les conséquences des actes d’autrui, y compris de leurs propres parents. David a été abandonné par sa mère et élevé par des familles d’accueil dans le cadre d’un programme de réinsertion géré par une organisation non gouvernementale (ONG). Anna, quant à elle, a grandi dans une pièce en tôle construite illégalement sur des terres de l’État – non loin de la maison abandonnée – et dans laquelle chaque membre de sa famille devait trouver sa place. Elle était à peine sortie de l’adolescence lorsqu’elle a eu sa première fille.
Plus tard, elle s’est mariée, a eu un deuxième enfant, puis s’est séparée de son mari pour retourner vivre dans cette même maison, partagée avec une dizaine d’adultes et d’enfants.
Peu scolarisés, David et Anna incarnent l’exemple même de ceux que le système éducatif a laissés pour compte. Anna, aujourd’hui grand-mère depuis trois ans, raconte que sa fille était mineure te déscolarisée depuis longtemps lorsqu’elle est tombée enceinte. Comme dans d’autres cas similaires, “pour éviter des problèmes avec la Child Development Unit, elle s’est mariée à 16 ans (ndlr : la loi n’avait pas encore été amendée )”, confie Anna. À 19 ans seulement, sa fille est déjà mère de deux enfants. Anna reconnait que celle-ci perpétue malheureusement un cycle de précarité qu’elle n’a pas su lui éviter .
Lors des jours de fortes averses – et il y en a eu depuis que cette famille s’est installée dans cette maison –, David et les siens se blottissent sous leur tente, fermée. Pas question insiste-t-il de trouver refuge ailleurs. Sans eau courante, sans électricité et sans sanitaires, leur vie est un exercice constant d’équilibre. Tous les matins, à 6 heures, Anna se rend chez sa mère avec le fils de David. Pendant qu’elle prépare le thé qu’elle ramènera dans sa maison abandonnée, le petit fait sa toilette et prend un bain, enfile son uniforme. De retour auprès de David, c’est ensemble qu’ils prennent leur petit déjeuner avant qu’Anna conduise l’enfant à l’arrêt d’autobus pour qu’il se rende à l’école du village. Pour se laver, David va récupérer de l’eau potable à un robinet non loin de leur camp. Pour leurs besoins, la nature environnante est, la plupart du temps, leur seul recours.
C’est chez sa mère qu’Anna prépare les repas de sa famille. “J’y vais tous les jours à 13 heures”, dit-elle. Son compagnon ajoute : “La ousi pa tigit koze li gagne.” Anna sourit, comme pour acquiescer. Partager une cuisine qui n’est pas la sienne, utiliser l’électricité pour recharger les portables ou l’eau pour laver n’est pas sans créer des tensions. À la tombée de la nuit, ce sont les torches qui éclairent la pièce et la tente. “Il y a aussi la lumière de la lune et les phares des voitures, même au loin arrivent à nous éclairer” murmure Anna. Dans ces conditions, le petit garçon, actuellement en Grade 2, connaît déjà des difficultés scolaires. Pour l’instant, l’école est le seul cadre stable et structurant qu’il connaisse, offrant quelques instants d’échappatoire à sa réalité quotidienne.
Anna et David travaillent. Elle fait du ménage à domicile lorsqu’elle a des offres. Lui, se présente comme un musicien -qui a récemment perdu son emploi- reconverti en maçon. “Par obligation”, dit-il. “Touletan mo trase. Kan mo pa gagn travay mason, mo tras enn zwe par la. Oubien ena kamarad korl mwa pou mo al zwenn tel baz”, assure-t-il. Quand il lui arrive de travailler, le couple n’est jamais absent de leur refuge en même temps. David explique : “Bizin ena enn ant nou de isi, parski mem si nou pena nanie, ena dimounn ki rantre ek pran nou bann manze.”
Quand Anna se retrouve seule dans ces lieux, David avoue qu’il n’a pas l’esprit tranquille. Bénéficiaire du registre social de Maurice, il perçoit une allocation de Rs 2 500 pour son fils scolarisé. Anna en bénéficie également, car son fils de 12 ans, qui vit chez sa mère, est aussi scolarisé. “Nous sommes en mesure de payer un loyer. Nous avons cherché une maison dans la région, mais nous n’en trouvons pas. Nous avons demandé à la NEF (ndlr : National Empowerment Foundation) de nous aider, mais nous avons l’impression de ne pas être entendus”, souligne David.
Il raconte également qu’il reçoit souvent de l’aide alimentaire et qu’on lui propose parfois du mobilier. Il a même reçu une télévision en cadeau. “Mais nous n’avons pas besoin de tout cela sous une tente, sans électricité. Nous n’avons rien pour stocker les aliments. Quand on nous en donne, cela devient une source de problème : on nous les vole aussi. Ce dont nous avons besoin, c’est un toit, aussi petit soit-il”, précise-t-il. Une maison non seulement pour abrîter sa famille mais aussi pour éviter que les autorités de l’enfance ne lui enlèvent son fils. “Je me suis battu en Cour pour obtenir sa garde exclusive”, dit-il.
Avant de s’installer dans cette maison, le couple avait élu domicile dans les mêmes conditions dans une autre bâtisse sur le même terrain. Mais le toit était en mauvais état et avait cédé. Auparavant, il avait vécu dans la rue avec le petit, pendant un an. David et Anna racontent qu’ils étaient locataires mais un différend avec le propriétaire au sujet du loyer aurait mal tourné.N’ayant trouvé nulle part où aller, ils ont fini par vivre dans la rue. C’est sur un réseau social que David et Anna se sont connus il y a cinq ans. Pour échapper à l’exiguité de la pièce en tôle de sa mère, Anna est allée vivre avec l’homme dont elle est tombée amoureuse, en laissant son fils avec celle-ci.