Cassam Uteem : « Je dis à Navin Ramgoolam : soyez le Premier ministre de tous les Mauriciens »

Notre invité de ce dimanche est Cassam Uteem. Dans l’interview réalisée hier matin, l’ancien Président de la République partage son analyse des élections et de ses résultats, de la constitution du cabinet et de ce qu’il attend du nouveau gouvernement.

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l Il y a cinq ans, je vous avais interviewé pour faire un bilan de la situation au lendemain des élections de 2019 remporté par le MSM. Je vous propose de refaire l’exercice au lendemain des 3ème 60-0. Les deux premiers étaient provoqués par un rejet du gouvernement et du système. Est-ce que le troisième procède de la même démarche ?

— C’était un vote de rejet du gouvernement sortant par les Mauriciens que le gouvernement actuel doit convertir en un vote d’adhésion. Ce résultat démontre que notre système politique et électoral demande à être revu le plus tôt possible. Aujourd’hui, les 28% de la population qui ont voté pour le gouvernement sortant ne sont représentés que par 2 best loosers, alors qu’il y a au moins 3 postes réservés à l’opposition parlementaire! Il faut réaliser qu’avec les 60-0, l’opposition se fera de l’intérieur du Parlement, avec un risque d’implosion ! Je ne joue pas au prophète de malheur, je fais seulement une mise en garde basée sur l’expérience de 1982 et de 1995. Je ne dis pas cela dans l’intérêt du nouveau gouvernement, mais dans celui du pays qui a fait son choix et envers qui le gouvernement a une grande responsabilité.
l Est-ce qu’en tant qu’observateur, vous vous attendiez à ce qu’il faut bien qualifier de raz-de-marée électoral ?

— Pendant les dernières semaines de la campagne, surtout après les vidéos de Missié Moustass, je m’attendais à une victoire de l’Alliance du Changement, mais pas à un 60-0. Je m’attendais à une majorité confortable, mais pas ce résultat qui était impensable parce que le gouvernement sortant avait quand même un bilan sur le plan des infrastructures, des projets réalisés, avec les augmentations des pensions et autres allocations ciblées. Je ne m’attendais pas à ce que le Premier ministre sortant soit battu dans sa circonscription, après tout ce qu’il y avait investi – avec l’argent du gouvernement.
l Est-ce que le 3ème 60-0 n’a pas démontré que finalement, l’électeur mauricien, que l’on dit suivre l’exemple du politicien à la recherche de son boutt, ses intérêts et ses avantages, est un citoyen qui réfléchit, pèse le pour et le contre, avant de voter ?

— Absolument ! Comme disait l’autre, le Mauricien est un peuple admirable et intelligent qui a voté avec son esprit, et pas uniquement avec son cœur. Son vote a démontré qu’on peut lui promettre monts et merveilles, lui donner de l’argent, lui faire des promesses, mais qu’il a besoin de démocratie, de justice, de la bonne gouvernance, du respect de sa dignité, de son appartenance au pays où ses enfants peuvent se sentir à l’aise et construire leur avenir dans de bonnes conditions économiques.

l  En fin compte, les valeurs que l’on croyait disparues sont encore là !

— On l’a constaté. Le Mauricien est partisan de la démocratie, du respect de l’autre, n’aime pas les abus et ce que nous appelons « faire dominer ». Quand il a élu un gouvernement, il veut que ce soit ce gouvernement-là qui dirige, et non pas des éléments extérieurs qui n’ont aucune responsabilité dans l’administration, qui s’ingèrent dans les affaires internes du pays et le fonctionnement des institutions, décident des nominations, donnent des ordres à la police et rédigent l’ordre du jour du Conseil des ministres ! On parlait de la kwizinn
l …terme inventé par Joe Lejongard à l’époque où il avait quitté le MSM, avant d’y retourner, pour en devenir le président.

— On savait qu’il y avait un groupe de personnes proches du Premier ministre qui le conseillaient. Mais on ne savait que ce groupe s’était si développé qu’il avait fini par devenir celui qui prenait les décisions au nom du PM. La découverte de l’étendue du pouvoir de la kwizinn, de cette main-mise sur les institutions, a été une des raisons qui ont mené aux 60-0.

l  Est-ce que les Mauriciens ont voté POUR l’Alliance du Changement, ou CONTRE l’Alliance Lepep ?

— Ils ont surtout voté contre les abus, contre la corruption, contre tout ce qui s’est passé pendant le COVID 19, malgré les affirmations de l’ancien ministre de la Santé et les révélations de Missié Moustass. Il y a eu une partie de vote en faveur du changement, mais la majorité a voté CONTRE le régime sortant. Maintenant, et je le répète, il appartient au régime actuel de transformer ce vote en une adhésion de l’ensemble de la population pour son programme.

l Comment expliquez-vous le fait que l’Alliance du Changement, qui affirmait avoir le programme et l’équipe qu’il faut pour l’appliquer, a pris dix jours pour constituer le cabinet ministériel ?

— Plus le nombre de critères est important, plus le choix devient difficile. Si les critères étaient compétence, mérite et qualifications, cela ne poserait pas de grands problèmes dans la sélection des 24 ministres. Mais il y a d’autres considérations et critères à prendre en ligne de compte : circonscriptions urbaines et rurales, l’appartenance communale et groupes et sous-groupes ethniques. Le cabinet doit être un reflet du Parlement en termes de ces critères et du respect des partis composant l’alliance. Le choix n’était ni évident ni facile, ce qui a pris du temps et causé un sentiment d’impatience.

l Les électeurs ont été invités à voter pour le changement et la rupture avec le passé. Or, la composition du gouvernement, selon les critères dont vous venez de parler, montre qu’au lieu du changement promis, l’Alliance du Changement s’est contenté de faire comme avant, en respectant à la lettre ce que Pravind Jugnauth appelait les réalités électorales.
— Les deux alliances avaient présenté leurs candidats sur la base des réalités du système et les électeurs ont voté en tenant compte de ces critères. Le choix de l’électeur a été fait à partir des listes des alliances. On a le résultat que l’on sait, et il doit être respecté dans la composition du cabinet.

l Les jeunes électeurs ont voté massivement pour l’Alliance du Changement, mais quand on regarde le front bench du nouveau gouvernement, on est obligé de constater que ce sont les anciens qui dominent, et très largement !

— Disons la même chose autrement : que le nouveau gouvernement préfère l’expérience et la sagesse à la jeunesse et la fougue. Mais quand même, il y a un certain nombre de nouveaux venus, élus pour la première fois dans le cabinet…

l …disons les choses crûment : il y a plus de troisième âge que de zéness dans ce front bench, alors que la majorité de la population est composée de jeunes de moins de 40 ans !

— C’est le choix de l’électorat qui a placé à la tête du pays Navin Ramgoolam et Paul Bérenger, deux hommes d’âge mûr, qui ont de l’expérience, ayant été tous les deux Premiers ministres du pays. Ils auraient pu faire différemment en constituant le cabinet, mais c’est leur choix. On peut regretter que Joanna Bérenger et Fabrice David ne fassent pas partie du cabinet, tout comme Franco Quirin, dont la compétence en matière de politique sportive n’a pas besoin d’être démontrée. Enfin, espérons qu’avec la bouffée de jeunesse qu’apporte Résistans ek Alternativ à l’Alliance du Changement, il n’y aura pas trop de clash entre les partenaires.

l Ce qui me choque le plus dans les arrangements et respects des règles non écrites ayant mené au choix du cabinet est le fait que sur 24 ministres, il n’y ait que 2 femmes, alors que la population mauricienne est majoritairement féminine !

— C’est dramatique, inacceptable, et un grave recul en termes de parité démocratique ! L’Alliance du Changement a essayé de compenser cette faute grave en nommant plusieurs députées Junior Minister, mais ça ne passe pas : on ne peut pas insulter les femmes de ce pays en disant qu’elles ne peuvent qu’être des Juniors Ministers ! Et nous revenons, une fois encore, à l’indispensable réforme de notre système électoral qui doit être une des priorités du nouveau gouvernement. Il n’est possible qu’en 2024, les femmes ne soient mieux représentées au Parlement ! Il nous faut trouver un moyen pour régler ce problème en ayant recours, s’il le faut, à un système permettant à un nombre donné de femmes – ailleurs, on parle d’un tiers – de faire partie du Parlement. Savez-vous que dans ce domaine, nous sommes à la traîne de nombreux pays africains ? La reforme du système électoral doit être une priorité !

l Mais comment peut-on demander à une alliance – qui vient de remporter les élections, en utilisant ce système – de le réformer ?

— Il y a maintenant un nouvel élément dans l’équation avec la présence, même peu nombreuse, de Résistans ek Alternativ. Ils ont, comme le MMM des années ‘60, des convictions et disent qu’il y a des changements fondamentaux à apporter dans la Constitution et la loi électorale. D’autre part, le MMM a toujours préconisé un changement dans le système électoral. À un moment donné, Navin Ramgoolam avait laissé entendre qu’il était d’accord avec une révision. Allons espérer qu’ils se mettront tous d’accord pour faire les réformes nécessaires à cette loi qui date de 1967, pour que le Parlement reflète la composition et la voix du peuple.

l Question embarrassante. En ce qui concerne les nominations au cabinet ministériel, il semblerait que dans votre ancien parti, le MMM, c’est d’abord et avant tout la loyauté au leader qui a été le critère déterminant.

— Je ne suis pas embarrassé par votre question. Ceux qui, au MMM, ont été nommés au cabinet sont ceux qui ont été les plus proches du leader, c’est-à-dire ceux qui faisaient partie de l’exécutif. À ce sujet, on m’a dit qu’il y avait deux exécutifs au MMM, un élargi et un autre plus restreint…

l …êtes-vous en train de me dire que le MMM avait, lui aussi, sa kwizinn ?

— Je n’ai pas dit ça ! Je disais qu’il y avait un exécutif restreint, composé de membres de la direction du parti, et je constate que ceux qui en faisaient partie ont été nommés, à part Joyti Jeetun, qui est une nouvelle venue.

l J’ai été également choqué de découvrir que dans la hiérarchie du nouveau gouvernement, le ministère de l’Éducation ne figure qu’à la 20ème place sur la liste des 24 ministres. Est-ce que cela signifie que l’Éducation n’est pas une des priorités du pays !?

— Mais évidemment que l’Éducation est une des grandes priorités du pays ! Il y a dans la hiérarchie des ministres des choses qui me laissent perplexe, pour reprendre un terme souvent utilisé par le nouveau PM ! Cette hiérarchie ne reflète pas, à mon sens, l’importance des problèmes et des sujets auxquels doit s’attaquer en priorité le nouveau gouvernement. Je signale que dans la liste, le ministre de l’Éducation tertiaire est placé avec celui de l’Éducation ! Il faut revoir, très rapidement, cette liste les priorités du pays et ceux des ministères.

l Arrivons-en aux promesses électorales qui ont fait l’objet de surenchères des principales alliances pendant la campagne électorale. Est-ce que le pays a les moyens économiques de réaliser les promesses électorales de l’Agence du Changement ?

— Le PM a déclaré qu’il conservait le portefeuille des Finances parce que, selon ses informations, la situation est extrêmement grave et qu’il voulait la contrôler, prendre les mesures nécessaires pour redresser la barre. Mais les promesses faites pendant la campagne doivent être tenues. Il le faut pour redonner confiance et crédibilité dans la classe politique et réinstaurer un climat de confiance dans le pays. L’Alliance du Changement a promis le 14ème mois ; il faut que le gouvernement tienne cette promesse en ne le payant pas par petites tranches, un peu cette année et le reste après, comme certains l’ont suggéré ! Elle a promis de baisser la TVA sur des produits de première nécessité et de baisser le prix de l’essence ; le gouvernement doit tenir parole.

l Mais où est-ce que le nouveau gouvernement tirera l’argent pour réaliser les promesses électorales, dont le coût est estimé à des milliards de roupies ?
— On disait la même chose sous le précédent gouvernement, mais il a toujours trouvé les moyens de payer les augmentations promises. Il n’y a qu’à faire la même chose, car la réalisation de ces promesses sera une étape fondamentale de la confiance retrouvée des Mauriciens dans le gouvernement et les politiciens. Je sais que la situation est grave et qu’il faudra sûrement faire des sacrifices et se serrer la ceinture. Mais avant de le faire, il faut je crois réaliser les principales promesses électorales.

l Des voix s’élèvent pour réclamer vengeance et régler des comptes avec les membres du précédent gouvernement et ses chatwas, postés dans les corps para-étatiques.

— Il ne faut pas parler de vengeance, mais le peuple attend que des explications et des justifications soient données. Il a besoin de savoir comment Kistnen est mort ; comment pendant le Covid 19 des bijoutiers et des quincailllers ont décroché des contrats pour importer des médicaments et des équipements médicaux ; comment le prix des médicaments est passé, au cours de cette période, de Rs 10 à Rs 100. Il y a des comptes qui doivent être rendus quand il s’est agi de l’argent public. Les responsables doivent justifier les décisions qu’ils ont prises, pas devant un tribunal populaire, mais dans le cadre de commissions d’enquête en suivant la voie légale. J’ai entendu pendant la campagne électorale qu’on allait mettre the right persons at the right places. Il faut le faire dans les meilleurs délais pour que nos institutions puissent recommencer à fonctionner normalement, démocratiquement, et dans la transparence

.l Il ne s’agit pas de tir zot dimun pou mett nou bann dan zot plass !
— Exactement. Et on vient de commencer à le faire, avec la bonne manière, avec la nomination du gouverneur de la Banque de Maurice. Le choix est judicieux. Mais il y a beaucoup d’autres nominations à faire et c’est pour cette raison qu’il faut rapidement mettre un système en place qui fonctionne dans la transparence. C’est ce qu’on a promis aux Mauriciens, c’est ce qu’ils attendent.

l Vous avez parlé de l’obligation de se serrer la ceinture quand on aura compris la gravité de la situation économique. Est-ce que le Mauricien, habitué à recevoir des allocations, ne va pas se braquer quand on lui demandera de faire des économies, de réduire son train de vie ?

— Tout dépendra de la manière d’expliquer, de communiquer du gouvernement pour faire le Mauricien adhérer à ses propositions pour faire face à la situation économique. Je vous l’ai dit : les Mauriciens sont un peuple intelligent et admirable qui sait prendre sa part de responsabilité. Mais il n’acceptera pas que les choses continuent comme avant et qu’on lui demande de se serrer la ceinture ! Il faudra que le gouvernement vienne expliquer la situation économique et les mesures prises pour y remédier. Mais il ne suffira pas de dire « il faut faire ceci ou cela », mais donner l’exemple et faire autant de sacrifices que ceux qu’on demandera aux Mauriciens.

l Vous êtes en train de penser à une réduction volontaire du salaire des ministres ?

— Pourquoi pas ? En 1982, quand nous sommes entrés au gouvernement après les premiers 60-0, les ministres n’avaient pas de voiture de fonction et venaient travailler dans leur propre voiture. Ce qui a valu à certains de se faire arrêter par des policiers à l’Hôtel du gouvernement. Des policiers qui ne comprenaient pas qu’un ministre puisse conduire une catiak charkly !

l Est-ce que ce 3ème 60-0 pourrait se terminer comme les deux premiers, avec une implosion et une cassure, après seulement quelques mois de pouvoir ?

— Je ne le souhaite pas, je ne dis pas jamais 2 sans 3, mais tout est possible. Les 60-0 de 1982 ont duré 9 mois et ceux de 1995 un peu plus. En politique, le vide n’existe pas, et quand c’est le cas c’est de l’intérieur que l’opposition se formera, sans oublier celle de l’extérieur. Si, pour l’instant, les perdants sont en train de panser leurs blessures, cela ne veut pas dire qu’ils ne vont pas se réorganiser. En 1982, l’opposition était venue de l’intérieur avec le PSM, et cette fois-ci, il y a quatre partis dans l’Alliance. Les leaders devront faire très attention à la manière dont ils se comportent entre eux et ce qu’ils se disent car, très souvent, tout commence par un clash de personnalités, une parole ou un geste mal interprété…
l …comme le fait d’arracher le micro au Premier ministre, lors d’une conférence de presse…

(Éclat de rires) C’est un bon exemple ! Et cela détruit les relations de camaraderie, et installe la méfiance. Les leaders des partis doivent se respecter et ne pas prendre des décisions sans consultations et discussions avec les partenaires, même si cela relève des prérogatives du Premier ministre.

l Nous allons terminer en revenant à votre interview réalisée au lendemain des élections de 2019 qui avait vu la victoire du MSM. Dans cette interview, vous aviez dit : « Si tous les postes qui existent sont donnés aux proches du gouvernement et à leurs copains et copines, Pravind Jugnauth exclura du pays les plus de 52% de l’électorat qui n’a pas voté pour lui. S’il agit comme PM de tous les Mauriciens et donne la chance à tous sur leurs mérites, quels que soient leur appartenance communale, religieuse ou politique, en utilisant leurs compétences, Maurice pourra enfin décoller et devenir un grand pays. »

l On sait que Pravind Jugnauth s’est bien gardé de suivre votre conseil. Quel est celui que vous pourriez donner aujourd’hui à Navin Ramgoolam ?

— Ce que je disais en novembre 2019 est encore plus applicable aujourd’hui. Je dis à Navin Ramgoolam : soyez le Premier ministre de tous les Mauriciens. Vous avez été plébiscité et certains de vos élus ont fait des scores rarement atteints dans une élection. Vous avez obtenu les suffrages de 72% de l’électorat, mais vous êtes aussi le Premier ministre des 28% qui n’ont pas voté pour vous. Ne travaillez pas juste pour une clique, une coterie, un petit groupe et vos partisans, mais pour l’ensemble de la population. Si vous le faites, je suis sûr que si vous vous représentez en 2029, vous n’aurez pas grand-chose à faire pour vous faire réélire !

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