Cette semaine, Le-Mauricien a donné la parole à une militante de l’environnement, Carina Gounden, membre du collectif Aret Kokin Nu Laplaz. Ses propos reflètent les aspirations de la jeunesse mauricienne. Elle indique que les plages publiques accueillent certains des plus beaux moments en famille et méritent un plus grand respect. « Si l’éducation et la sensibilisation demeurent essentielles, il est également nécessaire d’appliquer des mesures strictes pour préserver ces espaces fragiles », pense-t-elle.
Elle considère aussi que le mauricianisme, « c’est d’abord cette envie de créer une société plus équitable, où chaque citoyen a une chance réelle de réussir, indépendamment de son origine ou de son statut social ». Lors des dernières élections, elle avoue avoir voté « parce que je trouve inacceptable qu’il faille encore décliner son appartenance ethnique pour avoir une chance de servir son pays ». Le manifeste de l’Alliance du Changement portait ainsi, selon elle, « un souffle d’espoir au moment où nous devions faire notre choix ».
Vous faites partie des jeunes engagés au sein de Aret Kokin Nu Laplaz (AKNL). Dans quelle circonstance vous êtes-vous jointe à ce collectif ? Est-ce en fonction des études que vous avez faites ou le résultat de votre conviction personnelle ?
Pour vous répondre, je dois d’abord repartir à la source. J’ai eu le privilège inouï de grandir à la pointe Sud de l’île, à Gris-Gris, lieu où la nature règne en maître. Notre enfance se passait dans les arbres, à parcourir les falaises, à guetter les baleines, ou à nous lever à l’aube pour vérifier si des tortues étaient venues pondre. Grandir au milieu d’une telle beauté éveille en nous un profond respect pour la nature. Cela nous pousse presque instinctivement à devenir ses gardiens.
En 2016, je rentre à Maurice pour effectuer mes études de terrain, dans le cadre de ma thèse en sociolinguistique à l’École des Hautes études en sciences sociales. Quelques jours après mon arrivée, je me retrouve sur la plage de Pomponette lors d’un piknik sitwayen. Il n’a pas été nécessaire de me convaincre par ce combat, je l’étais déjà. J’ai découvert tout un univers. Je me suis immergée dans les dossiers, découvrant des textes fondamentaux comme l’Environment Protection Act, la National Development Strategy, les Outline Planning Schemes ou encore la State Lands Act. C’est aussi à cette période que, avec d’autres membres du collectif, j’ai introduit ma première affaire en Cour pour contester la déproclamation de la plage publique de Pomponette.
Depuis ce jour, je n’ai jamais arrêté. Au fil du temps, nous sommes passés d’une approche de Firefighting à un véritable travail de plaidoyer pour initier des changements durables. C’est ainsi qu’à travers notre ONG, Mru2025, nous avons élargi notre vision et notre action pour défendre notre littoral et bâtir un avenir plus juste et résilient.
Vous êtes sur tous les fronts, notamment à l’occasion des manifestations à Pomponette contre la construction d’un établissement hôtelier. Parlez-nous de votre expérience au sein de l’organisation…
Ces combats sont longs et éprouvants, d’autant que nous nous retrouvons face à de très gros obstacles avec très peu de moyens. Jusqu’à très récemment, les Cours de justice, nos lois et les procédures légales ne tenaient pas compte des actions citoyennes comme les nôtres pour protéger l’environnement de notre pays. Les lois environnementales sont non seulement truffées de failles, mais elles sont en outre constamment détournées. Et j’ai constaté, atterrée, que dès que l’occasion se présentait, elles étaient diluées pour affaiblir nos actions.
En parallèle, j’ai découvert l’importance du plaidoyer de haut niveau : apprendre à solliciter des instances internationales, naviguer dans l’univers des conventions internationales, et m’enrichir grâce aux échanges avec des scientifiques, qu’ils soient locaux ou étrangers. En mars 2024, nous avons monté une délégation comprenant des représentants de ministères clés pour étudier le travail du Conservatoire du Littoral, à La-Réunion. Ce type d’expérience nous offre l’opportunité d’identifier les meilleures pratiques ailleurs et de réfléchir à des solutions adaptées à nos défis locaux.
Notre action se déploie à plusieurs niveaux. Parfois, il faut engager des procédures en justice. D’autres fois, il s’agit de sensibiliser la population, d’influencer les changements législatifs ou encore de favoriser le dialogue entre les différents acteurs. Beaucoup de problèmes pourraient être résolus si nous travaillions davantage en réseau et en synergie – pouvoirs publics, secteur privé, société civile, scientifiques –, au lieu d’opérer en silo, comme c’est malheureusement souvent le cas.
Lors de la rencontre organisée par ReA à Pomponette au début du mois, vous avez parlé d’un Manifeste pour le littoral mauricien. Pouvez-vous nous en parler ?
Le littoral est un bien commun, et il est essentiel d’apprendre à le partager, à en profiter de manière respectueuse et à le protéger contre les effets du changement climatique. Des exemples inspirants existent : en France, au Royaume-Uni, et même à La-Réunion, des projets de sentiers littoraux voient le jour sur des pans entiers de côte. Ces initiatives visent à rendre le bord de mer accessible tout en assurant sa préservation à travers une gestion durable et des solutions adaptées à la fragilité des espaces côtiers.
C’est dans cette optique que notre organisation a soumis à plusieurs membres du gouvernement un Manifeste pour le littoral mauricien. Ce document contient des propositions concrètes, dont la création d’un Sentier Littoral National autour de Maurice afin de réparer les discontinuités d’accès au littoral. Encourager une approche de retrait stratégique (Managed Retreat) pour restaurer les écosystèmes côtiers et renforcer la résilience face à l’érosion et à la montée des eaux. Mais aussi promouvoir un dialogue national autour des enjeux liés au littoral, dépassant les conflits d’accès pour mettre en avant l’intérêt collectif, protéger notre littoral.
Et le bilan de la situation des plages à Maurice ?
Déjà, sur un littoral de 322 kilomètres, les seuls espaces publics sont les 48 kilomètres qui sont classés comme plages publiques, soit moins de 15% de la totalité de notre littoral. Ces espaces, déjà limités, sont menacés par l’érosion côtière, qui progresse à un rythme inquiétant. Les changements climatiques et la montée du niveau de la mer aggravent cette érosion. L’évaluation de Climate and Ocean Risk Vulnerability Index (CORVI), réalisée par le Stimson Center, fait état que Maurice subit une élévation du niveau de la mer de 8 mm par an, ce qui a entraîné la perte d’environ 13 kilomètres de littoral entre 1967 et 2012, soit près de 17% de la côte totale. Cette érosion est d’autant plus accentuée par les constructions qui se multiplient le long du littoral. Les récifs coralliens, qui jouent un rôle essentiel dans la protection des côtes en amortissant l’impact des vagues et des tempêtes, sont également en déclin.
Il est aussi impératif de repenser notre rapport à ces espaces, en particulier les plages publiques. Ces lieux, qui accueillent certains de nos plus beaux moments en famille, méritent un plus grand respect. Il est urgent de changer les mentalités et de mener une campagne contre l’incivilité. Si l’éducation et la sensibilisation demeurent essentielles, il est également nécessaire d’appliquer des mesures strictes pour préserver ces espaces fragiles.
Parfois, une simple action peut faire une grande différence. Par exemple, laisser sa voiture plus loin au lieu de la garer directement sur la plage, éviter de piétiner certaines végétations comme la liane batatran ou le veloutier, qui jouent un rôle crucial dans la stabilisation des plages, sont des gestes citoyens simples mais importants.
Comment établir un équilibre entre ce que vous proposez et le développement économique ?
Il n’y a pas de développement possible sans la protection de l’environnement, car c’est lui qui nous protège. Il n’y a pas de choix à faire entre les deux; ils vont de pair. C’est là l’essence du développement durable. Aujourd’hui, continuer à bétonner le littoral va à l’encontre de l’intérêt national. Cela aggravera l’érosion et il faudra dépenser davantage pour protéger ces nouvelles constructions ainsi que les anciennes. Car nous construisons trop près de l’eau. Il faut au contraire reculer.
Les enjeux actuels, notamment les changements climatiques, l’érosion des côtes et la perte de biodiversité, exigent une approche nouvelle et courageuse. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de protéger ce qui existe, mais aussi de repenser notre manière de vivre et de produire pour garantir un avenir commun et équitable pour les générations futures. C’est dans cette optique que nous proposons des solutions, telles que le tourisme régénératif et le projet de Coastal Geopark (qui sont dans le Manifeste pour le Littoral Mauricien), des initiatives qui créent une synergie entre protection de l’environnement et développement économique local.
En valorisant ces aspects à travers un Coastal Geopark de Gris-Gris à la Cambuse par exemple, nous créons non seulement un site protégé, mais également un lieu d’éducation, de sensibilisation et de découverte pour les habitants et les visiteurs. Ce projet offre des perspectives économiques intéressantes pour la région en soutenant des activités touristiques responsables et régénératives, comme le tourisme communautaire, ou encore des projets liés à l’agriculture durable et à l’artisanat local.
Le ministre de l’Environnement a annoncé que AKNL fera désormais partie de la Beach Authority. Comment avez-vous accueilli cette annonce ?
Le ministre a évoqué l’intégration des acteurs de la société civile, et si nous sommes invités à y contribuer, nous le ferons bien entendu avec sérieux et engagement. Les plages publiques sont des espaces précieux où les Mauriciens comme les visiteurs se retrouvent. Il est également nécessaire de repenser ces espaces afin d’encourager de meilleurs comportements. La Beach Authority joue un rôle crucial dans la gestion de ces espaces fragilisés, et il me semble important de repenser son fonctionnement pour la rendre plus efficace face aux défis actuels. Cela nécessite une meilleure gestion, une communication renforcée, des plans de sensibilisation plus solides et une implication active des acteurs de la société civile qui, je peux vous assurer, sont prêts à apporter leur aide là où cela est nécessaire, et je ne parle pas uniquement en notre nom.
Au-delà des activités de AKNL, comment avez-vous accueilli le changement qui s’est produit lors des élections générales du 10 novembre ?
Trois mandats consécutifs, à mon sens, ne sont pas sains pour la démocratie. Nous avons d’ailleurs vu l’ampleur des dérives dès la fin du deuxième mandat. C’était un climat de répression, de passe-droits, avec chaque jour son scandale. Alors oui, j’ai accueilli ce changement de régime avec impatience. J’ai voté pour l’ouverture de grands chantiers de réformes pour notre pays. J’ai voté pour inscrire les droits de la Nature dans la Constitution et tout ce que cela pourrait entraîner comme transformations profondes. J’ai voté parce que je trouve inacceptable qu’il faille encore décliner son appartenance ethnique pour avoir une chance de servir son pays. Le manifeste de l’Alliance du Changement portait, selon moi, un souffle d’espoir au moment où nous devions faire notre choix.
J’ai aussi voté pour davantage de collaboration avec la société civile. Nous n’avancions plus, paralysés par trop d’opacité. Alors, non, je ne suis pas naïve. Comme beaucoup d’entre nous, je suis méfiante, et cette méfiance est légitime après avoir été malmenés régime après régime. Mais aujourd’hui, nous laissons une chance à cette rupture annoncée, une chance à l’idée que certains souhaitent peut-être laisser un héritage positif dans le paysage politique de Maurice.
Cela dit, en ce qui concerne mon travail et mes engagements, rien ne change. Nous continuons nos actions avec la même détermination, indépendamment des gouvernements en place. Dois-je vous rappeler que le festival laplaz a été perpétué par tous ? Chaque régime, malgré ses promesses, a toléré – voire alimenté – cette logique destructrice du littoral, sans jamais s’attaquer aux vraies priorités. C’est pour cela que, tout en observant les annonces avec espoir, je reste lucide et vigilante. L’intérêt national doit enfin primer sur les intérêts privés.
On parle beaucoup de l’exode des jeunes et de la fuite des cerveaux. Vous êtes de ceux qui ont choisi de rester au pays… Pourquoi ?
Ce choix de rester à Maurice n’a pas été simple. Il a été marqué par des décisions difficiles, mais une fois engagée, je savais qu’il n’était plus question de reculer. J’ai pris position, et vous savez comment cela fonctionne ici : à Maurice, sortir des sentiers battus ou exprimer des opinions fortes peut rapidement faire de vous une Persona Non Grata. Pourtant, j’ai refusé de me laisser enfermer dans cette idée. J’ai choisi de sortir d’une voie plus conventionnelle, celle de la recherche scientifique, pour tracer mon propre chemin. Être bardé de diplômes ne suffit pas lorsqu’il s’agit de tracer son parcours professionnel.
Je me souviens des remarques que j’entendais souvent : « Ki to pe vinn fer isi ? To pe gat to lavnir. » Plus on me disait cela, plus cela renforçait ma détermination à rester. Ce choix est devenu pour moi un acte de résistance presque. Si j’avais dû repartir, cela aurait été par choix, et non par contrainte. Le combat que je mène m’a profondément ancrée à Maurice. C’est paradoxal, mais même si ce parcours a été extrêmement difficile et pas toujours gratifiant, il a renforcé mon lien avec ce pays. Est-ce que rester en vaut la peine ? La préoccupation des jeunes n’est pas seulement économique ou professionnelle, mais aussi existentielle. Ils se demandent si Maurice peut leur offrir un espace où ils pourront s’épanouir pleinement, où leur voix sera entendue, où leur travail aura un impact.
Je comprends ce sentiment, mais je pense aussi que chaque génération a sa part de responsabilités. Peut-être que c’est ce message d’espoir et de persévérance que je veux transmettre aux jeunes : notre île a besoin de ses talents, de leurs idées, de leur énergie pour évoluer. Mais je ne suis pas non plus idéaliste; il y a encore trop d’inégalités et de manque d’opportunités. On peut vite se retrouver à faire le tour et se heurter à plus d’une porte fermée qui, souvent, ne s’ouvrira pas pour vous.
Des termes comme mauricianisme, démocratie et méritocratie reviennent régulièrement dans les discours politiques. Comment vous interpellent-ils ?
Lorsque je pars pour mes études, à 18 ans, je ressens une fatigue profonde, mêlée à une certaine colère. J’avais besoin de m’éloigner des « ki to ete ? » incessants qui jalonnent la vie de ceux qui, comme moi, sont issus d’une union mixte. Ces questions, parfois innocentes, mais souvent lourdes de sous-entendus, m’ont accompagnée durant mon enfance à Maurice. En France, je découvre la littérature francophone et les récits d’autres territoires créolophones avec lesquels nous partageons tant d’histoires, de douleurs et d’espoirs. Leurs thèmes, leurs luttes, résonnent profondément en moi et m’aident à faire face à mes propres questionnements identitaires. Quand je rentre à Maurice, je suis plus solide, plus ancrée dans mes identités.
Ce combat autour du littoral devient aussi une bataille pour préserver un héritage collectif, un patrimoine qui transcende les communautés et les divisions. Dans cette lutte, je découvre toutes les facettes de Maurice: sa beauté, mais aussi ses injustices. Prenons le littoral : il est impossible de parler de préservation sans évoquer les communautés qui y vivent, souvent dans des conditions précaires. Ces mêmes communautés, déjà fragilisées, se retrouvent aujourd’hui en première ligne face aux impacts du changement climatique. Les inondations, autrefois rares, sont désormais annuelles pour certains. Ces réalités me poussent à réfléchir : que signifie réellement être Mauricien ? Et comment bâtir un avenir commun, un avenir qui ne laisse personne de côté ?
Le mauricianisme, c’est d’abord cette envie de créer une société plus équitable, où chaque citoyen a une chance réelle de réussir, indépendamment de son origine ou de son statut social. Mais il ne peut y avoir de méritocratie si les bases ne sont pas solides, si les inégalités persistent et si les voix des plus vulnérables restent étouffées. La méritocratie sans justice sociale ni égalité des chances devient une illusion, un privilège réservé à quelques-uns. De même, il ne peut y avoir de démocratie véritable si elle ne s’appuie pas sur des institutions solides, des lois justes et un respect profond pour les droits de chaque individu. La démocratie ne se limite pas à voter tous les cinq ans; elle se vit dans les rues, dans les débats publics, dans la capacité des citoyens à s’organiser et à revendiquer un avenir meilleur.
Pour moi, le mauricianisme incarne cette aspiration : celle d’un pays où l’héritage commun, qu’il s’agisse de notre littoral, de nos cultures ou de nos rêves, sert de socle pour un développement inclusif et durable. Mais il repose aussi sur un combat de chaque instant pour que les principes de justice, d’égalité et de solidarité ne soient pas que des mots, mais des réalités partagées.
Noël c’est dans quelques jours. Êtes-vous sensible à cette fête ? Qu’est-ce qu’elle signifie pour vous ?
J’adore Noël. À Maurice, Noël a ce côté unique : il mélange nos influences et nos cultures. Chacun a ses propres traditions, sa manière de faire vivre la magie de cette fête, et je trouve que c’est un moment où l’on se surpasse pour faire plaisir, pour se réunir et partager. Noël, pour moi, c’est aussi un retour aux souvenirs d’enfance et aux visages qui ont marqué cette fête. C’est un moment où nous parlons de nos proches qui ne sont plus là, où nous perpétuons leurs gestes et leurs histoires. C’est une fête de transmission, d’amour et de mémoire où l’on se rappelle ce qui nous lie. Et j’en profite pour souhaiter de joyeuses fêtes à tous vos lecteurs !