Dans un entretien accordé à Le-Mauricien, Ashish Beesoondial, directeur artistique au Caudan Arts Centre (CAC), fait le point sur la situation de l’industrie culturelle à Maurice. « Cela évolue continuellement et très vite, d’où la raison de parler d’apprentissage pour une institution culturelle comme la nôtre. »
ll évoque également les grandes lignes de la programmation pour cette année avec, entre autres, La Folle et inconvenante histoire des femmes, de Laura Léonie, les 23 et 24 février. Il rappelle par ailleurs que le CAC adapte une approche inclusive dans son engagement pour le développement de l’art et de la culture à Maurice.
« L’idée est d’ouvrir l’espace à tout le monde », souligne-t-il. Finalement, pour ce producteur et passionné d’art théâtral, « le théâtre a un impact tel qu’il peut créer un véritable lien entre les personnes et les arts ».
Le CAC a entamé sa cinquième année d’activités. Quelle a été l’évolution du centre ?
Le terme « évolution » est crucial quand nous parlons du CAC, parce que c’est avec le temps que nous avons su quels sont les événements qui doivent intégrer notre programmation. Et nous sommes toujours en mode apprentissage, car nous continuons à découvrir notre public et ses habitudes culturelles. Sont-ils jeunes ? Des expatriés ? Le grand public ? Qu’est-ce qu’ils aiment ? Ce n’est pas gagné ! L’industrie culturelle à Maurice est toujours en évolution.
Il y a toute une panoplie de divertissements : le théâtre, la danse, les performances sur TikTok, la télévision… Cela évolue continuellement et très vite, d’où la raison de parler d’apprentissage pour une institution culturelle comme la nôtre. Nous avons démarré nos opérations en décembre 2018, période où nous avions eu à faire face à un concurrent direct : le shopping.
En fin d’année, tout le monde a une même chose en tête. Après cinq ans, en décembre 2023, nous pouvons dire que même si le shopping demeurait une priorité, nous étions beaucoup plus confiants quant à notre programmation de décembre.
Quant à notre public sur l’année, il est divers, puisque cela dépend de la nature du spectacle. Il y a les réguliers, mais pour un spectacle comme celui de l’humoriste français Gérémy Crédeville, c’est un public spécifique : il est souvent francophone et francophile, il le connaît à travers la télévision. Il ne viendra peut-être pas voir d’autres spectacles, parce qu’il est content d’être chez lui et de suivre ses émissions télévisées.
Quels produits offrez-vous ?
Ils sont variés. Outre les concerts et le théâtre, nous nous sommes demandé ce que nous pouvons développer. C’est ainsi que d’autres projets sont venus se greffer à ce que nous proposions déjà.
Nous avons souhaité ajouter une touche pédagogique à ce que nous faisons en ouvrant The School. Marie Ange Koenig est venue nous rejoindre pour des cours de théâtre. Il y a beaucoup à faire en termes d’éducation à l’art à Maurice. Cela se fait dans les écoles privées.
Au temps où j’étais au Mauritius Institute of Education (MIE), on avait travaillé sur le National Curriculum Framework (NCF) avec l’inclusion de l’art dans le programme scolaire.
Dans la pratique, ce n’est peut-être pas tout à fait cela. Au CAC, nous offrons deux cours de théâtre qui s’étalent sur dix mois : un pour les adultes et un autre pour les jeunes. Nous commençons en février et nous offrons un spectacle en fin d’année.
L’année dernière, nous avions monté Christmas Carol de Charles Dickens pour les enfants et une adaptation de A doll’s house, d’Henrik Ibsen, pour les adultes. C’était un défi, parce qu’il y avait quatre personnes qui jouaient le même personnage : nous amenons l’expérimentation dans le groupe, ce qui nous donne par la même occasion une grande liberté.
Le Story Telling est une autre activité phare que nous proposerons de nouveau cette année. L’année dernière, nous avions travaillé sur la légende de Pieter Both. Cela a été un déclic. Certains n’en avaient jamais entendu parler. Nous nous sommes rendu compte que nos histoires locales sont en perdition.
Dans le temps, les grands-parents avaient un rôle important de transmission de ces histoires du folklore local aux enfants. De nos jours, tel n’est plus le cas, et il est important que la jeune génération soit connectée à son histoire pour qu’elle puisse avoir un sens d’appartenance. Fin mars, avec une équipe interne, nous produirons des histoires de Tizan. Le public visé sera essentiellement les enfants et les jeunes.
Nous avons aussi intégré les beaux-arts dans nos activités avec la participation d’artistes locaux. En ce moment, on a le projet Vaco, qui comprend une exposition et des activités diverses autour de son art et de l’art mauricien dans son ensemble. Il y a tout un symbolisme derrière. L’exposition est visible depuis le 1er décembre et elle prendra fin le 30 octobre de cette année.
Ridwaan Hosany, qui a peint avec Vaco, a animé des ateliers à l’intention des enfants en décembre. D’autres sont prévus pour bientôt. Nous accueillerons également très prochainement un atelier de ravane, qui sera animé par le groupe Abaim; un autre sur l’écriture du kreol morisien par la romancière Mélanie Pérès; et encore un sur l’éco-bricolage, par Katty Laguette. Nous avons voulu amener l’art sous toutes ses formes tout en gardant une âme mauricienne.
Qu’en est-il des projets que vous accueillez de l’extérieur. Avez-vous un regard dessus ?
Quand le CAC a vu le jour, le but était d’apporter notre contribution sur la scène culturelle locale. Les artistes viennent avec leurs projets, nous regardons ce que c’est avant d’accepter. Parfois, nous travaillons avec eux pour le peaufiner. Au début, nous faisions plus attention, mais maintenant, c’est plus facile. Nous savons qui fait quoi. Pour nous, l’idée est d’ouvrir l’espace à tout le monde et de proposer une programmation diversifiée pour accueillir différents publics.
Il est important de trouver cet équilibre lorsque nous sommes une institution culturelle privée comme la nôtre. Comme je le disais, c’est tout un apprentissage. Nous discutons beaucoup avec nos différents publics pour mieux les connaître et pour savoir ce qu’ils apprécieront.
Deux questions nous animent, à commencer par « est-ce que le public aimera ? ». Et ensuite, quelle est la pertinence de notre contribution dans le secteur des arts et de la culture ? C’est fondamental pour une bonne programmation, et nous ne sommes pas là pour offrir seulement un espace. C’est toute la richesse du secteur.
Par exemple, quand nous accueillons Alexandre Martin, tous les fans de la comédie mauricienne en kreol viendront. Quand c’est O Re Piya, les fans de Bollywood répondront présents. Alors que La Folle et inconvenante histoire des femmes de Laura Léonie, que le CAC présentera les 23 et 24 février, selon une production des Productions Trois, accueillera un autre public.
Ce sera une pièce plus pédagogique qui servira à faire prendre conscience de l’évolution de la situation des femmes à travers le temps. Nous accueillons donc des productions locales, des productions étrangères, et nous produisons nos propres spectacles, parfois en collaboration avec un producteur extérieur, comme Les Productions Trois.
Vous prônez donc une approche inclusive ?
Oui, dans la mesure du possible, parce que nous sommes une institution privée et que les activités et spectacles sont payants. Autant que possible, nous essayons de pratiquer une politique de prix accessible à tous les publics. Dans un monde idéal, j’aurais aimé que nous bénéficions de davantage de parrainage d’entreprises ou que nous puissions bénéficier d’un soutien gouvernemental, étant donné que nous contribuons à la diffusion et au développement de l’art et de la culture à Maurice. Cependant, il se pourrait que ce soit compliqué, surtout dans un contexte économique difficile post-Covid.
Encouragez-vous les Mauriciens à faire du théâtre ?
Oui, les enfants comme les adultes. Ce qui m’a frappé dans les cours précédents, c’est que plusieurs personnes faisaient du théâtre pour la première fois et qu’ils y sont entrés sans problème. Dans le cours, nous faisons une différence entre « drama » et « théâtre ». « Drama », c’est tout le processus de compréhension de ce qui se passe.
Les participants travaillent sur la compréhension de soi d’abord, leurs émotions, les moments forts, qu’ils soient de bonheur ou de peine, qu’ils ont vécus. Cette exploration qui permet de saisir ses émotions les plus profondes est une étape cruciale dans la formation, parce qu’au final, le comédien doit pouvoir exploiter ses propres émotions. You need to beconnected to yourself becausetheatreis about sharing emotions. Nous travaillons quelques mois dessus avant de passer au théâtre, soit le travail de comédien sur scène. Cela concerne la dimension technique : la respiration, les mouvements, l’occupation de l’espace, l’interprétation du texte. Le « théâtre » est le produit, alors que « drama is more about life ».
Il faut donc que le comédien s’apprivoise d’abord ?
Tout à fait ! Surtout lorsqu’il est adulte, parce qu’il a tendance à refouler certaines émotions et que les émotions négatives sont tout aussi importantes que les émotions positives. Elles font partie de la vie. En outre, lorsque le comédien est sur scène, il lui faut pouvoir gérer la tension. Le public paie pour venir le voir, et il est là pour faire preuve de ce qu’il a appris pendant son stage.
Combien de stagiaires accueillez-vous par leçon ?
Nous avons eu 18 adultes et 20 enfants l’année dernière. Les inscriptions ont lieu en ce moment et les cours pour adultes auront lieu les mercredis de 18h à 20h. Pour les enfants, c’est le samedi matin.
« La folle et inconvenante histoire des femmes », de Laura Léoni, est une pièce récente, contemporaine, mais peut-être pas particulièrement populaire. Qu’est-ce qui vous motive à l’accueillir ?
C’est une pièce avec des messages forts visant à sensibiliser les gens sur la condition féminine. C’est un sujet d’actualité, mais dont on ne parle pas toujours. C’est encore tabou ! Ce qui est intéressant avec cette pièce, c’est la manière dont l’auteur traite le sujet.
C’est un sujet sérieux, mais traité de manière intelligente, avec beaucoup d’humour. Elle amènera les gens à réfléchir. Quand j’ai pris connaissance de la pièce, lors de la première lecture, avec Rachel de Spéville, qui incarnera le personnage, Sacha, à travers qui on entendra tous ces propos, je n’ai pas mis longtemps avant de dire oui.
Le mot de la fin…
Le développement du secteur des arts et de la culture est un véritable défi à Maurice. Déjà, c’est une industrie où il n’y a pas beaucoup d’argent, et il fait face à de la concurrence. Malgré cela, je regarde l’avenir avec beaucoup d’optimisme, parce qu’assister à un spectacle Live est une expérience unique. Un écran ne peut pas remplacer cela, et ceux qui viennent s’en rendent vite compte. Le théâtre a un impact tel qu’il peut créer un véritable lien entre les personnes et les arts. Cela concerne les sentiments et les émotions.