- Un ordre transmis en haut lieu à la police du Commissaire Dip à l’origine des interdictions contre des évènements culturels
- Après des mois de silence et d’inaction, le ministre Avinash Teeluck s’active enfin dans une opération de Damage Control face aux violentes critiques à son encontre
Le secteur artistique à l’île Maurice n’avait jamais connu pareille situation. Il y avait, certes, à l’époque, un comité de censure – qui avait agi notamment contre la pièce Li de Dev Virahsawmy. Cependant, jamais autant d’évènements culturels n’avaient subi d’interdictions aussi diverses, voire des annulations pures et simples sans raison apparente. La réalité est telle que des échos sur les atteintes à la liberté d’expression à Maurice gagnent les territoires indocéaniques, d’Afrique et d’Europe.
À quelques mois des élections générales, il semble y avoir eu tentative de plus de sévérité envers les rassemblements publics, suivant des ordres à la police, qui vinn depi lao. L’adversité a résulté en une mobilisation renforcée de la communauté des artistes. Enfin, avancent-ils vers des objectifs communs, en mettant de côté les différends et autre lorgey qui les ont longtemps ralentis.
La violente pluie qui s’écrase ce jeudi sur les artistes manifestant dans les rues de Port-Louis n’ébrèche en rien leur désir de faire entendre leurs voix. Une cinquantaine d’entre eux, mobilisés depuis le Champ de Mars, marchent avec rage et conviction jusqu’au jardin de la Compagnie.
Les échos frissonnants de Leve Do Mo Pep (Ras Natty Baby) et de Ras Kouyon (Kaya) entraînent jusque dans les couloirs du Parlement et du Bureau du Premier ministre leurs revendications contre la multitude de censures imposées en 2023 à leur encontre par le ministère de la Culture, et la police du ministre de l’intérieur Pravind Jugnauth.
Annulation de festivals ou de concerts, permis divers non délivrés pour des raisons obscures, descentes policières, nouvelles lois donnant davantage de pouvoir d’intervention à la police… La communauté des artistes subit l’autoritarisme d’un régime qui s’emploie à restreindre tout rassemblement, à l’orée des élections générales.
À cet effet, ce décembre, mois durant lequel les chanteurs et musiciens travaillent le plus, beaucoup d’entre eux se retrouvent sans concert ou showcase, comme ils le témoignent. La ferveur des autorités à interdire a refroidi nombre d’organisateurs d’évènement.
Dos rond de la Covid.
Ces atteintes à la liberté remontent aux restrictions introduites durant la pandémie du Covid en 2020. Les rassemblements publics étaient alors interdits pour des raisons sanitaires. Coup dur pour les artistes qui ont, durant deux ans, peiné à gagner leur vie.
Puis, les allègements ont autorisé à réunir jusqu’à 50 personnes. Les discothèques, elles, n’avaient toujours pas le droit d’opérer. Dépendant majoritairement de showcases en boîte, la nouvelle génération d’artistes avait subi cette mesure de plein fouet. Toutefois, avec seulement 50 spectateurs, même le monde du théâtre souffrait financièrement.
De son côté, la population s’était habituée à vivre avec le virus invisible. Il y avait dans toutes les régions cet ardent désir de se rassembler pour festoyer, et tir tou diab accumulé durant le Covid. Les appels en direction des autorités pour un allègement restaient creux. Malgré tout, de plus en plus de gens enfreignaient la limite du rassemblement.
C’est ainsi que le 25 juin 2022, faisant fi de l’ensemble des peines planant au-dessus de ceux qui bravaient l’interdit, des centaines de spectateurs s’étaient réunis au Caudan Waterfront à l’occasion du concert présentant des chanteuses, accompagnées de la formation de musiciennes énergiques les Amazones.
Les images de cet évènement populaire inondèrent la toile, relevant l’insignifiance de la restriction sur les rassemblements. Celle-ci devait finalement être levée le 1er juillet 2022 suite à une annonce du Premier ministre.
« Les doléances des artistes ont enfin été prises en compte », se réjouissait alors Joelle Coret-Sophie, de l’Union des Artistes. Tout semblait reprendre son cours, bien que les récriminations des artistes pour une politique culturelle et une reconnaissance de leur métier demeuraient vives face à leur situation précaire.
Les échos à l’international.
Les concerts et festivals se tenaient, mais avec les mêmes difficultés pour acquérir les permis, souvent délivrés sur le tard. Les rumeurs d’enveloppes échangées en catimini auprès des autorités, pour obtenir des faveurs, persistaient. Tout comme les sollicitations pour une meilleure régulation de ce secteur, portées par les regroupements d’artistes. Comme à leur habitude, les autorités ne bronchaient nullement.
Un premier coup dur inattendu intervint le 6 mai dernier, avec l’annulation du concert régional de rock Maytal, prévu au Café du Vieux Conseil à Port-Louis. L’organisateur, Culture Events & Production, arguait, preuves à l’appui, avoir reçu l’ensemble des permis. D’ailleurs, une multitude de concerts de la même envergure s’étaient tenus en ce lieu depuis la levée des restrictions sanitaires.
Ce soir-là, deux formations de La Réunion, LomoR et WarField, patientaient pour monter sur scène. Or, à peine quelques minutes avant le début de l’évènement, un groupe de policiers s’est présenté à l’entrée, interdisant la tenue de celui-ci et menaçant d’une possible descente.
L’annulation du Maytal a, dès lors, choqué et beaucoup fait parler, même en dehors du territoire. « Si la division s’empare peu à peu des couches sociales, la musique, elle, doit se poser comme unificatrice (…) Au nom du rock, du riff et de l’île Maurice », écrivions-nous alors.
Quelques jours après, une nouvelle interdiction a accablé un évènement familial annuel. Pour des raisons inconnues, le festival La Isla 2068 n’a pu obtenir le permis de vente d’alcool. Une annonce tombée la veille de sa tenue. Sur la scène ce 14 mai, la chanteuse réunionnaise Maya Kamaty, fille de Gilbert Pounia de Ziskakan, critique ouvertement les autorités pour cette décision autoritariste, qui a un impact considérable sur les recettes du festival.
Ce penchant antidémocratique a énormément fait parler au Marché des Musiques de l’océan Indien (Iomma), à La Réunion, vers fin mai. « On n’annule pas à 30 minutes de l’événement », commentait Eric Juret (Blanc-Blanc), directeur dudit marché, dans une interview au Mauricien.
« Il faut qu’il y ait des raisons extrêmement claires. Si elles ne le sont pas, je ne vois pas pourquoi l’événement devrait être annulé », ajoutait-il.
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Ce 1er juin, dans le jardin verdoyant du Blue Bayou, à l’Étang-Salé, au sud-ouest de La Réunion, les professionnels de la région indocéanique, de l’Afrique et de l’Europe s’interrogeaient quant aux atteintes à la liberté d’expression à Maurice. Ils jugeaient, cependant, plus qu’honorable le combat mené par les acteurs du secteur artistique mauricien en vue de mettre en lumière leur passion, malgré moult menaces.
Pendant ce temps, ici, les critiques sur la toile fusent en direction du gouvernement Jugnauth et des autorités. D’autres annulations interviennent pour des soirées en discothèque et des concerts. Certaines Rave Party subissent même des descentes policières, menant à des saisies de drogue. Les permis, eux, se révèlent plus compliqués à obtenir ; certains sont délivrés le jour même de l’évènement.
Face à cette montée d’incertitudes au sein du monde artistique, un regroupement d’artistes, dont Bruno Raya, rencontre le ministre des Arts et du Patrimoine culturel, Avinash Teeluck, à Port-Louis. Vers mi-2023, des représentations lui sont faites pour déterminer de lieux appropriés en vue de la tenue de concerts à des heures tardives.
Il lui est également proposé de regrouper sous un seul chapiteau l’ensemble des corps à contacter en vue d’obtenir des permis. En cause, un organisateur doit se rendre notamment auprès de la police, du ministère de la Santé, des pompiers, des Conseils de village, pour avoir les autorisations nécessaires. Le ministre Teeluck écoute. Puis, il ne fait rien.
« Postponed » ou « cancelled ».
Des mois s’écoulent durant lesquels les interdictions et annulations s’accumulent. Il ne se passe pas une semaine à Maurice sans que des évènements soient « postponed » ou « cancelled » pour des raisons gardées par les autorités.
Le 29 juillet, à l’occasion de la 10e édition du festival Reggae Donn Sa au stade Germain Comarmond, la police investit la régie, menaçant de tout couper. Pour cause, le permis n’a été délivré que jusqu’à minuit à un lieu accueillant généralement les concerts « ziska matingra ».
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Le chanteur réunionnais aux origines mauriciennes Pix’l (Kévin Messin), très populaire à l’île-sœur, gagne la scène. alors que deux policiers l’en dissuadent. Il n’interprète que trois chansons, avant que la police ne pressurise.
Fin septembre au même stade, d’autres artistes réunionnais subissent les interdictions policières. Wizdom et ses musiciens très connus à La Réunion – dont Victor Boyer, Ivahn Vinh San, Rodolphe Céleste et Flora, une choriste particulièrement appréciée – n’ont pu poser un pied sur scène. Un groupe important de policiers a investi la régie pour clore le festival de reggae, Stillness in Motion.
Les questions aux autorités et au gouvernement face à ces interdictions demeurent lettres mortes. Tandis que les critiques populaires n’entravent pas les interventions de la police. La censure persiste ; certains semblent avoir gagn lagam. Et dans la foulée, un autre triste incident ébranle le secteur, le 21 octobre.
Un groupe d’extrémistes investit un concert de solidarité à La Citadelle, injuriant et menaçant les spectateurs, tout en endommageant des équipements sur scène. Choquée par cet épisode, l’île se mobilise ; la solidarité se renforce parmi les artistes.
Tant et si bien qu’une nouvelle annulation a constitué pour beaucoup la goutte de trop. Arrivé dans l’île le 1er décembre pour un concert devant se tenir le lendemain, le chanteur français Dadju, de même que la chanteuse nigérienne montante Ayra Starr ont subi l’interdiction de la police.
Par voie de communiqué, le Commissaire Anil Kumar Dip a indiqué n’avoir pas autorisé l’organisation du concert Afrovibes, de la société d’évènementiels CINCO, qui prévoyait la venue de plus de 10.000 spectateurs, après l’épisode réussi de Tayc en mars, avec quelque 15,000 fans.
« Les nou travay, les nou viv »
Même si de sombres interrogations lorgnent les soubassements de la tenue de cet évènement, son annulation provoque des critiques vives au sein de la population. Le gouvernement, le ministre des Arts et la police sont ciblés : c’en est trop !
Face à l’adversité et aux atteintes directes à leurs finances, la communauté des artistes se rassemble, enfin, autour d’objectifs communs. Des rencontres de professionnels se tiennent au Café du Vieux Conseil le 5 décembre, à Petite-Rivière le 12 décembre, cumulant vers une réunion élargie au centre Marie Reine de la Paix le 15 décembre.
Sur les réseaux sociaux, le chanteur Bruno Raya entonne « les nou travay, les nou viv ». Chant qui a résonné ce jeudi à Port-Louis lors de la manifestation des artistes, réunis notamment autour de l’hymne nationale.
La mobilisation renforcée, générée notamment par l’entremise du pianiste et arrangeur Elvis Heroseau, a poussé le gouvernement à agir. Après plusieurs mois, le ministre Teeluck sort de son mutisme, annonçant même des actions (voir plus loin).
Le Momentum en opposition aux interdictions devrait déboucher sur des actions. C’est du moins ce qu’espère l’ensemble des professionnels du secteur artistique, décidés désormais à ne plus se laisser berner par les promesses politiciennes.
La certitude demeure que la mobilisation d’aujourd’hui, si soutenue, génèrera des changements vitaux à l’avenir.
Pour que l’art brille de nouveau à l’île Maurice.
Damage Control pour Avinash Teeluck
Des mois après avoir rencontré les artistes, des semaines après un silence assourdissant, des dizaines de jours sans actions concrètes envers les professionnels du secteur, le ministre des Arts et du Patrimoine culturel est réapparu, comme motivé par la vague de critiques à son encontre.
Lors d’un évènement dans le cadre du festival kreol au centre Nelson Mandela, à La Tour Kœnig, Avinash Teeluck a annoncé la mise sur pied d’un « one-stop shop » en vue d’obtenir les permis pour l’organisation d’évènements culturels. Il a présenté le même projet soufflé par les artistes, lors d’une réunion récente en haut lieu.
Le jour de la manifestation des artistes, le ministre a rencontré les dirigeants de l’Union des Artistes. Une action relayée par l’organe de communication du gouvernement, le Government Information Service, afin de mettre en lumière que le ministre est à l’écoute…
Latizann avalé après lamor contiendrait-elle des vertus de bon sens ?
Congrès artistique et politique
C’est la décision annoncée face à la presse à la suite de la manifestation dans la capitale. Les artistes prévoient de tenir des congrès dans différentes régions de l’île pour parler de l’art, avec des bribes de politique en 2024.
« Même si nous avons marché et crié, l’atmosphère dans le pays est lourde. Nou pe santi nou pe toufe », a déclaré Zanzak Arjoon, membre organisateur de la marche, au centre Marie Reine de la Paix.
Il a également prévenu l’opposition parlementaire de ne pas profiter de la situation. Car, a-t-il relevé, eux aussi avaient eu la chance, une fois au pouvoir, d’opérer des changements. Toutefois, a ajouté Zanzak Arjoon, ils n’ont « rien fait ou presque rien fait » pour améliorer la situation des artistes. Ces derniers veilleront ainsi que les partis présentent une politique culturelle définie dans leurs programmes.
D’autre part, des pourparlers devraient intervenir auprès des radios l’année prochaine dans le cadre des concours de disque de l’année. Ce, afin que des prix – financiers ou autres – soient remis aux artistes primés. Le but étant que les artistes également sortent gagnant de ces concours, et non uniquement les radios et les compagnies de téléphonies mobiles, a indiqué Bruno Raya. Tous les concernés devraient ainsi s’asseoir à la table des discussions pour décider de la marche à suivre.
La nouvelle génération mobilisée
Dans 20 ans, ce cliché, pris au terme de la manifestation à Port-Louis, aura un poids historique. Pour la première fois, une action de regroupement de professionnels du secteur artistique a réuni plusieurs jeunes artistes, qui affirment subir les effets néfastes des interdictions.
Bernard Moonsamy et Samuel David (Anonym), Ludovic Louis (Bilygane), Caro Perne, Maeva Martin, Oeson, Jamily Jeanne, Thierry Ebenegere, Hans Sournois, Olivier et Christina Sirop, Murvin Clélie… autant de jeunes présents pour plaider en faveur du changement.
Aujourd’hui, ces artistes de la nouvelle génération se battent pour leurs pairs – même les absents –, afin que ceux qui se présenteront après eux ne subissent pas les mêmes contraintes. Un combat plus qu’honorable.
L’ordre vient d’en haut
Pourquoi la police s’autorise-t-elle à agir ainsi ? Nos recoupements mènent à des ordres transmis en haut lieu à la police du Commissaire Anil Kumar Dip. L’objectif : être plus sévère lors de regroupements publics.
Toutefois, les largesses policières menant à annuler ou à ne délivrer de permis – sans aucun argument – auraient mené à des remontrances politiques. Pour cause, les restrictions ont eu des effets négatifs sur la réputation des autorités, dont le gouvernement.
D’autant que des questionnements aux teintes communautaristes s’interrogent sur des autorisations offertes à certains en des lieux spécifiques, mais refusées à d’autres sans raison apparente, notamment au stade de Côte-d’Or.
Désormais, il devrait s’agir de faire preuve de plus de compréhension au niveau de la police.
Questions à Sandra Mayotte, artiste et députée du GM :
« J’étais vraiment attristée par ces annulations »
En tant qu’artiste et membre du gouvernement, comment considérez-vous les interdictions émises à l’encontre du secteur artistique ?
Comme artiste, j’étais vraiment attristée par ces annulations, à tel point que j’en ai parlé au Premier ministre. Ce n’est pas la première fois, d’ailleurs. Il y avait quelques concerts en plein air dans le passé où je l’avais approché, et il avait tout de suite réagi, notamment concernant certaines difficultés pour le concert de Gims à Maurice et le Festival Reggae Donn Sa. Le PM est très conscient que pareille situation ne peut persister, que les artistes ont besoin de travailler.
Qu’est-ce qui a pu expliquer ce niveau d’interdiction en 2023 ?
Il y a eu un mélange des incidents produits à La Citadelle, ainsi que des publicités parues quant à la vente de boissons alcoolisées dans un évènement prévu, alors que, selon le Public Gathering Act, la vente d’alcool est interdite dans les concerts. Pour la sécurité du public, il y a eu ces interdictions et refus d’autorisation. Maintenant, il est plus qu’urgent de trouver une solution.
À cet effet, après une conversation avec le PM, il a convoqué et présidé une réunion une semaine après les problèmes du concert de Dadju. Il y avait les ministres Teeluck et Toussaint (Loisirs), mais également Jimmy Veerapin (Culture Events & Production), des représentants de la police et autres partenaires concernés. Le PM s’est dit concerné et a demandé de trouver une solution.
Pouvons-nous nous attendre à des allègements ?
Définitivement. Toutes les personnes qui étaient autour de cette table ont pris la mesure des réalités. Dans tous les évènements organisés, il y a le Public Gathering Act qui entre en jeu. Jimmy Veerapin a expliqué que le nombre de décibels autorisés ne corrobore pas aux demandes des artistes internationaux pour leur public. Il faut comprendre les conditions diverses des évènements et les demandes des organisateurs pour satisfaire les parties. D’autres réunions en ce sens devraient être tenues pour trouver des solutions.