Jyoti Jeetun vient de démissionner du poste de CEO du Groupe Mont Choisy pour rejoindre le MMM et poser sa candidature aux prochaines élections, sous les couleurs de l’alliance PTr-MMM-ND. Dans sa première interview en tant que politicienne, elle revient sur son parcours et explique les raisons de son choix.
Est-ce qu’on peut résumer votre parcours en disant que la gown girl que vous étiez est devenue une superwoman dans le business ?
— J’étais effectivement une fille de la campagne, mais une superwoman… Je suis une enfant de la campagne née à Triolet, dans une famille très modeste. Mon père était un chauffeur d’autobus qui avait peu fréquenté l’école, ma mère n’y était pas allée. J’ai passé mon enfance à aller à l’école et à aider maman à la maison et papa dans son carreau de petit planteur. J’ai le souvenir d’une vie communautaire heureuse avec nos voisins, sans aucune considération de communauté ou de religion, une vie qui tournait autour de l’industrie sucrière, plus précisément du moulin de Solitude.
À cette époque, les années post-indépendance, les filles arrêtaient généralement les études après l’école primaire. Comment se fait-il qu’on vous ait envoyé au collège ?
— J’ai failli ne pas aller au collège puisque la tradition voulait que les filles restent à la maison pour aider la maman fer louvraz lakaz. Maman est tombée malade et a fait un séjour à l’hôpital. Mes frères ont insisté pour que je ne reste pas seule à la maison, et c’est comme ça que je suis allée au collège International de Triolet. J’ai réussi mes classes parce que j’avais appris dans ma famille qu’il faut faire des efforts et travailler dur pour réussir. Il faut aussi ajouter que l’éducation gratuite a aussi été un facteur de ma réussite au collège.
Et je suppose qu’après vos études secondaires, vous avez suivi le parcours classique menant à l’obtention d’un job dans le service civil…
— Effectivement. J’ai commencé comme Clerical Officer à l’État civil, je me suis mariée, j’ai eu mes deux enfants et une bonne vie, mais j’avais en moi une immense soif d’apprendre. C’est ce qui m’a poussée à entreprendre quatre ans d’études universitaires par correspondance. C’était une période difficile et compliquée entre ma vie de famille à Laventure, mon travail à Port- Louis et mes devoirs à faire dans l’autobus, mais je l’ai fait et j’ai réussi.
Et après vous allez quitter le parcours classique en démissionnant du service civil pour prendre de l’emploi dans le secteur privé, comme journaliste…
— Les gens ne comprenaient pas ce que je faisais : une Mauricienne, qui plus est une hindoue de la campagne, ne démissionne pas du service civil ! Après avoir réussi mes études par correspondance, je suis tombée sur une offre d’emploi dans un journal. Business Magazine cherchait un journaliste financier. J’ai postulé et, à ma grande surprise, j’ai reçu un coup de téléphone de Lindsay Rivière qui, après interview, m’a offert le poste, ce qui a totalement changé ma vie. J’ai découvert le monde du business et des finances, j’ai côtoyé les dirigeants du secteur privé, le ministre des Finances et ses officiers. Durant cette période de trois ans, en répondant à une annonce, j’ai obtenu un stage au Financial Times, fait mon premier voyage à l’étranger et découvert un monde fascinant dont j’ignorais l’existence, ce qui a augmenté ma soif d’apprendre.
Trois ans après, vous quittez le secteur privé pour retourner dans le secteur public avec le Sugar Investment Trust…
— Pas tout à fait : bien qu’ayant été créée par un Act du Parlement, la SIT avait un actionnariat privé à 100% et, à l’époque, le conseil d’administration était majoritairement du privé, représentant les employés et les petits planteurs de l’industrie sucrière. J’ai passé onze ans à construire petit à petit, avec le concours de l’équipe et le soutien du gouvernement de l’époque, cette compagnie qui à mon départ comportait plus de 55 000 actionnaires. C’était une des premières, sinon la toute première coopération de cette envergure entre les secteurs privé et public, entre le gouvernement et l’industrie sucrière.
Et au bout de ces onze ans, et malgré le succès de la SIT, vous êtes brutalement révoquée par le nouveau gouvernement de 2005. Pour quelle raison ?
— Je ne l’ai jamais su. Tout ce que je sais, c’est que j’ai été révoquée par le conseil d’administration de la SIT, mais je n’ai jamais su la raison et je ne sais pas qui, derrière les rideaux, aurait donné l’ordre.
Après cette révocation, et tout en entamant un procès, que vous allez finir par gagner, vous décidez de prendre le chemin de l’exil…
— Disons que Maurice étant ce qu’elle est, malgré ses compétences, le jour où on est révoqué, surtout de la manière dont je l’ai été, vous devenez infréquentable, toxique. D’un coup, tout ce que vous avez construit est englouti. Il était impossible de refaire notre vie ici, nous avons donc pris la décision de quitter Maurice pour aller en Angleterre. La décision a été difficile à prendre, mais il fallait le faire.
l Cet exil va vous réussir puisque vous continuez vos études, et vous occupez plusieurs postes importants à Londres et à Bruxelles…
— Cela été possible grâce à la solidarité familiale. Nous nous sommes dit que each day is a new day, qu’il fallait tourner la page, arrêter de regarder derrière pour regarder devant en faisant ce que j’avais appris toute petite : il faut faire des efforts, travailler et étudier dur pour réussir. Cette nouvelle situation de vie et de travail à l’étranger m’a ouvert d’autres perspectives intellectuelles et professionnelles. Après Bruxelles, j’ai travaillé dans de grandes universités tout en étant consultante internationale. Il faut souligner que je n’ai réussi ce parcours que parce que j’avais le soutien indéfectible de mon mari et de mes deux enfants. C’était très dur pour Daya de quitter le collège, où il avait travaillé pendant trente-trois ans pour s’exiler en Angleterre, dans un système d’éducation totalement différent. Cela a aussi été difficile pour les enfants, mais ensemble nous avons construit une nouvelle solidarité familiale très forte face à la nouvelle situation
Et malgré cette adaptation réussie et ces succès en Angleterre, vous acceptez de revenir vivre et travailler à Maurice !
— Je n’avais aucune intention de revenir à Maurice. Il restait, au fond de moi, une déchirure après ma révocation qui m’avait fait conclure que Maurice ne voulait pas de moi. Et puis, une fois de plus, les coïncidences de la vie… Un ami qui travaillait dans le recrutement international me dit un jour qu’une entreprise avait un job idéal pour moi, mais que cette entreprise était à… Maurice. J’ai répondu que je n’étais pas à la recherche d’un job et certainement pas à Maurice. Il a essayé de me convaincre en me donnant des détails : il s’agissait d’une compagnie privée, familiale, possédant des terres dans l’industrie sucrière. Je lui ai dit qu’il faisait fausse route que mon profil – femme et hindoue – ne pouvait pas cadrer avec l’entreprise en question. Il m’a répondu que les mentalités avaient changé à Maurice, mais je n’étais pas convaincue. D’autant que nous avions une bonne vie, tranquille et confortable en Angleterre.
Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
— J’ai réfléchi au moins six mois sur cette question, et puis un jour, ma fille, Pooja, m’a fait la réflexion suivante : si des personnes comme toi, qualifiée et avec une riche expérience, ne reviennent pas au pays pour aider à son développement, qui va le faire ? Cette phrase d’une jeune Mauricienne qui avait été obligée de quitter son pays, dans les circonstances dont nous avons déjà parlé, m’a fait réfléchir et provoqué le déclic pour le retour à Maurice
Comment s’est passé ce retour à Maurice et votre installation comme CEO de Mont Choisy ?
— Mont Choisy était à l’époque une petite compagnie avec un conseil d’administration composé uniquement de membres de la famille, et avec un fonctionnement et une gouvernance familiale. Moi, j’arrivais avec des idées et une méthode de travail professionnelle, et il a fallu du temps pour mettre les choses en place. On l’a fait grâce au président et au conseil d’administration, mais dans le fond, nous étions d’accord sur un point essentiel : il fallait travailler dur et faire les choses de manière professionnelle pour apporter les résultats, surtout financiers, escomptés. Aujourd’hui, huit ans après, les résultats sont visibles : il suffit de se promener à Mont Choisy pour le constater.
Ces résultats sont soulignés dans le communiqué annonçant votre démission du groupe Mont Choisy. Mais selon certains, ces succès financiers ont été réalisés aux dépens de relations humaines au sein de l’entreprise. On dit qu’il est impossible de travailler avec vous, à tel point qu’un nombre important d’employés a démissionné…
— C’est vrai que je focalise beaucoup sur les résultats. Mont Choisy est dans le real estate, un secteur qui nécessite beaucoup de risques, ne rapporte pas immédiatement et les projets prennent du temps à être mis en place. Si tous les éléments ne sont pas mis où il faut et quand il le faut, on ne peut pas réaliser le puzzle final, les actionnaires et la compagnie vont perdre de l’argent et se trouver obligés de licencier. Beaucoup ne réalisent pas l’importance de l’élément risque dans ce secteur. J’ai autour de moi une équipe de personnes qui ont compris cette logique, un groupe de very hard workers…
… ce qui n’était pas le cas de ceux qui ont démissionné ?
— Certains sont partis parce qu’ils avaient de meilleures opportunités ailleurs. D’autres parce qu’ils n’ont pas pu s’adapter à la culture de l’entreprise faite d’excellence et de rigueur. Mais il y a aussi d’autres qui sont retournés, et il faut le dire. Nous ne sommes pas une entreprise qui peut se permettre d’avoir des employés qui ne fournissent pas les résultats escomptés. Nous sommes une start-up qui doit constamment donner des résultats pour exister. Il y a une donnée sur laquelle je voudrais mettre l’accent : ces résultats, ce n’est pas seulement moi qui les ai obtenus, mais toute une équipe dédiée. Une transformation comme celle de Mont-Choisy sur huit ans ne se fait avec seulement une personne.
Pourquoi est-ce que vous ne poursuivez pas la transformation de Mont Choisy et choisissez de démissionner pour faire de la politique active ?
— Durant toute ma carrière à Maurice, j’ai été approchée pour faire de la politique, ce que j’ai toujours refusé. Après mon retour, à l’époque du Covid, un groupe de réflexion a été créé avec des vétérans qui avaient fait carrière dans la politique et des intellectuels. Disons un comité de sages.
D’après nos informations, la réflexion de ce groupe allait dans la direction de la création d’un nouveau parti dont vous seriez le leader…
— Effectivement, mon nom a été cité, mais la réflexion était surtout centrée sur la nécessité d’apporter au pays le changement qu’il réclamait. Et puis s’est posée la question de savoir quelle était la meilleure façon d’apporter ce changement réclamé : à travers un nouveau mouvement à créer ou en nous joignant à un parti politique existant. J’ai réfléchi personnellement et réalisé que le système électoral existant ne permettrait pas à une nouvelle formation de réaliser le changement et qu’il était mieux d’intégrer un parti.
De quel changement parlez-vous ?
— Il est évident au sein de notre groupe de réflexion, mais aussi autour de nous, que 56 ans après l’indépendance, le pays a besoin d’un nouveau souffle. Les sondages révèlent que le Mauricien a moins confiance dans les politiciens et leurs discours.
Et vous allez vous joindre à une alliance politique ! Est-ce que ce n’est pas contradictoire ?
— Je sais que les dirigeants de l’alliance PTr-MMM-ND travaillent sur un plan de transition qui va relancer le pays et permettre à une nouvelle génération de politiciens d’émerger et de renouveler la classe politique et la politique à Maurice.
Vous avez choisi d’adhérer au MMM, parce que son leader rêve, depuis des années, de vous faire intégrer son parti ?
— J’ai toujours eu d’excellentes relations avec Paul Bérenger et avec sir Aneerod Jugnauth, deux personnalités avec qui j’ai travaillé et pour qui j’ai beaucoup de respect. Disons que j’ai une certaine nostalgie de la vague du changement politique de 1982 et de son ratage en 1983, et que je crois que le MMM a des principes, des valeurs et un fonctionnement dans lesquels je me retrouve.
Le système politique étant ce qu’il est, est-ce que vous êtes consciente qu’on vous offre un ticket non seulement pour votre intelligence et vos qualités professionnelles, mais aussi, pour ne pas dire surtout, en raison de votre appartenance communale ?
— Je veux croire que l’on m’a plus proposé un ticket plus pour mes capacités, mon expérience et de mes valeurs que sur la base de mon appartenance communale. Depuis que l’annonce de ma candidature a été faite, mardi dernier, j’ai été submergée de coups de téléphone, de textos et de mails de félicitations et de soutien. C’est un encouragement qui va dans le sens du changement et du renouvellement que les Mauriciens réclament. Cela étant, ce changement sera apporté par le parti et l’alliance parce que je ne suis pas assez prétentieuse pour croire que c’est seulement moi qui vais faire le travail. J’ai toujours travaillé en équipe et je vais continuer à le faire dans le cadre du parti et de l’alliance que j’ai rejointe.
Effectivement, votre arrivée en politique a été accueillie par beaucoup de messages de bienvenue sur les réseaux sociaux. Citons en particulier celui de Gérard Sanspeur, qui vous accueille comme « un nouvel espoir » et qualifie votre arrivée en politique « de tournant pour l’île Maurice ». Est-ce que cette attente ne vous fait pas peur ?
— Je suis dépassée par l’ampleur de cet accueil. Mais je vais faire en politique ce que j’ai toujours fait tout au long de mon parcours : réfléchir, travailler dur pour donner des résultats et contribuer à faire quelque chose pour le pays. Le challenge va être de réaliser le changement demandé et satisfaire les attentes placées en nous. J’espère que je ne vais pas, que nous n’allons pas décevoir l’espoir que les Mauriciens placent en nous. En tout cas, moi, je vais me donner à 200% à cette tâche, comme j’ai été habituée à le faire.
Avez pris autant de temps pour dire oui à une entrée en politique que vous en avez pris pour accepter de revenir travailler et vivre à Maurice ?
— C’était une décision personnelle et familiale très difficile à prendre, d’autant que nos deux enfants vivent à l’étranger. Nous avons beaucoup discuté et beaucoup réfléchi, parce que c’est quand même une décision majeure de quitter Mont Choisy pour aller m’engager dans la politique active. Au départ, mon mari n’était pas très enthousiaste, mais les enfants étaient résolument pour, et ont dit et répété que les gens qui, comme moi, ont des compétences et de l’expérience, doivent les mettre au service du pays.
Êtes-vous prête à faire face aux attaques que ne vont pas manquer de faire vos adversaires, qui vont décortiquer toutes les étapes de votre vie, de façon négative ?
— Qui peut être préparé pour faire face à ce genre d’attaques, surtout avec l’envergure prise par les réseaux sociaux, qui utilisent parfois de faux comptes et de faux noms pour des campagnes de dénigrement ? J’aurai à apprendre comment faire pour réagir à ce qui est malheureusement devenu part of the political game.
J’imagine qu’on va vous dire que la politique ne se fait pas dans les boardrooms, mais sur le terrain, à la rencontre des électeurs…
— Alors là, par contre, j’ai une pratique et une expérience certaines. Il ne faut pas oublier que pour lancer le SIT, j’ai passé des heures et des jours à sillonner les champs de canne, les usines sucrières et les sociétés coopératives du pays pour aller dialoguer avec les petits planteurs, les laboureurs et les employés de l’industrie sucrière pour leur présenter le projet.
Arrivons à la question que tout le monde attend que je vous pose. Comment allez-vous faire pour travailler sous la direction du leader de l’alliance PTr-MMM-ND, c’est-à-dire Navin Ramgoolam, dont vous refusiez autrefois de prononcer le nom ?
— Je vous parlais tout à l’heure des coïncidences de la vie… Figurez-vous que ce matin, pour réfléchir et préparer l’interview que nous sommes en train de faire, j’ai relu quelques-unes de celles que je vous ai accordées au cours des dernières années. Et de manière extraordinaire, j’avais déjà répondu à la question que vous venez de poser. En 2005, quelques semaines après ma révocation, je vous avais dit : « La situation est dramatique, je suis blessée au plus profond de mon être, mais je n’ai pas de rancune. » J’avais aussi dit : « Je ne veux pas tomber dans la rancune qui est une énergie négative qui finit par consumer ceux qui la cultivent. Les rancuniers sont des aigris qui sont malheureux et se font plus de tort à eux-mêmes qu’aux autres. Je n’ai de rancune pour personne. » Ce qui est le plus important aujourd’hui, c’est le pays, et mon objectif ultime, c’est de contribuer à apporter un changement positif dans le pays et redonner l’espoir aux Mauriciens dans le cadre de l’alliance PTr-MMM-ND.
Vous avez pris une gomme élastique pour effacer tout ce qui s’est passé dans cette période tout à fait particulière de votre parcours ?
— Il ne s’agit ni d’oublier ni d’effacer quoi que ce soit. Je répète ce que je vous avais dit dans une autre interview en 2008 : « J’ai mis tous ces côtés négatifs dans un tiroir fermé avec une clef que je n’ai pas cherchée de façon délibérée pendant toutes ces années. » Parce qu’il était important que je me focalise sur l’avenir et les énergies positives, pas les énergies négatives. Je ne serais pas arrivée à ma position d’aujourd’hui si je m’étais enfermée dans l’amertume et le regret. En me lançant dans la politique active, j’ai l’intention de continuer à penser positivement et à focaliser sur comment construire demain au lieu de pleurer sur hier ce qui s’est passé hier.
Que souhaitez-vous dire pour conclure votre première interview en tant que nouvelle politicienne ?
— Mo fer enn lapel a tou bann dimounn ki éna Lil Moris a-ker, ki zot dan Moris ou a letranze…Bring your voices together ! Let’s make the change happen !