En cette semaine de Noël, Viye Garson a tout sauf le cœur à la fête. Sa hantise c’est cette sale maladie qu’il ne veut surtout pas choper. Ce serait le comble pour lui qui traîne déjà depuis sa petite enfance une surdité prononcée. Un handicap éprouvant qui, dès le départ, l’a beaucoup contrarié. D’abord, dans son parcours scolaire. Mais aussi dans ses relations à autrui.
Le monde est ainsi fait que nul n’a le droit d’être différent. De toute évidence, on en conviendra : les ouvre-boîtes ne sont pas faits pour ces êtres bizarroïdes que sont les gauchers… On dirait presque : « Bien fait pour ces maladroits. » Maladroits comme Messi ou Maradona : tu parles ! À l’école, avec l’innocence des petits, Viye Garson a, dès le commencement, subi le harcèlement de ses camarades de classe. Aujourd’hui septuagénaire, l’homme porte toujours les séquelles de ces railleries d’enfance en raison de sa surdité. Très jeune, des pervers l’ont affublé de l’avilissant sobriquet de Sourday. Mais comme un malheur ne vient jamais seul, Viye Garson s’est aussi mis à bégayer dès l’enfance. Il n’en fallait pas plus pour que d’autres méchantes langues lui donnent aussi l’infamant surnom de Gaga.
Sourday Gaga : il n’en fallait pas plus pour animaliser, presque, le misérable… Dès le départ, le double handicap du pauvre éprouvé a été comme son chemin du calvaire. À l’école, il comprenait tout de travers. Pas étonnant s’il a dû vite ranger son cartable. Par la force des choses, il s’est donc résolu à vivre de petits boulots dès son adolescence. S’improviser un jour jardinier ; le lendemain aide-maçon ; le jour d’après pêcheur d’occasion… Viye Garson écoutait les autres mais sans vraiment entendre ce qu’ils disaient. Encore moins comprenait-il ce que ces derniers débitaient. Quoi qu’il en soit, avec le temps, le misérable avait appris, plutôt bien que mal, à lire les phrases sur les lèvres de ses interlocuteurs. Mais maintenant que tout le monde porte ce satané masque à cause de la pandémie, le pauvre sénior ne peut même plus se permettre ce petit luxe ! Ce qui ne manque pas d’irriter royalement le malheureux !
En ces jours d’avant Noël, Garson n’a donc aucune raison d’espérer. Non seulement doit-il demeurer sur ses gardes pour ne pas contracter la terrible maladie, il se retrouve en plus au chômage technique, car confiné de force chez lui. Dans sa chambre sombre et mal aérée d’où se dégage une odeur pestilentielle de moisissure, le vieil homme est là, sur son vieux lit collégien au sommier à ressorts métalliques d’un naturel grinçant. Allongé sur le dos, les deux mains derrière la tête et les deux jambes entrecroisées, il fixe d’un air hagard le plafond décoloré et poussiéreux de sa miséreuse chambre. « Qu’ai-je donc pu faire au Bon Dieu pour mériter une telle guigne ? » se demande-t-il à lui-même. La vie n’a en effet jamais été tendre envers le pauvre homme. Il a longtemps perdu toutes ses illusions et ne croit évidemment plus au Père Noël…
Viye Garson ne croit en effet plus. Mais il lui arrive quand même de douter. Se peut-il plutôt qu’il y ait comme une force indicible qui l’incite presque malgré lui à espérer ? À espérer contre tout espérance… Et si sa misérable vie de pauvre avait quand même du sens ? À côté de son lit, un meuble à moitié démantibulé qui lui sert de table de chevet. Y trônent encore un vieux crucifix et une Sainte Bible usagée, souvenirs de son défunt père. Juste en haut, suspendu au mur, une vieille image pâlie de la Mère et l’Enfant. Sans même qu’il ne s’en soit vraiment aperçu en ce lieu lamentable, le décor était tout planté pour accueillir l’Enfant-Dieu. Comme au miséreux étable de Bethléem au soir de la Nativité… Le miséreux fait, machinalement, tourner les pages jaunies de la vieille Bible familiale. Il tombe, comme par hasard, sur les versets de Marc parlant de Jésus, celui qui « fait entendre les sourds et parler les muets »…
« Toc-toc ! » : un visiteur frappe à la porte. Surpris, le vieil homme s’étonne de qui peut encore songer à lui rendre visite en ces jours de pandémie où la mort rôde autour. Viye Garson s’empresse à renfiler son masque. Par précaution, plutôt que d’ouvrir la porte, il se penche par la fenêtre du salon vétuste de sa vieille case délabrée pour s’enquérir de l’identité du visiteur. Surprise : c’est Loulou, son neveu. Un jeune téméraire n’ayant pas froid aux yeux. Garson ne l’avait pas vu depuis des lustres. Bravant les interdits, le jeune homme était de sortie pour une randonnée dans le coin aux gorges de la Rivière Eaux Vives. Le jeune aventureux s’y était rendu pour une plongée du haut de la cascade Lekim et pour un bain d’eau douce au bas au bassin Lapia. Loulou le casse-cou en a profité pour escalader la falaise escarpée en s’agrippant aux grosses lianes grimpantes qui y poussent. Sur cette même paroi abrupte poussent aussi des roses de bois. Il en a cueilli tout un bouquet.
C’est d’ailleurs le but de sa visite : offrir ces fleurs si particulières à son vieil oncle confiné, porteur de handicap. Véritable cadeau de Noël original. Mais le jeune homme est venu pour quelque chose d’encore plus essentiel. L’intrépide randonneur sort de son arrière-poche un imprimé qu’il a plié en quatre. C’est une affichette de SOS J’Écoute, une association caritative de fondation récente qui s’est fixé pour but de sortir du monde du silence les malentendants dans le besoin. Pour cela, l’ONG organise auprès du grand public des collectes de prothèses auditives usagées. Après leur remise à neuf, l’association offre gratuitement ces appareils retapés à des personnes démunies atteintes de surdité. Des équipements qui n’ont, certes, rien de comparable aux prothèses dernier cri, ces véritables petits bijoux numériques qui, dans le commerce, coûtent les yeux de la tête.
Quand bien même par son geste philanthropique l’association permet à de pauvres déficients auditifs, à l’image de Viye Garson, d’acquérir sans frais des équipements suffisamment performants pour les aider à sortir des abysses de la surdité. Loulou annonce fièrement à son oncle qu’il l’a déjà inscrit sur la liste des prochains bénéficiaires. Des bénévoles de l’association viendront dans l’après-midi rencontrer le vieil homme pour les modalités d’appareillage. Et si tout se passe comme prévu, il obtiendra sa prothèse d’ici à la veille de Noël. Sans doute pour une dernière fois, le neveu a dû se répéter pour bien se faire comprendre. Mais c’était, espère-t-il, pour la dernière fois. Et que dès que son oncle aura été appareillé, ils arriveront tous deux à mieux communiquer.
Viye Garson est aux anges. Le misérable a enfin des raisons de ne plus désespérer. Lui qui, à cause de son handicap, n’a cessé toute sa vie d’être la risée des méchants et des malveillants, peut désormais s’attendre à apprendre à vivre comme les autres. À interagir lors de conversations avec des interlocuteurs. Maintenant, dans le secret de son cœur, le pauvre vieillard peut se dire à lui-même : « Oui, Dieu est Amour ; oui, le Père Noël est un Amour… »
Hermann Assy