Le-Mauricien a rencontré cette semaine Stéphane Gua, le nouveau président du Musée intercontinental de l’esclavage. Il parle de son souhait de rendre le musée plus visible et de sa volonté de faire en sorte que tous les Mauriciens développent un sens d’appartenance à cette institution. Stefan Gua, un enfant de Tranquebar, fils d’un travailleur du port, est graphiste de formation. Il pratique également de la musique, l’art du visuel et des illustrations. « Je me définis comme un militant culturel », confie-t-il.
Depuis votre nomination à la présidence du Musée intercontinental de l’esclavage, avez-vous eu l’occasion de faire une évaluation de la situation ?
Je voudrais expliquer les raisons pour lesquelles je me suis retrouvé à la présidence du musée. Je n’ai jamais été demandeur de quoi que ce soit. Il se trouve que les chercheurs employés au Musée avaient déjà dans le passé pris contact avec moi au sujet des relations industrielles au sein de l’institution l’année dernière après l’arrivée du nouveau gouvernement. Nous avions identifié deux possibilités pour résoudre la situation, soit en adoptant une approche syndicale classique entre employeur et employés, soit à travers des changements d’ordre structurel.
Le Musée intercontinental de l’esclave avait été géré par le biais d’un Special Purpose Vehicle, régi par la loi sur les compagnies. J’avais pensé qu’il fallait développer un modèle similaire à l’Aapravasi Ghat ou au Morne Trust Fund et développer une loi-cadre pour l’ISM de manière à créer des conditions de travail plus intéressantes. C’est cette approche qui avait été adoptée. Les chercheurs du musée et moi avions pris contact avec le ministre de tutelle, Mahen Gondeea, pour régler le problème. C’est dans le sillage de ces discussions que mon nom a été proposé comme président du conseil d’administration du musée.
Naturellement, une de mes priorités comme nouveau président a été les conditions de travail des employés du musée. Si nous voulons que ce musée brille, il ne faut surtout pas que les membres de son personnel se sentent brimés. Ils doivent se sentir à l’aise afin de pouvoir bien faire leur travail. Les 13 employés et chercheurs travaillaient sur une base contractuelle et leurs contrats devaient être renouvelés annuellement.
Or, la loi du travail stipule que nous ne pouvons pas employer des personnes sur une base temporaire pour des activités permanentes. Comme vous le savez, les personnes disposant de contrats déterminés ont des difficultés pour obtenir des prêts bancaires sans compter les autres inconvénients. Tout cela créait un malaise. Les démarches sont en cours en vue de mettre en place un cadre légal, définissant des conditions de travail correctes.
Quelles sont vos priorités ?
Nous avons beaucoup travaillé sur le dévoilement des bustes des esclaves réalisés par Froberville. Il était question qu’ils soient dévoilés par le président de la République française, Emmanuel Macron. Ce dernier n’a pu faire le déplacement parce qu’il doit assister aux obsèques du pape François au Vatican ce samedi. C’est le ministre français de la Francophonie, Thani Mohamed Soilihi, aussi ministre délégué français auprès du ministre de l’Europe, qui l’a fait ce vendredi au musée de l’Esclavage intercontinental. Il a procédé également à l’inauguration de la salle des bustes d’Eugène de Froberville et participer à une table ronde sur la préservation du patrimoine architectural mauricien. Le public sera en mesure de visiter la salle à partir de la semaine prochaine.
Par ailleurs, nous travaillons également sur notre budget pour l’année 2025-26. Pour le moment, j’ai dû mettre tous les projets que j’avais en tête pour parer au plus pressé. Une fois que nous aurons résolu tout cela, nous irons de l’avant avec l’aménagement du musée.
Pourriez-vous nous donner une idée des projets qui vous tiennent à cœur ?
Il y a déjà une feuille de route qui est assez intéressante. Trois bustes ont déjà été acheminés à Maurice. Nous sommes actuellement en négociation en vue d’obtenir une cinquantaine de bustes qui se trouvent encore au château de Blois. Il faudrait aménager des bustes moulés autour de 1840, qui sont en plâtre, et qui nécessitent des conditions de conservation. Un gros travail devra être effectué pour restaurer le bâtiment pour les accueillir.
Une de mes préoccupations consiste à voir comment cet espace peut devenir un endroit où les Mauriciens se sentent à l’aise, peuvent se retrouver et y développer un sens d’appartenance collectif. Chaque Mauricien doit pouvoir sentir qu’il y a une part de lui dans ce musée parce qu’il est un enfant de ce pays.
Pour cela, il faudrait qu’il y ait plus d’activités ouvertes au public. La conférence de Bruneau Maillard consacrée à La vie des esclaves en prison s’inscrit dans ce contexte bien qu’il faille reconnaître que la conférence était surtout d’ordre intellectuel. Il nous faudra imaginer des activités plus accessibles.
Nous travaillons également sur des projets destinés à toucher le milieu scolaire. Ce qui nécessite le développement d’outils pédagogiques pour les enfants afin que nous puissons intervenir dans les institutions scolaires, y compris au niveau primaire. Cela n’existe pas encore, mais il faudrait le faire. Ainsi lors de leur visite au musée les enfants comprendront mieux ce qui se passe et pourront disséminer leurs découvertes. L’organisation des ateliers de travail est aussi envisagée.
Aujourd’hui, nous vivons dans un monde digital et nous sommes en mesure de digitaliser tout ce que nous faisons. Le musée n’est pas uniquement physique, mais également virtuel de manière à ce qu’on puisse le voir n’importe où. C’est d’ailleurs le cas pour les grands musées dans le monde.
Est-ce que vous envisagez le développement du musée uniquement dans une dimension historique ou prenez-vous également en considération la dimension patrimoniale du musée ?
J’aime bien me référer à Édouard Glissant qui, dans le cadre de ses réflexions et analyses, utilise le terme « trace ». Il estime que si nous voulons connaître davantage la phycologie, le narratif des personnes esclavées, il faudrait rechercher les traces. Ce qui fait que l’oralité devient un élément central dans le cadre de ces recherches. Cette oralité, nous pouvons la trouver dans la mémoire collective, les sirandanes, la poésie et l’histoire. Il faudra mettre en valeur cet espace. Les artefacts et les bustes sont extrêmement importants comme témoignages ; il y a ceux qu’Eugène de Froberville a consignés lors de ses rencontres avec ces personnes qui racontent leurs histoires, etc.
Il ne faut pas oublier que de Froberville est lui-même issu de la bourgeoisie. Il est important de laisser la part à l’imaginaire également. Si je prends la période hollandaise, il n’y a pas beaucoup d’iconographies de cette période. Il nous faudrait les créer car il est plus facile pour les gens d’imaginer quelque chose lorsqu’il y a du visuel. Il est impossible d’avoir des visuels sur l’insurrection de 1695 avec Anne de Bengale, etc. Il faudrait créer un espace afin que les artistes puissent interpréter cette partie de l’histoire. C’est extrêmement important !
Un exercice dans ce sens a déjà été effectué avec des artistes. Que sont devenus ces travaux ? Est-ce qu’ils seront retournés aux artistes ?
Il est prématuré de le dire. Il y a des projets du musée qui restent à être concrétisés. Je pense, par exemple, à une exposition permanente. Nous travaillons dessus. Je souhaite que le musée ne dépende pas uniquement des ressources de l’État. Il faudra penser à une Collective Ownership.
Le musée devrait pouvoir, à un certain moment, faire appel aux Pays-Bas qui avaient colonisé Maurice et introduit l’esclavage dans l’île, la France ou la Grande-Bretagne pour solliciter leur aide. Il ne faut pas oublier que le musée doit son existence à une des recommandations de la Commission Vérité et Justice. Cela sous-entend une notion de réparation intrinsèque au musée. Cette question ne se limite pas aux Mauriciens, mais concerne également les pays qui nous ont colonisés et ont pratiqué l’esclavage. Ils ont une responsabilité de réparation.
Dans ce sens, pour faire avancer le musée, il y a encore beaucoup de travail à faire. Ce serait juste que ces États contribuent à ce développement parce qu’après tout, nous partageons une histoire commune avec eux. Il est bien de noter que la France a depuis 2001 reconnu l’esclavage comme un crime contre l’humanité. C’est d’ailleurs un fait reconnu aujourd’hui universellement. La reconnaissance d’un crime implique naturellement réparation. Je note que le Japon et les États-Unis nous ont aidés. Pourquoi ne pas approcher également un pays comme l’Indonésie qui a aussi été touché par l’esclavage ?
Pour revenir aux bustes, est-ce que Maurice les a achetés ou est-ce que ce sont des prêts ?
Pour le moment, ce sont des prêts à long terme. Il y a certainement des conditions qui y sont attachées. Il serait intéressant d’évoquer cette question avec les autorités françaises.
En 2017, à Ouagadougou, le président Emmanuel Macron avait reconnu qu’il y a des biens qui ont été pillés durant la colonisation et qui doivent être retournés dans leurs pays d’origine. Ce n’est pas le cas pour les bustes qui ont été créés dans un contexte différent. Beaucoup de bustes d’esclaves ont été réalisés sur leurs descendants. Ces esclaves étaient originaires du Mozambique et des pays africains et ils sont décédés à Maurice. Ils ont des descendants mauriciens. Ils ont une importance pour des gens qui sont des descendants d’esclaves et dont les portraits ont été réalisés par Eugène de Froberville. Zot ti pou kontan al vizit zot gran fami.
D’une manière plus large, Maurice dispose de très peu d’artefacts liés à cette période. Pour nous, il est important de les avoir ici parce qu’ils symbolisent de façon concrète la nécessité du devoir de mémoire. Même si beaucoup sont originaires d’ailleurs, leur mémoire reste ancrée ici. Ce n’est pas une question de propriété, mais une question plus profonde que cela.
Est-ce que l’exposition dite temporaire sera maintenue ?
Pour le moment, l’exposition est maintenue. Nous voulons que les trois bustes dévoilés vendredi soient visibles au public. Il est possible que par la suite, ils soient transférés, mais nous n’en sommes pas encore là.
Depuis l’ouverture, il y a eu plus de 26 000 visiteurs. Il y a beaucoup plus de touristes étrangers que de Mauriciens. Il faudrait que plus de Mauriciens visitent cet espace et se l’approprient. Si nous arrivons à avoir 10 000 Mauriciens au musée comme cela a été le cas dans les années précédentes, nous pourrons dire que les Mauriciens commencent à prendre conscience de l’importance du musée.
Nous avons entendu certaines personnes associer l’esclavage à la question climatique. Comment cela est-il possible ?
L’esclavage, c’est la pire forme d’exploitation qu’on ait connue. La main-d’œuvre était gratuite, maltraitée, dégradée dans son humanité. Cette forme d’exploitation correspond à l’expropriation de la nature.
À Maurice, il y a eu un grand processus de déforestation et la perte de sa biodiversité. L’arrivée des Hollandais à Maurice a également été marquée par l’extinction du dodo. C’était le début d’une forme d’exploitation à Maurice. Ce qui nous amène à dire que la question de l’esclavage est en corrélation avec la destruction de la nature.
Aujourd’hui, avec la crise climatique globale, les Palestiniens sont les plus menacés. Une autre crise qui menace l’humanité aujourd’hui est l’imminence d’une guerre de grande envergure. Nous pourrions imaginer que la question de la coopération entre les îles de la région, ne serait-ce que concernant la souveraineté alimentaire, se pose sérieusement. Dans un monde où l’entraide et l’échange entre les pays sont basés sur une perspective néolibérale et l’économie du marché, les crises multiples qui touchent la planète et l’humanité découlent du modèle libéral et néolibéral.
Réaliser la connexion nous avons avec Madagascar, les Comores et La Réunion nous permet d’imaginer des échanges avec ces pays sur des bases de coopération différentes, et non pas sur une base mercantile. Ce qui nous permettrait de regarder nos frères et sœurs malgaches avec un autre regard.
Si on comprend bien, la région n’échappe pas à cette dimension néocoloniale…
Dans le bassin de l’océan Indien, il est difficile de contextualiser. La-Réunion est toujours une colonie française. Au niveau des Comores, Mayotte a été détachée de l’archipel par la France et cette île est un département français des plus démunis. Il y a des pays mieux lotis que d’autres, pour des raisons multiples, y compris politique. Maurice et les Seychelles sont de toute évidence les pays qui s’en sortent le mieux. Je ne voudrais pas m’appesantir sur les dynamiques qui ont conduit à notre réussite ou pas. À Maurice, nous avions une bourgeoisie qui était très active et forte et qui savait négocier. D’ailleurs, Maurice est un des pays où la compensation à être payée aux esclavagistes a été longuement débattue.
Un dernier mot…
Je souhaite que chaque mois, il y ait une activité publique visible sur les sites Web et les réseaux sociaux comme YouTube. Il faudrait une interaction dynamique et que le musée soit plus visible.
« Les artefacts et les bustes sont extrêmement importants comme témoignages ; il y a ceux qu’Eugène de Froberville a consignés lors de ses rencontres avec ces personnes qui racontent leurs histoires »
« Il ne faut pas oublier que le musée doit son existence à une des recommandations de la Commission Vérité et Justice. Cela sous-entend une notion de réparation intrinsèque au musée »
« Depuis son ouverture, le musée a accueilli plus de 26 000 visiteurs. Il y a beaucoup plus de touristes que de Mauriciens. Il faudrait que plus de Mauriciens visitent cet espace et se l’approprient »