Devant l’absurdité du monde

Haddiyyah Tegally

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Autrice, rédactrice publicitaire et traductrice, Haddiyyah
Tegally a contribué à plusieurs anthologies telles que Collection Maurice ; Contemplations : Poem & Art Collection About The 2020 MV Wakashio Oil Spill ; Words for the ocean ; et Women’s CreativeMentorship Anthology (éditée par Leigh Marshall et publiée par l’IWP – Université de l’Iowa).

C’est effroyable de voir un film d’horreur tourner en boucle à l’écran, n’est-ce pas ? Les cris résonnent dans votre tête, le sang gicle devant votre mine effarée et vous vous sentez souillé, oppressé, écrasé sous le poids d’images perverses. Vous êtes alors tenté de fermer les yeux, de peur que ces cauchemars ne prennent corps et ne s’enfoncent tout à fait dans la fange de votre petite vie insignifiante. En attendant le marchand de sable, vous priez pour être béni de sa poudre magique, et qu’enfin ces rêves pénibles s’évanouissent dans la nuit.

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Espoir vain. Il n’y a pas de bouton « arrêt », pas de « pause », aucun retour en arrière possible. Vous vous savez en sécurité, mais les frissons qui vous parcourent l’échine trahissent une sensation de vertige, de danger imminent, puisque la souffrance des autres est la vôtre. Le sommeil vous fuit. Un lieu hante vos pensées bien qu’il se trouve à plus de six mille kilomètres de l’île Maurice. Ses habitants, des morts-vivants, vous parlent d’un monde que vous ne connaissez pas, ne comprenez pas, tant la violence et la cruauté empreignent ses traits. Vous essayez alors de vous raccrocher à ce qui vous est familier. Vous vous approchez du miroir à pas hésitants, examinez votre reflet dans la glace, quand soudain, surgit le visage de l’impuissance. La hideur de celui-ci est une gifle.

Si seulement… Si seulement vous pouviez… Mais que faire face à l’impensable, l’inconcevable, l’insoutenable ? Certains parlent d’un lieu maudit, oubliant presque que derrière cet enfer, il y a des hommes de chair et de sang qui ont ouvert le feu. Ils nomment ce morceau de terre d’un peu plus de trois-cent-soixante kilomètres carrés « La bande de Gaza » comme s’il s’agissait d’une bande dépilatoire qu’on s’apprêterait à retirer d’un geste franc et sec pour arracher les poils indésirables de sa peau.

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Tordre ou gommer l’histoire serait chose aisée s’il n’y avait plus personne pour raconter l’indicible ; la cruauté humaine envers un peuple qui suffoque depuis trop longtemps déjà. Néanmoins, les fantômes ont aussi parfois des voix qu’ils vous supplient d’écouter attentivement afin de les désinvisibiliser. Ils vous racontent la Nakba de 1948, exode forcé du peuple palestinien alors dépossédé de ses biens, décrivent la guerre des Six Jours qui éclata en 1967, altérant la face du Proche-Orient à jamais. Tandis qu’Israël occupe la bande de Gaza, ainsi que le Sinaï égyptien, Jérusalem-Est, la Cisjordanie et le plateau syrien du Golan, humiliation et déshumanisation deviennent le lot quotidien des Palestiniens. Chaque matin, avant l’aube, ils sont des dizaines de milliers entassés dans des couloirs qui ressemblent davantage à des cages à bétail, attendant de passer les points de contrôle militaires pour se rendre sur leur lieu de travail. Israël, en imposant de lourdes restrictions quant aux déplacements et aux ressources des Palestiniens, fait grimper le taux de chômage, parmi ce peuple honni, au troisième rang mondial. L’accès à l’eau est également contrôlé, les obligeant à consommer moins que la quantité journalière recommandée.

Étonnamment, Israël viole encore et encore le droit international en toute impunité. Contrôler, détruire, torturer et assassiner sont des actes de violence incommensurables dont il se repaît sans s’inquiéter des représailles et sans jamais éprouver de remords. Les frontières du vice n’ont-elles pas été dépassées, voire annihilées, lorsqu’on exige que des personnes à la liberté piétinée paient pour la démolition de leurs propres maisons – écrins de précieux souvenirs – en sachant pertinemment qu’ils sont loin d’avoir les moyens financiers requis ? Lorsqu’on impose un blocus terrien, maritime et aérien des plus hermétiques ?

Tumeur grandissante, la tyrannie d’Israël ensevelit les espérances d’un avenir meilleur et œuvre à faire sombrer les Gazaouis dans l’oubli. Gaza est réduite à une prison à ciel ouvert où environ deux millions de réprouvés luttent pour survivre. Coupés du monde, affamés, privés de lumière, emmurés dans la douleur et la misère, ils semblent tournoyer dans une nuit sans fin. Tout s’effondre et s’effrite sous les doigts du mal. Les années s’agglutinent en un amas de ruines et de chairs calcinées.

(Crédit photo Umar Timol)

Renoncer à la violence aurait sans doute été noble, mais les dirigeants politiques le sont rarement. Vous le savez, la violence engendre la violence. Ainsi, lorsque le 7 octobre 2023, le Hamas lance une attaque contre Israël comprenant des tirs de roquettes, des incursions terrestres et des assauts coordonnés contre plusieurs villes israéliennes, il est hypocrite de dire qu’elle était imprévisible. Pourtant, le monde est bel et bien en état de choc. Israël, lui, réagit si vite qu’on aurait dit qu’il attendait cette sombre journée pour se venger. Vies pour vie, yeux pour œil, oreilles pour oreille, et dents pour dent… La haine se propage comme une traînée de poudre et vous découvrez que l’empathie chez certains penche uniquement d’un côté. Les vies israéliennes et palestiniennes ne se valent pas aux yeux du monde.

Attendre la mort comme on attend le train ; marcher des kilomètres, pieds purulents, en sachant qu’on devra monter à bord – souvent avant qu’on le veuille, laissant des tout-petits derrière soi, ou pire encore, rester sur le quai et les voir accrochés à la fenêtre du premier wagon, la bouche et les yeux ouverts dans la nuit… tel est le quotidien des familles palestiniennes. Il y a parmi elles de nombreux adolescents qui n’ont jamais connu une autre réalité. Où se réfugier quand même les écoles, les mosquées et les hôpitaux sont transformés en cimetières ? On déplore aujourd’hui à Gaza plus de cinquante mille morts et plus de cent quatorze mille blessés, ainsi que des dommages à environ soixante-dix pour cent des bâtiments – quand ils ne sont pas entièrement détruits. Des chiffres qui ne cessent de croître. En outre, l’UNICEF estime qu’un enfant gazaoui est blessé ou tué toutes les dix minutes.

Nous en sommes donc là, à partager des chiffres, toujours plus de chiffres, toujours plus considérables, et si peu considérés, murmurent les fantômes. Sur le site web de l’ONU, vous y lisez ceci : « Le nombre d’enfants tués en un peu plus de quatre mois à Gaza est plus élevé que le nombre d’enfants tués en quatre ans de guerres dans le monde entier », une déclaration faite en mars 2024 sur le réseau social X par Philippe Lazzarini, le chef de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient). À peine nés, ces petits êtres deviennent des anges de sang et de poussière. Quant aux survivants, l’étincelle de l’enfance a, depuis longtemps, quitté leur regard. Trois ans de cela, ils étaient déjà plus de la moitié à avoir pensé à mettre fin à leurs jours selon un rapport de l’association Save the Children. Y a-t-il plus grande absurdité que faire la guerre à des enfants ?

Guerre, conflit, génocide… pendant que les intellectuels débattent encore et encore sur le mot à employer pour un crime que personne, jamais, n’aurait dû avoir à qualifier, l’abomination continue et l’absurde atteint des sommets. Lors des Jeux olympiques 2024, Yazan al-Bawwab, un nageur de 24 ans a déclaré que sa participation aux JO était un moyen pour lui de montrer que les Palestiniens méritent d’avoir les mêmes droits que quiconque ; « un outil pour prouver au monde que nous sommes aussi des êtres humains », proclamait-il. N’est-ce pas là un phénomène tout à fait étrange de devoir prouver qu’on est un être humain comme les autres, de revendiquer le droit à la vie parce qu’un dirigeant a insinué un jour que votre peuple ne valait pas plus qu’un vulgaire animal ?

Et vous, qu’est-ce qui fait de vous un être humain ? La réponse de Léon Tolstoï est simple : « Si vous ressentez de la douleur, vous êtes vivant. Si vous ressentez la douleur des autres, vous êtes un être humain. » Nul ne sait combien de temps encore durera la douleur face à cette série de phénomènes étranges – car ils ont ceci d’étrange que leur absurdité ne pousse pas à agir. Pas assez. Pas assez vite. Les cessez-le-feu ne sont que de la poudre aux yeux, vous le voyez bien. Quand donc les chefs d’État et les gouvernements sortiront-ils de leur torpeur ? C’est regrettable, disent-ils. Oui, mais après ? Nétanyahou doit être arrêté et jugé. Pas dans vingt ans, pas dans dix ans. Maintenant.

 

 

 

 

 

 

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