Amandine Bascoul-Romeu, Co-gérante de la Libération  : « Se battre pour l’avenir de la presse écrite ! »

Amandine Bascoul-Romeau, la co-gérante du quotidien français Libération, vient de passer quelques jours de vacances en famille, à Maurice. Elle a accepté de répondre à nos questions sur l’évolution de la presse en général et le fonctionnement de Libé, considéré comme une véritable institution et une référence dans le paysage médiatique français en particulier.

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Quel est le parcours professionnel qui vous a conduite à devenir la co-gérante du prestigieux titre de la presse française qu’est Libération ?
— J’ai fait une grande école de commerce, après j’ai travaillé dans le conseil – stratégie organisation — en entreprise, ce qui m’a permis de voyager. J’ai même travaillé à Mayotte à la préparation à la décentralisation, en 2001. Je me suis formée grâce à ces missions et ai continué à développer des compétences en direction de projets et ai intégré une entreprise qui était dans la presse professionnelle. Je suis restée dans ce secteur où je me suis spécialisée dans la direction de projets de transformation ; la presse était déjà en train de se transformer avec internet qui avait complètement percuté son modèle économique. Il fallait continuer à travailler le produit papier et le digital, et développer des sites internet, et c’est comme ça qu’en 2018 je suis arrivée par le biais de rencontres dans le groupe qui était, entre autres, propriétaire de L’Express et de Libération. Le directeur général de ce groupe m’a fait venir pour travailler sur des projets de transformation des rédactions et sur la mise en place de nouveaux outils leur permettant de produire et pour le journal papier et pour la version web. En 2020, quand la structure capitalistique du groupe a changé, j’ai choisi de rester à Libération, où en 2022 on m’a demandé de prendre la direction générale en tant que co-gérante.

N’avez pas eu peur d’accepter cette proposition de relever ce défi ? Étiez-vous préparée pour ?
— Bien sûr que j’ai eu peur, d’autant que je n’étais pas du tout préparée. Avant d’accepter, j’en ai parlé à mes proches, mes collègues de l’administration et de la rédaction, et tous ceux qui m’accompagnent de façon très bienveillante dans mon parcours. J’avais l’avantage de bien connaître l’entreprise et d’avoir une profonde admiration pour le métier de journaliste, surtout ceux de Libé.

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Pour faire partie de la profession, je sais que les journalistes n’aiment pas les administratifs. Ceux de Libération vous ont-ils accepté tout de suite ou ça a pris du temps ?
— Il faut savoir que Libération a une gouvernance particulière. Je ne suis pas directrice de la publication, c’est Dov Alfond, mon co-gérant, qui occupe ce poste de responsable de publication. C’est lui qui est responsable de tous les angles éditoriaux du journal, y compris la responsabilité légale qui y est associée. On parle souvent du pouvoir de la presse, mais il y a des contreparties, et comme Libé est un média qui publie des enquêtes très fouillées, cela nous a conduits très régulièrement à des rendez-vous devant les tribunaux. J’ai le bâton du chef, mais en fin de compte, c’est un travail d’équipe, ce qui rend les choses beaucoup plus faciles au niveau du pilotage et de la gestion.

Le site web de Libé souligne que vous avez accompagné le développement et l’enrichissement de l’offre numérique avec notamment la mise en ligne du nouveau site internet du journal 2021. L’internet est donc indispensable à la survie de la presse écrite ?
— Les ventes et abonnements papier diminuent, et c’est un mouvement mondial inéluctable, mais avec parfois des effets de seuil assez surprenants. En 2024, par exemple, Libération a vendu plus d’exemplaires papier que les années précédentes. Cela s’explique, en partie, par le fait qu’une partie des lecteurs est attachée à la hiérarchisation du papier et à l’objet fini qu’est le journal. Et aussi par le fait que Libération a une empreinte graphique très importante à travers son choix de maquettes, de photographies, de titrailles et que dans les moments de grosse actualité avec des enjeux politiques, sociétaux ou démocratiques, les gens se disent…

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… que pense Libération de cette actualité ? Comment la traite-t-elle ?
— Exactement. Nous bénéficions de cette forte image de marque, ce qui n’empêche pas les lecteurs de ne pas être d’accord et de le dire, parfois avec véhémence, dans le courrier des lecteurs que je lis régulièrement. Il faut savoir que ce courrier reflète aussi les positions qui s’affrontent, avec beaucoup de joutes verbales enflammées dans les comités de rédaction. C’est le creuset de Libération avec le choix de la une qui se fait le soir en direct et peut changer à cause d’informations de dernière minute, juste avant le bouclage.

D’où vient l’énergie qui fait fonctionner une rédaction qui arrive à fournir en étonnant agréablement et de manière quotidienne ses lecteurs ?
— L’énergie vient de la matière première, composée d’hommes et des femmes formées — avec des cartes de presse. Ils sont 235 avec environ 300 pigistes réguliers travaillant selon un calendrier rodé, à la fois dans le traitement de l’actualité quotidienne, dans l’investigation, la réflexion et la culture. En dehors de l’actualité qui arrive à n’importe quel moment, tout est planifié, y compris la façon dont on éditorialise les unes et pour le web, et pour l’édition papier du jour, du lendemain et du surlendemain. Et puis, il y a le portrait de “der”, de la dernière page, qui fait partie de la marque de fabrique de Libé, que beaucoup de lecteurs lisent en premier, comme moi.

Vous parlez avec beaucoup d’émotion de votre travail. Est-ce que pour être plus efficace, une co-gérante ne devrait être moins passionnée, plus détachée de l’entreprise ?
— Bien sûr que je suis émotionnée. Pour guider cette aventure et embarquer tout le monde, il faut y croire avant tout. Je suis la première à y croire, et cela me confère, avec nos équipes, pas mal de légitimité quand, de temps à autre, il faut prendre des décisions ou changer d’orientation. Pour embarquer avec soi, il faut faire ses preuves, et je les ai faites, parce que le hasard a fait que je suis arrivée assez tôt à Libé, ce qui m’a donné le temps de me faire connaître et d’être acceptée des différentes équipes.

Un des slogans web du titre est : une direction de la rédaction engagée pour libérer la parole. Ce combat est-il encore d’actualité ou déjà perdu avec une parole muselée ?
— Non, je parle de la France pour dire que la parole n’est pas muselée, mais qu’il y a parfois des abus et que le journal est là pour éclairer les lecteurs sur le fait que certains acquis sont fragiles, parfois fragilisés, et qu’il ne faut pas dire qu’on est protégé à jamais. Tout ce qui est en train de se passer dans le monde nous prouve qu’un changement peut arriver beaucoup, beaucoup plus vite que prévu. On voit ce qui est en train de se passer aux États-Unis avec son nouveau président, la position des médias, le rapport à la science, à l’éducation, les dérives aux principes que l’on croyait ancrés dans nos cultures et qui sont soit bafoués, soit complètement fragilisés. On peut perdre des années d’avancées de recherches — certains parlent de vingt-cinq ans — avec un simple claquement de doigts. En France, il faut résister à ce type de parole et d’action, et mener le combat sociétal contre ces dérives qui pourraient être importées chez nous.

Ce combat est-il plus dur à mener aujourd’hui qu’hier ?
— Je n’ai pas cette mémoire d’hier, et en cas de doute, je m’adresse aux membres de la rédaction pour leur demander si c’était comme ça avant ou si nous sommes en train de vivre un moment inédit pour la presse dans ses rapports avec le pouvoir, les institutions, la police et la politique, entre autres. Je ne pense pas que ce soit plus dur aujourd’hui mais, par contre, on voit bien qu’il y a des tentatives pour changer la donne et il faut que Libération soit là, à chacune d’entre elles, pour mettre en garde, dénoncer et expliquer ce qui est en train de se passer.

Dans ce contexte, peut-on dire qu’en France, Libération est le contre-pouvoir absolu ?
— La presse en général est qualifiée de contre-pouvoir, et à ce titre, Libération en est un, mais sans abuser, avec toujours cette recherche, cette investigation pour sortir des éléments du discours officiel pour aller chercher les faits et pas uniquement qu’à Paris. Il faut dire qu’on a réussi à perdre cette image parisianiste, qui collait au journal, après pas mal d’efforts, et aujourd’hui, les sondages disent que les trois quarts de nos lecteurs sont hors de l’île de France, donc en province, et on s’enorgueillit. C’est cette proximité avec ses lecteurs pour un média national qu’il faut maintenir avec un autre challenge : augmenter le nombre de jeunes lecteurs. Aujourd’hui, les principales menaces contre la presse sont économiques et le contexte d’évolution réglementaire qui pourraient venir la fragiliser. En France, c’est historique, la presse est en partie aidée par l’État pour la distribution des journaux, et cette aide a été pas mal transformée à l’occasion de la digitalisation des médias. En fait, le principal défi de Libération est économique : il faut qu’on arrive à maintenir un cap avec l’ambition de retourner à l’équilibre, on l’espère en 2028, pour conserver notre indépendance.

Est-ce que vous avez un plafond à atteindre en ce qui concerne le lectorat ?
— Notre objectif pour 2028 est d’atteindre 200 000 abonnés numériques et bien moins pour le journal papier puisque les médias nationaux français prévoient une baisse de 10% par an pour cette catégorie. Aujourd’hui, Libération a entre 25 000 et 30 000 abonnés papier.

À terme, le presse-papiers risque de devenir un produit de luxe !
— Je ne dirai pas ça. Dans l’écosystème qui se met en place, les médias doivent se préparer à travailler dans un nouveau paysage médiatique. Dans le sens où il va avoir de plus en plus d’informations synthétiques produites par des robots et des outils, ce qui est déjà le cas. Donc, pour garder un média, il va falloir deux choses : travailler sa relation, son engagement vis-à-vis de son lectorat pour le fidéliser et l’empêcher de se détourner vers cette couche intermédiaire d’informations synthétiques. Et ensuite se battre — et je l’espère gagner —, la bataille contre tous ces moteurs de recherches et leurs outils afin d’aboutir à un partage de valeurs. Et faire reconnaître tous les médias qui emploient des journalistes formés, qui vont sur le terrain et continuent d’appliquer les méthodes qu’on leur a enseignées et font de l’INFORMATION, au contraire du modèle économique qui est en train de se créer, qui détourne les valeurs et principes du journalisme.

Les chaînes d’information en continu sont-elles plus menaçantes pour la presse écrite que les réseaux sociaux dont chaque abonné est devenu, avec son téléphone portable, un journaliste en puissance ?
— Cette menace on l’a déjà connue avec la vague des chaînes d’information en continu et l’internet, mais en contrepartie, elle a fait naître aussi, entre autres, le fact-checking et le retour au journalisme sérieux. Pour moi, la nouvelle vague qui s’annonce avec l’information synthétique est beaucoup plus dangereuse puisqu’elle produit une information synthétique qui va être générée par des robots et qui va inclure des partenariats conversationnels avec ce petit objet que tout le monde possède et utilise : le téléphone mobile. Les robots vont disposer d’informations à partir de données prises sur votre journal, ils vont les synthétiser, les interpréter et en fabriquer une autre, parfois totalement contraire, mais qui paraît crédible.

Comment faire le lecteur vérifier l’information que lui fournissent les robots de l’Intelligence Artificielle ?
— Avec un élément qui fait aujourd’hui partie de notre ADN et de celui de plein de médias et d’associations professionnelles de défense de la presse : c’est l’éducation aux médias. Il faut vraiment que les jeunes générations se saisissent de la bonne façon de consommer l’information. Il faut développer un esprit critique. Identifier les sources qui font que quand on entend quelque chose, on s’interroge sur sa provenance.

Mais cette bonne façon de consommer l’information, on ne l’apprend pas à l’école !
— En France si. Depuis quelques années, depuis plus précisément les états généraux de l’Information, il y a eu une grosse réflexion sur le sujet et on commence à avoir un mouvement de renforcement de l’éducation, avec des heures obligatoires, mais ça reste une petite partie du programme. Beaucoup militent pour que ça devienne une matière en tant que telle pour aiguiser l’esprit critique. Je vais être très honnête sur ce sujet : j’ai trois enfants, et ce n’est pas facile du tout, mais il faut commencer à parler, à discuter avec eux des nouvelles que l’on reçoit sur le téléphone et leur apprendre à en vérifier la provenance. Dans ce cas, il faut que les parents donnent l’exemple et lisent avec et devant leurs enfants. Quand j’étais enfant et je rentrais à la maison de l’école, chacun de mes parents lisait son journal et partageait ses commentaires sur l’article de deux pages qu’il avait lu et lançait ainsi un débat ! Aujourd’hui, lire un article de quelques centaines de mots est un exploit !

Mais est-ce qu’on a spontanément, naturellement le réflexe de questionner, d’aller vérifier une information avant de la consommer et surtout de la partager ?
— On doit prendre cette habitude et la développer. Sinon, on arrive dans les situations comme celles vécues pendant le Covid, où on a vu des gens lettrés, formés — dont des scientifiques — remettre en question des principes scientifiques séculaires en partageant leurs nouvelles convictions comme des « informations » crédibles. Le Covid a démontré que nos sociétés sont capables de tout accepter et de basculer du jour au lendemain. C’est dans ces moments-là que les médias et les journalistes doivent rester stables, agir comme des phares et continuer à faire leur travail d’explication, d’investigation et d’analyse.

Aujourd’hui en France, la parole du journaliste — ce phare dont vous venez de parler — est-elle écoutée, respectée ?
— Les études montrent qu’il y a une perte de confiance dans les institutions, mais néanmoins, les médias de presse écrite ont un crédit plus important que d’autres métiers. Les médias de la presse écrite sont ceux qui ont plus la confiance de leurs lecteurs. Mais les questionnements sur les sources d’information sur la marche du monde sont nombreux. Face à l’infobésité (*), de plus en plus de gens décident de ne s’informer qu’une fois par semaine.

O Les jeunes que vous visez lisent-ils le journal ou se contentent-ils de ce que leur offrent les plateformes d’information synthétiques ?
— Libération a pas mal de jeunes étudiants qui suivent ses pages culture. Nous organisons régulièrement des événements et des promotions dans toute la France, où les jeunes sont invités à découvrir le journal. Nous avons aussi beaucoup de jeunes sur les sites des réseaux sociaux, ce qui provoque une relation un peu particulière avec ce lectorat en particulier. Oui, les jeunes lisent la presse, mais c’est un combat de tous les instants de les faire passer du stade de simples lecteurs à celui d’abonnés. Pour ce faire, il faut s’adapter aux usages actuels de jeunes et en utilisant tous les outils nécessaires. Les possibilités sont multiples pour créer quelque chose de plus personnalisé dans le cadre de la bonne manière de consommer l’information.

Quelle est la part de la publicité dans le budget de fonctionnement de Libération ?
— 9%, et avec la diversification de l’ensemble des revenus — dont la publicité —, nous devrions atteindre les 25%. Ça fait partie des axes de développement et c’est un travail de tous les instants. Libération a eu un très haut niveau de publicité et de partenariat dans les années 1990, début 2000, et par la suite, ça a diminué pour diverses raisons. Mais la publicité est un partenaire essentiel de la presse, et à moins de suivre l’exemple de certains médias qui choisissent d’autres structures de financement que la publicité…

… comme Médiapart ?
— Ça peut être une solution, mais ce n’est ni notre histoire ni notre volonté. Nous avons aujourd’hui la volonté d’être un média généraliste, d’information et de politique générale : un média complet. Je vous ai parlé des équipes qui réalisent le journal, version papier et version web, et des ventes, mais nous avons aussi besoin de diversifier nos revenus.

Comment se porte Libé face aux exigences de ses actionnaires ?
— Je rappelle que nous avons un système très particulier à Libération avec deux co-gérants, l’un responsable de la rédaction et moi responsable de l’administration. Nous sommes tous les deux nommés par l’actionnaire pour des missions précises. L’actionnaire intervient au moment de la définition de la stratégie où, comme dans toute entreprise, il y a des discussions, des échanges et puis une décision est prise et elle est appliquée.

On dirait que vous êtes constamment au four et au moulin. C’est épuisant de travailler à Libé ?
— Pas tout le temps, ça arrive, mais c’est surtout ultra-enrichissant intellectuellement de travailler avec ses équipes. Il y a aussi beaucoup de réflexion sur le rôle que nous avons en tant que média avec la possibilité d’être des apporteurs de solutions, des proposeurs d’un cheminement qui permet de s’informer, de réfléchir, mais aussi de s’évader. De proposer d’essayer le pas d’à côté, une des spécialités du journal, dans les habitudes de consommateurs d’information pour découvrir d’autres sujets.

Vous parlez de Libération avec tellement d’enthousiasme, de fierté et même d’émotion que je ne peux m’empêcher de vous poser la question suivante : y a-t-il pour vous au niveau professionnel un avenir après Libé ?
— Certainement. Oui, il y aura forcément une histoire après Libération, mais il sera sans doute compliqué de me projeter dans un autre média autre que celui-ci. Ce sera compliqué, mais il faudra faire avec.

Voici ma dernière question : est-ce que, malgré tout ce qui vient d’être dit, il y a encore un avenir pour la presse écrite ?
— Pierre Louette, ancien PDG de l’AFP, entre autres fonctions, cite souvent une étude américaine qui montre que là où les médias locaux ont disparu, les taux d’abstention aux élections ont été les plus importants. Le lien entre l’importance de la démocratie et média est factuel, avéré. Je réponds à votre question : oui, il y a un avenir pour la presse écrite, mais il faut se battre pour créer cet avenir, s’organiser, auprès des jeunes, mais aussi des autorités pour leur rappeler l’importance des médias dans les structures démocratiques. Permettez-moi d’ajouter une note locale pour terminer. J’ai lu que Jacques Rivet, votre ancien directeur, avait déclaré quand il vu internet arriver que cela allait créer un capharnaüm pas possible dans les médias. Je me demande ce qu’il dirait aujourd’hui avec l’Intelligence Artificielle et l’impact qu’elle peut avoir sur la profession, et de voir les voies qu’il préconiserait pour y faire face.

(*) Surabondance d’informations caractéristique à l’ère
du numérique, essentiellement attribuable aux technologies
de l’information et de la communication et à l’hyperconnectivité qui en découle.

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