Qui vole un letchi…

Souvenez-vous.
Il y a quelques années, un homme a eu la très mauvaise idée d’aller voler des letchis dans la cour de nul autre que le Commissaire de police de Maurice. Arrêté le même jour, traduit en Cour le même jour, emprisonné le même jour pour six mois.
Pendant ces mêmes années, d’autres hommes ont manifestement volé aussi. Pas quelques letchis. Des centaines de millions de roupies. Pas dans la cour du Commissaire de police. Dans notre poche. Et pendant toutes ces années, cela a été considéré, en tout cas par ces perpétrateurs, comme étant « normal ». Comme échappant aux lois régissant le commun des mortels. Nous.
Pendant ces années, nous avons su, sans pouvoir le prouver, que d’énormes malversations étaient pratiquées, par des puissants s’estimant au-delà de tout, protégés par leur position, par leur supposée « respectabilité ». Mettant en place un système dont les ramifications court-circuitaient allègrement toute possibilité de contrôle.
C’est aussi cela que le vote de la population mauricienne de novembre 2024 a voulu faire tomber. Une façon de faire toujours plus de choses répréhensibles en toute impunité. Pire : avec l’arrogance de l’impunité.
Au lendemain de ces élections qui ont balayé le gouvernement Pravind Jugnauth, la population attendait manifestement que des têtes tombent. Comme une catharsis nécessaire après dix ans d’étouffement. Il n’en a rien été. Et certains en seraient presque venus à regretter que le nouveau Premier ministre, Navin Ramgoolam, semble s’en tenir à sa promesse de campagne à l’effet qu’il n’y aurait pas de « chasse aux sorcières » s’il était élu. Sur le fond, cette promesse était bienvenue. Elle disait que nous n’allions pas continuer à nous inscrire dans une logique voulant qu’à chaque changement de gouvernement, la priorité soit au déboulonnage systématique de tout ce qui avait précédé, comme une vendetta assumée qui consisterait uniquement à retirer les hommes du précédent pour mettre les siens, guère mieux au final, et servant juste à assurer que le nouveau camp puisse « profiter » autant, sinon plus, que le précédent.
Mais pour qu’une société puisse s’assainir, elle a besoin d’avoir pas seulement le sentiment mais aussi la preuve concrète que les politiques, de quelque bord qu’ils soient, ne se contentent pas de s’entre-protéger, comme une caste à laquelle on ne touche pas.
Les arrestations et inculpations de ces dernières semaines semblent montrer que tel ne sera pas le cas. Au lieu d’actions immédiates et spectaculaires, le nouveau gouvernement a manifestement privilégié un travail patient qui a consisté à réunir des éléments concrets, à monter des dossiers consistants avant d’agir. Après les arrestations et inculpations de l’ex-Premier ministre et de l’ex-Gouverneur de la Banque de Maurice pour malversations financières, l’arrestation et l’incarcération cette semaine de l’ex-ministre des Finances semblent vouloir donner le signal que l’impunité ne sera plus de mise. Il reste à voir jusqu’où cela ira, dans un monde où la corruption semble être devenue un mode de gouvernement.
Pendant longtemps, la corruption a été présentée et perçue comme une affaire de « pays sous-developpés » ou non-démocratiques.
Mais les États Unis ont aujourd’hui pour Président un homme, Donald Trump, qui vient d’être condamné sous 34 accusations criminelles liées à la falsification de registres financiers d’entreprise dans l’État de New York. Peu avant son retour le 20 janvier dernier à la Maison Blanche, Donald Trump avait, en effet, été déclaré coupable par un jury de 12 citoyens unanimes devant une Cour pénale de Manhattan, de falsifications comptables pour cacher aux électeurs le paiement de 130,000 dollars à la star de films X Stormy Daniels, à la fin de sa première campagne victorieuse en 2016 contre Hillary Clinton. Mais bien que reconnu coupable, ce qui fait de lui le premier Président élu des États-Unis condamné au pénal, donc un « repris de justice », Donald Trump a été officiellement dispensé de peine. Il a également échappé à toute conséquence judiciaire dans les trois autres affaires où il avait été inculpé, dont celle devant la justice fédérale pour ses tentatives illégales d’inverser les résultats de l’élection présidentielle de 2020. Dossier dans lequel le procureur a abandonné les poursuites après l’élection de Donald Trump le 5 novembre, alors que le procès n’avait pas encore commencé. Car, a-t-il déclaré, « il est bien établi qu’un Président en exercice ne peut pas être poursuivi, donc le procès pour fraude électorale au Tribunal de District de DC sera classé ».
Mais pourquoi donc les plus « responsables », les plus investis de pouvoirs régissant les droits et devoirs les plus démocratiques, devraient-ils être, par les règlements régissant ces mêmes démocraties, exemptés, exonérés de la nécessité de rendre des comptes ?
Nos systèmes ne sont-ils pas, au fond, devenus de vastes machines à fabriquer l’impunité pour les plus puissants ? À normaliser les abus ?
La même question se pose en ce moment en France.
Connu notamment pour ses enquêtes à l’origine de nombreuses révélations sur les affaires Woerth-Bettancourt, l’affaire Karachi, l’affaire Sarkozy-Kadhafi, l’affaire Cahuzac, l’affaire des quotas de carbone, le journaliste Fabrice Arfi, co-responsable des enquêtes à Mediapart, publiait en 2022 le très justement nommé Pas tirés d’affaires.
Dans cet essai paru en 2022 chez Le Seuil dans la collection Libelle, il faisait le bilan de quinze ans d’enquête, en soulignant à quel point, au fond, les choses ne changent pas.
Dans l’émission Quelle Epoque de Léa Salamé à l’occasion de la sortie de son ouvrage, il déclarait ceci : « J’ai voulu essayer de comprendre quel est le sens de ce qu’on appelle communément les affaires. En partant d’un constat tout simple, c’est qu’on est les citoyen-nes d’un pays qui avons eu un Président de la République, Jacques Chirac, qui a été condamné pour des atteintes à la probité ; son Premier ministre, Alain Juppé, qui a été condamné pour des atteintes à la probité ; le successeur de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, qui a été condamné deux fois pour des atteintes à la probité et qui est multi mis en examen dans l’affaire des financements libyens ; son Premier ministre François Fillon qui a été condamné pour des atteintes à la probité. Un ministre responsable de la lutte contre la fraude fiscale, Jérôme Cahuzac, condamné pour… fraude fiscale. La justice, avec le peu de moyens qu’elle a, arrive à faire fonctionner ce qui est son essence dans la lutte contre la corruption. Le problème, c’est qu’on n’en tire aucune espèce de conséquence citoyenne entre nous, au-delà du fait politique. (…) En fait, on s’habitue à une sorte de maladie qui tue le fait démocratique lui-même et la confiance qu’on peut avoir dans toute la représentation ».
« Quand il se passe ce type de problème avec d’autres types de délits, prenons le trafic de drogue : si on a une multiplication de condamnations, on va se dire on a un problème avec le trafic de drogue. Dans le grand monde de la délinquance en col blanc, et des espaces de réalités parallèles qui sont parfois créés dans le débat public, quand il y a ces affaires-là, la question qu’on se pose c’est : est-ce que la justice est politisée, est-ce qu’il faut supprimer le parquet national financier ? Quand on fait tomber des dealers de drogue, on ne dit pas est-ce qu’il faut supprimer la police, la brigade des stups. Pourquoi ce sont des questions qu’on pose quand c’est le monde qui touche précisément celui de la politique ? », interroge encore Fabrice Arfi.
Une mafia politique de haut vol a manifestement été à l’œuvre chez nous à Maurice au cours de ces dix dernières années. Une mafia politique qui s’est appropriée des ressources essentielles à notre développement, tant économique qu’en termes de société et de démocratie. Serons-nous aussi exigeants avec ceux-là qu’avec nos voleurs de letchis ? Affaires à suivre…
SHENAZ PATEL

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