Faire et défaire…

Toute civilisation est-elle d’emblée condamnée à disparaître ? Au regard de l’histoire, l’on pourrait penser que oui, tant de peuples ou de cultures auront trépassé, que ce soit sous le joug des colons, du fait des affres de Dame Nature, ou encore parce qu’écrasés par le propre poids de leur évolution. Ainsi en aura-t-il en effet été de l’Empire romain, des Mayas ou encore, plus près de nous, de l’Empire ottoman. Aussi apparaît-il légitime de se poser la question de savoir si notre société thermo-industrielle ne serait pas, elle aussi, promise à subir le même sort. Certes, les temps ont changé, et le contexte est bien sûr totalement différent de ce qu’il était dans un lointain passé, mais au fond, l’effondrement n’est-il pas un phénomène conjoncturel propre à chaque civilisation, quel que soit le chemin qu’elle emprunte ?
Que l’on se rassure (mais le faut-il vraiment ?) : notre survie, et a contrario notre disparition, ne sont en aucune façon inscrites dans l’ADN de l’évolution; ce qui nous permet de maintenir l’illusion que l’humain trouvera toujours le moyen de se relever des pires situations. Sauf qu’il en est autrement de notre développement, ainsi que des outils que nous aurons mis en place pour en arriver là où nous en sommes aujourd’hui… avec leur lot de conséquences. Or, il s’avère que l’un d’eux, le plus puissant de tous, est notre système économique, et que celui-ci nous aura conduits à transgresser au fil des siècles les lois fondamentales de la nature, et ce, au nom de notre seul profit. Et ça, ce n’est pas vraiment de très bon augure.
Aujourd’hui, et n’en déplaise à certains, nous sommes au bord d’un nouvel effondrement civilisationnel. Toutefois, à la différence des Haumakas (anciens habitants de l’île de Pâques) ou des Mayas, ce n’est pas de la chute d’un peuple et d’une culture dont il est cette fois question, mais de la possible disparition de l’humanité entière, ainsi que probablement de la majorité (ou de la totalité) du reste du vivant. Autant dire que l’enjeu est très différent, car cet effondrement-là ne fait pas référence à un collapse financier, économique, politique, social ou culturel, mais à tout cela à la fois. Et si l’on y ajoute le changement climatique et l’accélération de la disparition de la biodiversité, on se rend alors compte à quel point la menace est bien réelle.
Pour autant, cette conjecture de problèmes n’a qu’une seule et unique origine – faut-il le souligner, d’ordre anthropique : notre propension à vouloir maintenir coûte que coûte un système sociétal d’apparence robuste (mais en vérité à l’agonie), et dont l’unique objectif est de garantir une augmentation des richesses et une croissance éternelle. Or, rien ne dure dans la réalité physique des choses; pas plus notre espèce, et ce que nous représentons individuellement, que la planète qui nous abrite. De même que l’éternité n’est réservée qu’aux croyants et à notre univers, et certainement pas à un mode de développement axé sur l’exploitation continue de son environnement. Car toute chose, un jour ou l’autre, finit toujours par manquer, qu’il s’agisse d’or, de pétrole ou du lithium dont on nourrit nos batteries.
L’état de notre planète en est un autre exemple, et qui plus est le plus alarmant. Car en la matière, c’est un fait, nous arrivons déjà au « bout du minerai ». Pour preuve, des neuf limites planétaires déterminées par les scientifiques, six ont déjà été franchies depuis l’an dernier, à savoir le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, le changement d’usage des sols, le cycle de l’eau douce et l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère. Pire : si nous dépassons les trois dernières limites, alors cela entraînera inévitablement un collapsus, avec comme conséquence une possible disparition du vivant sous toutes ses formes.
Cet état des lieux climatique est certes peu reluisant, mais le plus grave est qu’il n’est pas le seul. Car un effondrement n’est pas une banale crise, mais une mosaïque de défis conjoncturels, imbriqués les uns dans les autres et liés à une source commune; un peu comme un jeu de dominos, et dont il suffirait de ne pas pousser le premier pour qu’aucun autre ne tombe. Aussi, l’origine du nœud gordien étant connue, seule une action radicale pourrait encore nous sauver du précipice. Encore faudrait-il pour cela accepter un changement de paradigme, et donc de défaire tout ce qui a été fait jusqu’à présent. Ce qui, hélas, semble encore hors de notre portée intellectuelle.

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