Enfin ! Après dix longues années d’hibernation démocratique, nos villes vont pouvoir se choisir leurs représentants. Une décennie perdue pendant laquelle les municipalités ont été dépouillées de leurs prérogatives, de leur autonomie et surtout de leurs ressources financières.
L’annonce des élections municipales par le nouveau gouvernement est une première étape encourageante, mais ne nous y trompons pas : il faudra bien plus qu’un simple scrutin pour réparer les dégâts causés par la centralisation excessive du pouvoir que nous avons subie.
Un détournement silencieux
Rappelons-nous l’abolition de la taxe municipale, présentée comme un cadeau aux contribuables urbains. Qui peut croire qu’il s’agissait réellement d’une mesure bienveillante? Cette décision n’était rien d’autre qu’une stratégie délibérée pour affaiblir nos municipalités, les rendre dépendantes des subventions gouvernementales et, in fine, les transformer en simples exécutants dociles du pouvoir central.
Sans ressources propres, nos villes sont devenues des coquilles vides, incapables de mener des politiques adaptées aux besoins spécifiques de leurs habitants. Comment peut-on parler de démocratie quand les décisions concernant l’aménagement de nos quartiers, nos infrastructures ou nos services publics sont prises par des bureaucrates déconnectés des réalités du terrain ?
La vitalité de Port-Louis s’est éteinte progressivement, ses rues se sont dégradées, ses espaces publics ont été abandonnés. Qui peut prétendre que la capitale reflète aujourd’hui l’ambition d’un pays qui aspire à rejoindre le club des nations développées ? Curepipe, autrefois fière de son éclat, de son climat et de son architecture, n’est plus que l’ombre d’elle-même, tandis que Beau-Bassin/Rose-Hill et Quatre-Bornes ont vu leurs infrastructures se délabrer année après année. Quant à Vacoas-Phoenix, ses problèmes spécifiques se sont aggravés dans l’indifférence d’un pouvoir central plus préoccupé par l’annonce de grands projets tape-à-l’œil que par le bien-être quotidien des citoyens. Comble de l’absurdité, un député de l’ancien régime avait même eu l’outrecuidance de promettre de transformer cette ville en “Manhattan mauricien” – ironie suprême quand on sait qu’il était incapable d’assurer ne serait-ce que le ramassage régulier des ordures ou l’entretien des routes.
La décentralisation : clé de voûte d’une démocratie authentique
La décentralisation n’est pas un concept abstrait ou une simple réforme administrative. Elle représente une philosophie politique fondamentale qui reconnaît que le pouvoir doit être exercé au plus près des citoyens qu’il affecte. C’est la reconnaissance que la diversité de notre pays ne peut être administrée efficacement depuis les bureaux climatisés, et avec vue de l’Hôtel du Gouvernement.
L’efficacité et l’adaptation aux réalités locales constituent la première vertu d’une décentralisation réussie. Les embouteillages à Port-Louis, et vers la capitale, ne se résolvent pas avec les mêmes solutions que ceux de Quatre-Bornes. L’aménagement urbain de Curepipe, avec son climat particulier, exige une approche différente de celui de Vacoas-Phoenix. Seuls des élus locaux, vivant quotidiennement ces réalités, peuvent véritablement comprendre et traiter ces spécificités avec la finesse nécessaire.
Mais au-delà de l’efficacité, c’est toute la question de l’innovation politique et sociale qui est en jeu. L’histoire nous enseigne que les grandes avancées sociétales naissent souvent d’expérimentations locales. Des municipalités autonomes peuvent devenir de véritables laboratoires d’innovation, testant de nouvelles approches de développement urbain, de participation citoyenne ou de services publics. Ces expérimentations, impossibles à l’échelle nationale en raison des risques politiques qu’elles comportent, peuvent fleurir dans le terreau fertile de l’autonomie locale. Imaginons ce que des maires visionnaires pourraient accomplir en matière de mobilité durable, d’économie circulaire ou d’inclusion sociale si on leur en donnait les moyens!
La décentralisation constitue également un rempart essentiel contre les dérives autoritaires. Montesquieu nous l’enseignait déjà : la concentration du pouvoir mène inévitablement aux abus. Des municipalités fortes, disposant de ressources propres et d’une légitimité démocratique directe, forment un contre-pouvoir indispensable face aux tentations hégémoniques du gouvernement central. L’histoire récente de Maurice nous a montré combien ce contrepoids est nécessaire pour préserver nos libertés et la vitalité de notre démocratie.
C’est également à l’échelle locale que se construit la conscience civique. Quand les citoyens peuvent constater directement l’impact de leurs choix électoraux sur leur environnement quotidien, quand ils peuvent interpeller directement leurs élus sur la propreté de leur rue ou la qualité de leur école de quartier, c’est toute la culture démocratique qui s’en trouve renforcée. La politique municipale est la porte d’entrée de l’engagement citoyen, le premier échelon d’une démocratie vivante.
Pour un véritable renouveau démocratique
Si nous voulons réellement faire renaître notre démocratie locale, il nous faut envisager une refonte complète de notre architecture institutionnelle. La restauration d’une véritable autonomie fiscale pour nos municipalités est la condition sine qua non de cette renaissance. Sans ressources financières propres, garanties et non soumises au bon vouloir du gouvernement central, toute promesse d’autonomie restera lettre morte. Le rétablissement d’une forme modernisée de taxe municipale, associée à une péréquation nationale pour éviter les inégalités territoriales trop criantes, est une nécessité absolue.
Cette autonomie financière doit s’accompagner d’une réforme constitutionnelle consacrant le principe de subsidiarité, cette idée fondamentale selon laquelle ce qui peut être géré efficacement sur le plan local doit l’être. Il ne s’agit pas de créer un État dans l’État, mais de reconnaître que certaines compétences sont naturellement mieux exercées par les collectivités locales. L’éducation primaire, par exemple, gagnerait à être gérée au plus près des réalités locales, tout comme les politiques de santé préventive, d’action sociale ou d’animation culturelle. Le gouvernement central conserverait son rôle stratégique et régulateur, garantissant l’équité entre les territoires et la cohérence nationale des politiques publiques.
Cette transition vers une gouvernance plus décentralisée ne peut se faire brutalement. Elle nécessite un transfert progressif mais résolu des compétences, accompagné des ressources humaines et financières correspondantes. Elle exige également l’émergence d’une nouvelle culture politique, fondée sur la concertation et le respect mutuel entre l’État et les collectivités locales. Les conférences territoriales, les contrats de développement État-municipalités, les mécanismes de codécision sur les grands projets d’infrastructure sont autant d’outils à inventer pour faire vivre cette nouvelle gouvernance partagée.
Maurice se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Nous pouvons choisir de continuer sur la voie d’un centralisme autoritaire qui a montré ses limites, avec des villes exsangues, des services publics défaillants et une démocratie atrophiée. Ou nous pouvons nous engager résolument vers une démocratie plus mature, plus proche des citoyens, plus efficace, où les municipalités jouent pleinement leur rôle d’échelon fondamental de notre vie collective.
Les élections municipales qui s’annoncent ne sont que le premier pas d’un long processus de reconstruction démocratique. Elles doivent être l’occasion d’un débat de fond sur la place des villes dans notre architecture institutionnelle, sur leur autonomie et sur leur financement. Exigeons que nos candidats s’engagent clairement sur ces questions fondamentales. Exigeons qu’ils proposent une vision ambitieuse pour nos villes, qu’ils défendent avec conviction leur droit à construire Maurice de demain : plus juste, plus durable, plus innovante.
Car la vraie démocratie ne se limite pas à un bulletin dans l’urne tous les cinq ans. Elle ne se résume pas à l’alternance des équipes gouvernementales. Elle se vit au quotidien, dans la capacité de nos communautés à délibérer ensemble, à faire des choix collectifs, à prendre en main leur destin. C’est cette démocratie vivante, enracinée dans nos territoires, que nous devons reconquérir. Le temps est venu de reprendre en main nos villes, notre citoyenneté et, finalement, notre avenir commun.