À quelques jours du 57e anniversaire de l’indépendance du pays et une semaine après le passage dévastateur du cyclone Garance chez l’île sœur, l’heure est à la réflexion. Si nous l’avons échappé belle, pendant combien de temps encore ? Ainsi, face à une situation climatique et géopolitique changeante, la question de la sécurité alimentaire ressurgit. Nous avons rencontré Cédric de Spéville, CEO du groupe Eclosia — entreprise pionnière dans la production alimentaire et autres — et grand amoureux du pays. Dans cet entretien à bâtons rompus, il nous partage sa vision et surtout sa confiance dans le savoir-faire et le savoir-être mauriciens, essentiels pour parvenir à se nourrir bien et comme il faut. Pour lui, il est donc grand temps « de reprendre notre destin en main », et comme le dit si bien Voltaire, il est temps de cultiver notre jardin…
Pour commencer, comment se porte Eclosia ?
Il y a une certaine stabilité retrouvée qui permet de regarder l’avenir avec plus de sérénité. Nous avons des investissements dans de nouveaux secteurs : énergie renouvelable, l’économie circulaire, packaging durable, l’économie bleue… et aussi des projets importants en Afrique de l’Est dans nos métiers historiques ayant trait à la sécurité alimentaire, en particulier au Kenya et au Rwanda.
Aussi, la qualité de nos équipes y joue pour beaucoup et la « can do » attitude qu’on arrive à avoir, malgré tout. J’ai vu beaucoup de nos équipes accomplir des choses extraordinaires, et ce, malgré toutes les difficultés. Et pour cela, je tiens à saluer l’attitude positive de nos équipes.
Pour autant, nous faisons aussi face à des challenges importants qui touchent presque tous les secteurs dans lesquels nous évoluons : recrutement, tensions sur le fret, coûts de production en hausse… La vigilance est de mise. Sans parler des instabilités géopolitiques qui peuvent avoir des conséquences graves sur nos approvisionnements. Même s’il faut le rappeler que nous avons beaucoup de chance de vivre dans un pays comme le nôtre !
Ces dernières années, surtout post-Covid, la question de la sécurité alimentaire semble avoir refait surface, et ce, de manière récurrente. Comment se positionne Eclosia par rapport à cela ?
Historiquement, la naissance même du groupe s’est basée sur la nécessité d’une autosuffisance alimentaire pour le pays, c’est ainsi que la filière avicole s’est développée dans notre île il y a presque 60 ans. Depuis, la sécurité alimentaire reste la préoccupation majeure de notre groupe, que cela soit dans la fourniture quotidienne de farine, de poulet, de lait et de yaourt, entre autres…
Et les effets bénéfiques de la production alimentaire locale ne sont plus à démontrer : économie de devises étrangères, emploi local, circuits plus courts, contrôle et qualité… Nous devons être au rendez-vous pas seulement en termes de quantité, mais également de qualité — Eclosia pionnier et innovant dans tous les secteurs food, et cela continue —, innovations constantes pour des produits locaux de qualité ! Par exemple, le yaourt grec dans un pot en carton ou encore le poulet fermier pour ne citer que ceux-là.
Par ailleurs, la sécurité alimentaire signifie également alimentation responsable. Soit guider les consommateurs pour manger plus équilibré et prendre soin de leur santé et faire évoluer nos produits en ce sens en adoptant le label Nutri-Score qui nous pousse à revoir certaines de nos recettes sur les teneurs en sel ou en sucre.
Aujourd’hui, l’enjeu de sustainability devient aussi important que le reste, et nous devons en tenir compte pour des changements en profondeur dans nos industries. Atteindre un meilleur niveau d’indépendance énergétique est aussi essentiel pour le pays, et Eclosia tient à jouer pleinement son rôle, que ce soit en termes d’utilisation d’énergies renouvelables (PV, CNIS etc.), que du point de vue fourniture de solutions (avec le fort leadership de Reneworld sur la scène locale). Du coup, on commence par nous : CNIS, efficacité énergétique chez Maurilait. Je crois beaucoup en l’idée des cercles vertueux, où nous arrivons à concilier impératifs économiques, environnementaux et sociaux. Aujourd’hui nous arrivons déjà à valoriser 70% de nos “déchets” qui deviennent des coproduits/matières premières de qualité. Cela réconcilie la résilience de notre pays et les bénéfices d’une production locale.
Dans le contexte économique et écologique actuel, quels sont les enjeux de la sécurité alimentaire sur notre territoire ?
Être en sécurité alimentaire, cela veut dire que nous avons de la nourriture de qualité, en quantité suffisante, pour nourrir les Mauriciens. Pendant pas mal d’années, au vu de la globalisation et de la théorie sous-jacente des avantages comparatifs, pas mal de pays — y compris Maurice — se sont dit « faisons ce qu’on fait le mieux, comme cela on sera suffisamment riches pour importer tout ce dont on a besoin… » Sans même parler de la période Covid qui nous en a fait la démonstration brutale, il est aujourd’hui évident qu’atteindre un certain niveau d’indépendance, d’autosuffisance est essentiel : enjeux géopolitiques ayant un impact direct sur notre capacité à nous approvisionner de l’étranger, problèmes logistiques, volatilité des prix et effets du taux de change, impact environnemental ou contraintes sanitaires/épizooties…. Sont des soucis qui sont là pour durer et qui nous force à “reprendre” notre destin en main.
Aussi, se battre pour un certain niveau d’autosuffisance ne veut absolument pas dire se couper du monde, bien au contraire. Mais nous avons un devoir de produire localement tout ce qui peut l’être de manière efficace. Les contraintes sont nombreuses, au premier plan desquelles le manque d’espace et en parallèle la difficulté pour dégager des économies d’échelle importantes — en plus des problèmes mentionnés plus haut ; mais les opportunités existent. Il faut toujours s’assurer de faire le bon diagnostic et ne pas foncer tête baissée.
Chez nous, nous avons quelques exemples concrets dont Innovation chez Eclosia avec la ferme d’insectes de LFL pour remplacer partiellement les protéines importées dans la fabrication d’aliments pour animaux/Filière avicole – Avipro – contract growers – LFL/Avishop. Cela dit comme mentionné plus haut, la sécurité alimentaire de Maurice ne peut pas être vue en isolation, et nous devons continuer de développer des partenariats avec les pays amis, en particulier de la région. Je vais vous donner simplement deux ou trois exemples d’Eclosia pour illustrer mon propos :
•Ferme grand-parentale au Kenya en back-up de nos installations mauriciennes
•Logistique d’approvisionnement en céréales avec nos partenaires d’Urcoopa à La Réunion
•Accord de garantie de sécurité d’approvisionnement en blé entre Les Moulins de la Concorde et le groupe Soufflet-Invivo en vigueur depuis 2008
•Structuration des filières de production à Madagascar ou nous sommes présents depuis 30 ans.
Aujourd’hui ce qui paraît une évidence ne l’a pas toujours été. Le Covid aura été un wake-up call salutaire : pouvez-vous vous imaginer ce qui se serait passé si nous n’avions pas, aux Moulins de la Concorde, 40KT de blé prêt à être moulu et distribué ? Si LFL n’avait pas suffisamment de nourriture pour alimenter les élevages de ses clients ? Si…
La production alimentaire locale est un métier d’avenir, où on touche concrètement au concept de valeur ajoutée et de sens même de nos activités : nourrir ! C’est aussi un métier qui est de plus en plus technologique et passionnant, il suffit de voir le rythme des innovations dans le domaine. Quelques exemples : agriculture cellulaire, alternatives à base de plantes, robotisation des fermes, des innovations dans le packaging, les secteurs du food waste management ou encore du restaurant delivery…
Tous les pays qui ont malgré eux délaissé ces métiers sont en train de ramer pour remobiliser des investissements et des vocations. On ne peut pas jouer avec la sécurité alimentaire d’un pays ! À Maurice, le secteur de la production alimentaire locale est en croissance constante, et heureusement !
Le pays a-t-il les ressources nécessaires (terre, eau, main d’oeuvre) pour adopter une politique entièrement axée sur l’autosuffisance ?
Bien sûr que non, mais il faut faire le maximum, là où ça a du sens. L’industrie avicole est un exemple parlant : autosuffisance, qualité, sécurité sanitaire, mais aussi une VA locale d’environ 4,9 milliards de roupies en 2023, 4 800 emplois.
Il y a certainement des choses à faire au niveau de la pêche/produits de la mer. On doit aussi se battre pour augmenter la production maraîchère — avec des évolutions pratiques, une meilleure technologie et l’intégration des filières. Par exemple, chez New Maurifoods, on accompagne les planteurs locaux pour favoriser l’agriculture raisonnée dans leurs champs de salades et de légumes. Approvisionnement en plantules en amont, formation, accompagnement sur le terrain, audits qualité en aval… Autant d’étapes cruciales pour donner les outils aux agriculteurs pour des légumes et des salades saines.
La quête de l’autosuffisance ne doit pas être vue comme un rejet de l’extérieur. Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre, mais surtout en s’assurant de donner tous les moyens à la production locale pour se développer : level playing field/pas de burden additionnel sur le local, et reconnaissance du “service rendu” au pays. Il faut installer une obsession : produire local !
Nous importons pourtant la grosse majorité de nos produits alimentaires… Et le peu que nous produisons reste exposé aux conditions climatiques de plus en plus intenses, ainsi qu’aux épidémies et autres…
Les problèmes sont effectivement nombreux, mais chaque chose prise en isolation a potentiellement une solution. Ensuite, il faut rester pragmatique, logique : faire ce qui a du sens, et qui peut être fait efficacement. Exemple de la gestion de l’eau avec la sécheresse qui sévit : la récupération d’eau est un “must” qu’on met déjà en place dans nos entreprises afin d’anticiper au maximum.
Justement, il y a récemment eu une “crise avicole” l’an dernier avec une pénurie d’oeufs, de poulet… entraînant une vague de panique chez les consommateurs. Que faire face à de telles situations qui seront sans doute amenées à se répéter ?
Le poulet est effectivement un vrai case study de réussite de production locale, et se retrouve d’ailleurs comme la viande la plus consommée localement, et aussi la viande qui « absorbe » les problèmes d’approvisionnement fréquents sur les viandes importées (mouton, bœuf, agneau…). Les capacités de production installées, les niveaux généraux de stocks etc. sont suffisants pour assurer une fourniture stable à Maurice. Ça a été le cas depuis presque 60 ans.
L’année dernière, il y a eu un manque provisoire de poulet frais suite à une demande beaucoup plus forte couplée à un problème chez un des producteurs. Les choses se sont rétablies après quelques mois. Nous ne serons jamais à l’abri d’accidents similaires — c’est le propre du domaine du vivant. Rigueur sanitaire et qualité des pratiques d’élevage sont clé. À ce sujet, la collaboration public-privé est fondamentale pour s’assurer de plus de transparence, et que les décisions soient prises rapidement pour éviter que toute crise ne s’étende.
Lorsque l’on parle d’autosuffisance alimentaire, de retour à la terre, de produire et de consommer localement, il y a toujours cette idée préconçue que cela coûtera forcément plus cher pour le producteur et le consommateur. Est-ce vrai ?
Je pense que c’est faux, et l’excellent travail de l’AMM à travers le Made in Moris doit continuer pour que tous les Mauriciens s’en rendent compte. D’ailleurs, si les produits locaux étaient plus chers, ils ne pourraient pas “compete” — nous sommes l’un des pays les plus ouverts commercialement. Aussi, n’oublions pas que dans chaque produit local, ena nou lame ladan, et que chaque roupie dépensée sur un produit local reste à Maurice : salaires, fournisseurs locaux, taxes… contrairement aux fuites économiques causées par les importations. Sans même reparler de l’impact environnemental !
Si un produit local existe, c’est qu’il a sa place. Par contre, il peut arriver qu’il y ait des “coups” faits par certains importateurs sur des deals spéciaux équivalents à du dumping contre lequel nous devons continuer de nous battre. Encore le concept de level playing field. J’ai eu l’occasion de rencontrer le ministre Aadil Ameer Meeah à quelques reprises, et en particulier lors des assises de l’industrie il y a trois semaines. Les messages sont très encourageants et montrent bien que nos décideurs ont compris les enjeux entourant la production locale.
En parlant de retour à la terre et de remettre la nature au centre de tout développement, Eclosia membre du collectif mauricien pour Roches Noires a récemment signifié son intention de faire de ce site naturel un parc naturel. Où en est le dossier ?
Notre Collectif reste à 100% engagé pour réaliser ce projet de parc naturel. C’est une telle évidence que nous devons nous assurer de restaurer et protéger les espaces naturels sensibles : c’est tout le pays qui en sortira gagnant, à tous points de vue — sans même parler de la prospérité durable que cela amènerait au village de Roches Noires. Nous partageons constamment notre vision à tous ceux qui peuvent contribuer à faire que ce projet se réalise. Ce serait l’occasion d’innover et de développer un partenariat public-privé-village avec un parc naturel ouvert à tous.
La préservation et la régénération de la biodiversité sous toutes ses formes doivent rester une priorité ; c’est pourquoi nous avons lancé la Fondation Odysseo en septembre dernier pour pouvoir consolider des projets de conservation concrets et pérennes. Ce genre de projet, c’est comme de petites graines que l’on plante dans la tête des parents, des enfants, et cela est très important.
Finalement, le Discours-Programme du nouveau gouvernement a fait mention de la sécurité alimentaire. Concrètement, pensez-vous qu’une coopération public-privé pourrait aider à faire bouger les choses plus rapidement ?
C’est une évidence doublée d’une nécessité ! J’ai eu de nombreuses rencontres avec la nouvelle équipe gouvernementale et le message est clair : “Dites-nous comment vous aider à faire mieux, plus”, et ça, c’est top.
Le mot de la fin…
On a la chance d’être dans un petit pays où quelques bonnes décisions, quelques projets positifs peuvent contribuer à changer notre trajectoire. Je ne dis pas cela pour dire que c’est simple… ça ne l’est pas. Je dis juste que c’est très motivant pour moi, et ça devrait l’être pour chacun d’entre nous, de pouvoir contribuer à tracer la trajectoire de l’île Maurice de demain. Le principe “fondateur/racine”, le seul réel déterminant d’un développement durable, inclusif, juste, performant… c’est la bonne gouvernance. À chacun d’entre nous d’apporter sa pierre à l’édifice !
Propos recueillis par
Kovillina Durbarry