De par son éloquence, la justesse et la qualité de ses propos, Babita Thannoo a impressionné plus d’un lors de son intervention sur le programme gouvernemental au Parlement . Députée élue de la circonscription de Quartier-Militaire/Moka (No 8) de Rezistans ek Alternativ (ReA) sous la bannière de l’Alliance du Changement, elle a prouvé qu’une politicienne, de gauche qui plus est, a toute sa place au sein de l’Assemblée nationale. Dans l’entretien qui suit, Babita Thannoo revient sur son parcours depuis les élections du 10 novembre 2024 ave comme adversaire direct le Premier ministre sortant et leader de l’Alliance Lepep et du Mouvement Socialiste Militant (MSM) et de ses aspirations. Elle partage aussi sa vision d’un monde fatigué face aux dérives des humains…
Au-delà de la députée ou de l’activiste engagée, qui est Babita Thannoo ?
Je suis une habitante de Belle-Rose. J’ai grandi à Belle-Rose et continue d’y vivre. J’ai complété mes études universitaires en Angleterre avant d’enseigner dans les universités à Maurice. J’étais également anciennement chargée de cours, ayant complété mon doctorat sur la résistance corporelle contre l’esclavage et l’engagisme à travers le rythme corporel. J’ai fait ma formation académique dans le domaine de la culture et de la littérature coloniale et postcoloniale.
Comment et quand avez-vous fait vos débuts en politique ?
Avec le parti Resitans ek Alternativ, j’ai eu l’occasion d’affûter mes connaissances sur l’écologie et l’écoféminisme, qui s’est parfaitement alignée avec mon travail universitaire sur l’inclusion, le bien-être au travail, le féminisme en soi, ainsi que sur les différentes formes de résistances contre le capitalisme. Au sein du parti, on m’a chargée de donner des cours sur l’écoféminisme et l’économie bleue. Avec nos alliés – tels que le Rosa Luxembourg Institute –, nous avons mené une lutte de gauche essentiellement basée sur le partage de connaissances. J’ai également fait partie de plusieurs manifestations où Resitans ek Alternativ était membre organisateur.
Quelle a été la réaction de vos proches lorsque vous leur avez annoncé que vous vouliez faire de la politique ? Et quelle a été leur réaction en précisant que serait une politique de gauche ?
Ils avaient beaucoup de doutes et d’appréhensions quant à un avenir politique pour moi vu le marasme dans lequel nous vivions à l’époque. Mais comme toutes les combattantes, j’ai dû faire face à l’incompréhension au début, mais avec le temps, la famille m’a comprise et soutenue. Maintenant, plus que jamais, ils se rendent compte que la gauche nous permettra d’avancer vers davantage d’équité sociale et économique.
Justement, comment décririez-vous la « gauche mauricienne » ?
Nous avons divers courants, et c’est bien ainsi. Il faut que la gauche soit toujours pensante, critique envers soi, et qu’elle se remette en question pour pouvoir répondre aux dynamiques contemporaines. Je salue les nombreux combats que mènent les partis de gauche, parce qu’au final, ce qui importe le plus pour nous tous, ce sont les droits humains, les droits de la nature et le bien-être de l’humanité.
Vous avez fait grande impression lors de vos premières interventions à l’Assemblée nationale avec la Motion of Thanks à la Presidential Address. Femme, qui plus est écologiste, au Parlement : un double défi à relever ?
Être écoféministe veut dire que nous avons un défi en commun qui est de mettre fin au capitalisme qui assujettit la femme et la nature. Nous avons la chance d’avoir des membres du Parlement qui sont très sensibles aux défis écologiques. Et cela nous rassure. Ainsi, nous nous sentons rassurés lorsque nus entendons que les Environmentally Sensitive Areas (ESA) seront protégées.
Par ailleurs, le capitalisme a grandement exploité la femme ainsi que la nature, dont les ressources naturelles. En effet, le travail du soin qui se fait dans la sphère domestique est trop souvent pris pour acquis, alors que la femme de son côté souffre souvent d’une surcharge mentale. De plus, les horaires de travail que nous avons en ce moment ne favorisent pas l’équilibre entre le bien-être et le travail. Et c’est pour cela que j’accueille favorablement des mesures telles que la semaine de 40 heures. Donc, être féministe et écologique, c’est porter le même combat contre le système destructeur qu’est le capitalisme.
Pensez-vous qu’il est justement plus difficile pour une femme en politique de faire entendre sa voix qu’un homme ? Et pourquoi, selon vous ?
Il est vrai que nous avons peu de femmes et qu’elles sont bien moins représentées. Les hommes dominent et il est aussi vrai que la femme doit constamment se mettre en avant pour être écoutée. En effet, la façon de faire la politique ainsi que les sphères de partage et de discussions en ce moment privilégient les hommes. D’ailleurs, il y a des cercles d’hommes qui prennent des décisions lorsqu’ils sortent pour un verre tard le soir, ce qui n’est forcément pas accessible à toutes les femmes.
Puis, la mentalité, et surtout cette idée que la politique est une affaire d’hommes, d’hommes apparemment « forts », des leaders « masculins », domine encore. Donc oui, la femme doit se confronter à des cercles masculins très restreints. Par contre, je souligne que les hommes restent quand même très respectueux envers nos arguments et nos idées lorsque nous les défendons avec hargne et conviction.
Dans le cadre de la Journée des droits de la femme, vous avez visité avec votre parti trois projets agricoles dirigés par des femmes. Pourquoi une telle initiative ?
Il faut vraiment reconnaître, et il est important de le réitérer, que travailler la terre d’une manière saine et écologique est la solution contre l’insécurité alimentaire, la crise climatique et la protection de la vie. Avec nos alliés, la Rural Women Assembly et le Navdanya Movement, Resitans ek Alternativ met en garde contre une agro-industrie qui a détruit notre biodiversité et qui a mis en péril la survie de l’être humain. Prenons le cancer, par exemple. Le cancer à Maurice fait peur ; c’est une épidémie rampante. Donc, célébrer la femme qui s’est tournée vers la terre pour nous nourrir sainement, c’est reconnaître la contribution de ces battantes qui protègent la vie. Elles sont gardiennes de la vie.
L’agriculture en général, autrement dit le retour vers la terre, devrait-elle selon vous être une priorité pour le pays, notamment dans le contexte écologique actuel ?
Précisément. Nous sommes condamnés à travailler la terre pour nous nourrir, pour protéger notre biodiversité et pour assurer la survie de l’humanité. Nous vivons à l’ère de l’Anthropocène (la nouvelle époque géologique dans laquelle nous sommes récemment entrés et qui se caractérise par la pression sans précédent que les humains font peser sur l’écosystème terrestre, NdlR), où l’homme a poussé toutes les limites de notre planète… Donc, nous vivons dans l’incertitude, et avec la forte probabilité que les catastrophes climatiques deviennent de plus en plus fréquentes. Maurice reste très vulnérable dans ce contexte. Avoir accès à la nourriture demeurera une priorité pour chacun de nous et pour chaque couche sociale. Nous ne pouvons pas continuer à importer des produits de base qui coûtent énormément aux ménages mauriciens.
Une des thématiques que vous reprenez souvent et dont vous avez fait mention est l’écoféminisme. Expliquez-nous ce concept ?
L’écoféminisme est une politique et une philosophie qui cherchent à étudier le capitalisme et son impact sur la nature ainsi que sur la femme. Nous analysons surtout comment la femme est exploitée dans le monde du travail, notamment par rapport au plafond de verre, à l’écart salarial et au fait que très peu de femmes sont dans les instances décisionnelles. Il est inacceptable que la femme perçoive 27% moins que l’homme au niveau salarial.
Lorsque nous parlons d’écoféminisme, nous cherchons aussi à comprendre comment le travail domestique influe beaucoup plus sur la femme que sur l’homme, car le patriarcat impose les tâches ménagères sur la femme. Nous analysons aussi comment le travail du soin, c’est-à-dire s’occuper des enfants et des personnes âgées, contribue à l’économie. Il est un fait que la femme est en charge de la reproduction sociale, mais force est de constater que le capitalisme ne reconnaît pas ses besoins, les spécificités de son corps, et avec un monde du travail qui exploite l’humain, la femme subit beaucoup plus de peines physiques et mentales.
L’écoféminisme nous permet ainsi de comprendre tout cela, d’autant que les femmes sont plus souvent les victimes de la crise climatique, et ce, beaucoup plus que les hommes. En effet, le corps de la femme absorbe beaucoup plus les toxines que celui de l’homme, tout simplement parce que le corps de la femme est un corps reproductif. En somme, l’écoféminisme étudie ce qui advient aux femmes dans un monde de crise.
Un concept qui peut sembler nouveau, mais si l’on regarde bien autour de soi, les Mauriciennes ont toujours travaillé la terre : coupeuses de canne, cueilleuses de thé… et plus encore. D’ailleurs, en tant que députée, serez-vous la porte-parole des travailleurs ?
Combattre pour les droits des travailleurs, pour une meilleure condition de vie pour les femmes au travail et la parité entre genres demeurent nos priorités. Les femmes ont travaillé dans des systèmes d’exploitation dans les champs de cannes ainsi que dans les champs de thé. Il nous incombe de nous battre pour les femmes d’aujourd’hui et de demain afin qu’elles puissent être vraiment émancipées. Nous voulons d’un système où les femmes ont un accès équitable à la terre, où elles sont en charge d’une production agricole saine et biologique, et où elles seront amenées à prendre les décisions qu’il faut.
Vous qui détenez un doctorat en Postcolonial Cultural and Literary Studies, quel est votre regard sur le Chagos Deal ? Et sur le concept de décolonisation ?
Nous avons droit à notre souveraineté. C’est la première étape vers la décolonisation de l’archipel. Après, il est important de rappeler que le combat pour les droits des Chagossiens doit continuer selon les vœux et demandes des Chagossiens en tant que peuple déraciné. La décolonisation passe par l’écoute des voix des peuples autochtones et par leur droit à la Self-Determination . Nous remettrons toujours en question l’existence d’une base militaire sur l’île et nous condamnons les faits génocidaires qui y sont associés.
En fait, le dilemme qui se présente à nous aujourd’hui est : « Quel sera le prix à payer si Maurice adopte une posture maximaliste ? » C’est-à-dire tout ou rien… Est-ce que cela voudra dire que les Américains vont plier bagage et partir ? Est-ce que les Anglais nous laisseront le champ libre pour discuter seuls avec les Américains ? Pour cela, il faut comprendre que ce n’est pas qu’une question de droit international, mais de rapport de force. Il est bon que Maurice discute de la question avec les autres membres de l’Union africaine. D’ailleurs, il aurait été souhaitable que la signature de tout accord se fasse en consensus avec l’Union africaine et les pays amis de la région qui ont soutenu Maurice au sein des Nations unies.
Sur le plan international, nous assistons en ce moment dans le monde à une montée de la droite. Vous, en tant que politicienne de gauche, est-ce que cela vous interpelle ?
Bien sûr. Le fascisme nous guette et c’est très dangereux. La gauche a la responsabilité d’alerter l’opinion publique sur les dérives de la droite. La gauche a surtout le devoir de rassembler toutes les couches sociales contre l’extrême droite. La victoire de Mélenchon aux dernières élections en France nous donne de l’espoir. Comme disait Foucault, la résistance est latente dans chaque instance du pouvoir. Même dans notre pays, nous ressentons l’engouement des jeunes pour la gauche ; pour une politique humaine, socialiste et écologique. Donc, l’espoir est permis.
Vous pensez donc que la gauche a toujours sa place dans la conjoncture politique ?
La gauche est plus que jamais importante, car l’avenir de l’humanité repose sur l’écosocialisme féministe. Le capitalisme prédateur fait que nous assistons, malgré nous, à la destruction massive de notre planète, à la 6e extinction de masse et à la crise climatique. La gauche fédératrice – avec les mouvements de masse qui luttent pour les droits humains, écologiques, sociaux, culturels et économiques – sera notre salut. Cette gauche qui prônera la décroissance, le vivre ensemble et les droits de la nature, ainsi que les droits de tout un chacun, nous permettra de construire un monde meilleur.
Finalement, une question que l’on vous pose sans doute très souvent, mais qui mérite d’être posée : trois mois après avoir détrôné un ancien Premier ministre et leader de parti, comment vous sentez-vous ?
Je me sens revitalisée dans nos combats avec une équipe qui sera toujours redevable envers le peuple. Nous lui devons d’être responsables et d’agir en tant que tel. Quand nous avons un Attorney General qui s’attèle à rendre notre judiciaire indépendante, accessible et juste, on ne peut qu’être inspirés. Avec un Premier ministre et un Premier ministre adjoint qui s’annoncent féministes en public, c’est dire que nous avons fait des avancées majeures par rapport au regard porté sur les féministes ! De plus, avec un Premier ministre qui a reconnu les entraves à l’avortement, le non-respect du droit de la femme sur son corps, nous nous sentons revitalisés et prêts à continuer le combat. Le discours-programme fait de la place pour des mesures conséquentes. Il sera de mon devoir d’assurer que les mesures, telles que la semaine de 40 heures, soient mises en place. Je me sens plus déterminée que jamais à continuer la lutte pour que le système change…