Inspiration – Le temps retrouvé,  sève d’une vieillesse épanouie

Qu’a-t-on à redouter, lorsqu’on a bien vécu ?

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Un jour pur est suivi par une nuit tranquille.

Nicolas Germain Léonard, Idylles morales

D’une année à l’autre, on voit défiler ce temps qui passe, qu’on subit, qui fractionne notre vie, nous piège et nous fuit… Et, un beau jour, vient l’âge au rythme ralenti, accompagné d’une baisse de vitalité irréversible. Face à cette logique des choses, on pourrait choisir de succomber à une lassitude accablante ou développer un esprit contemplatif. Certains, pétris de sagesse, accueilleront leurs premières rides avec sérénité, s’habitueront doucement aux joues qui se creusent, aux tempes qui grisonnent. Ils apprendront à supporter avec résilience les insomnies matinales, les articulations douloureuses, la vue qui baisse et l’audition qui s’affaiblit, la mémoire qui flanche et… le départ définitif d’un ami ou d’un compagnon de vie. D’autres plus vulnérables, se sentant victimes d’un dépouillement injuste, voyant poindre la vieillesse comme un naufrage, iront désespérément à la recherche du temps perdu et, comme Lamartine, voudront l’interpeller, en lui suppliant de suspendre son vol pour apprécier encore un peu les délices de la vie.

Un beau jour, vient l’instant de s’alléger du poids des choses et du temps. L’heure a sonné pour organiser au mieux les préparatifs du dernier voyage, sans encombre, sans regrets. Arrivé à Rishikesh, Adrien, à l’âme voyageuse, se laisse guider par son intuition et poursuit son chemin jusqu’au Lac Manasarovar à la recherche d’une inspiration pour ses vieux jours. Sur les berges du lac sacré, un vieux sage, assis en tailleur, totalement absorbé par la contemplation de la magnificence du Mont Kailash, l’attend à l’aurore. C’est la rencontre de sa vie. Adrien s’approche de lui et, les mains jointes, s’incline avec respect pour prendre sa bénédiction. Le sage l’invite à s’asseoir auprès de lui et lui fait comprendre à demi-mot qu’il est tout ouïe. Fidèle à lui-même, Adrien se recueille très humblement quelques instants dans un silence pour le remercier du fond du cœur avant de l’interpeller comme ferait posément un disciple :

« Maître, comment donner du sens à une existence qui s’effrite, comment lui apporter un tant soit peu d’intensité ? Comment ne pas être désemparé par un sentiment de perte, d’isolement et de solitude ? Comment appréhender la présence d’un nouveau temps et retrouver la sève qui va nourrir au mieux cet avenir qu’on redoute, sans avoir l’illusion de vaincre l’espace et le temps ? »

 

D’une voix douce et ferme, le sage lui répond :

« Pour toi, l’enfance et la jeunesse, mon cher Adrien, et aussi l’âge de la maturité, sont révolus, tous avec leurs lots d’obligations et de sollicitations quotidiennes. Qui n’a pas entendu des sermons et des prières pour toujours bien faire, pour bien apprendre à lire, à écrire et à compter ? Qui n’a pas été réprimandé pour aimer et s’indigner, pour s’amuser et pleurer, pour plaire et se taire ? Qui n’a pas été encouragé à travailler et à rêver, à se révolter et à s’apaiser quand il faut, à donner, à partager, à témoigner, à déléguer… ?  Aujourd’hui, la perte de perspective à l’horizon pourrait s’accompagner d’un effroi sournois et pourrait t’alourdir l’âme. Vient alors le moment de passer le flambeau avec dignité et de prendre certaines libertés, si nécessaire, en laissant derrière soi une existence parfois tumultueuse.

Opinant de la tête, Adrien reste perplexe quelques minutes. Et soudain, son calme se transforme en une loquacité presque agressive.

« Ce qu’on laisse… ? se demande-t-il.  Le tumulte d’une existence ?  Et aussi un peu de soi, un peu de sa richesse. Comment faire pour être équitable et ne pas accabler sa descendance ? À qui offrir la chevalière en or ? L’armoire antique en teck ?  Le napperon délicatement brodé de la grand-mère ? Le vieux livre de poésie du grand-père ? L’argenterie, témoin de merveilleuses rencontres conviviales ou la bibliothèque, complice intime des longues nuits d’hiver ? La maison, la voiture ? Un champ à cultiver ?

Le vieux sage lui prend la main et le rassure avec bienveillance en l’invitant à réfléchir sur l’implacable énigme de la vie :

« C’est un nouveau dilemme, c’est vrai. Ne sommes-nous pas venus au monde dotés d’un souffle d’âme et d’un cœur qui bat, avec un corps pour seule parure ? Et ne retournons-nous pas à la terre recouvert d’un mince linceul ? Simple visiteur, on a baigné dans moult richesses, ou plutôt, on s’est endetté à la vie à force de produire et de consommer, accumulant acquisitions et autre biens. Vivement l’acquittement de toutes les dettes !  C’est le dernier virage, vivement une libération !  Et ce, pas par lâcheté pour fuir les derniers instants mais pour savourer le meilleur car, ne dit-on pas qu’une nouvelle vie commence lorsqu’on s’affranchit de tout attachement ? Une invitation nous tombe du ciel pour transporter l’âme errante vers une autre dimension. Hélas, l’embarquement pour ce voyage n’est pas immédiat.  Il faut passer par plusieurs sas de dépouillement. On commence par s’inscrire dans une autre logique, celle de l’aliénation de ses ressources ! Puis, on renonce tout doucement à cet espace-temps qui se désagrège, en faisant le deuil de ses biens, en léguant son patrimoine avec bienveillance. On se prépare à vieillir sereinement en essayant de s’approprier un nouveau temps.

Les puissantes paroles du vieux sage inondent le cœur d’Adrien alors que les heures s’écoulent. Le ciel commence à s’éteindre à l’horizon. Tout à coup, à travers le rayonnement du crépuscule, Adrien aperçoit une nouvelle voie qui s’ouvre à lui, en douceur, comme une grâce. Au fond de son cœur, il éprouve le bienfait d’un sentiment d’insouciance. Suit l’éclosion d’un nouvel espace prêt à accueillir quelque chose d’authentiquement beau, une sincère et profonde gratitude pour les offrandes de la vie, pour tout ce qui l’a construit, pour ce qu’il a vécu. Devant une telle sensibilité, le Maître ajoute quelques recommandations :

« Oui, mon cher enfant, un beau jour avant l’ultime départ, vient le moment de se libérer de ses bagages, de cesser de courir, d’aller à la chasse au pouvoir et à la conquête d’encore plus d’espace et de temps ! C’est surtout l’heure d’apprendre à accepter ce qu’on pense avoir perdu et de se réorganiser. Organise-toi pour reléser personne et veille à léguer surtout une façon d’être. Lègue l’amour et l’espérance, la solidarité et le partage. C’est l’heure de se concentrer sur tes acquis et d’en tirer parti pour ton legs. Contemple ce coucher de soleil, puise dans les plus beaux instants de sa vie la sève qui t’a animé et t’a nourri au fil du temps. C’est le moment de faire un dernier effort, de faire le tri de tes souvenirs, de rassembler les plus beaux fragments, ces merveilleux cadeaux de la vie. Peut-être te faudrait-il aussi t’affranchir de tes regrets et de tes chagrins, oublier les manques, les rancœurs, les trahisons et les désillusions… Plus que le regard attendri de tes parents, la naissance de ton enfant, le sourire espiègle de ton petit-fils, plus que le souvenir des premiers amours, d’un repas familial bien arrosé, d’une rencontre inattendue dans un jardin enchanté, d’une mélodie inoubliable, des châteaux de sable sur la plage ou d’un tableau d’un grand peintre, essaie de retenir le sentiment de plénitude des instants magiques qui t’ont fait vibrer. La vie t’a souri. Tu es plein de ressources. Ta force réside dans cette lumière intérieure qui te guidera. Maintenant, apprends à vivre chaque instant en pleine conscience, essaie d’en savourer la puissance en accordant ton âme avec l’essence des choses. »

Longtemps égaré, Adrien saisit enfin le sens de l’équation « donner, c’est recevoir ». Un beau jour, un peu avant l’ultime départ, libre de tout engagement, on renait à soi-même, on se détache de tout et on découvre la joie de passer le témoin, de ne transmettre harmonieusement que du bonheur. Il ferme les yeux. En l’espace de quelques secondes, il se retrouve chez lui, assis sur son tapis de méditation, le sourire aux lèvres, le cœur moins lourd et l’âme sereine, aspirant à la joie d’un nouveau temps : le temps retrouvé…

 

Pravina Nallatamby

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