Le 21 février 1999, Kaya, arrêté deux jours plus tôt pour avoir fumé un joint dans une manifestation pro-dépénalisation du gandia, était retrouvé mort en cellule, manifestement victime de brutalité policière.
Dans les heures qui ont suivi la mort du populaire créateur du seggae, l’île Maurice s’est embrasée, théâtre d’émeutes raciales totalement inédites pour celles et ceux qui n’avaient pas connu les « bagarres raciales » pré-indépendance. Une expression puissante de colère d’une population créole qui, depuis des années, se retrouvait en butte au dominère pratiqué à leur encontre par une police majoritairement hindoue, à coups d’arrestations arbitraires et injustifiées, d’interpellations brutales pour des délits mineurs, d’humiliations infligées au poste de police pour faire « passer le temps » (style « ale desann to kannson, dans sega, samem zot konn fer zot »). Le tout, plus largement, sur fond de ce « malaise créole » selon le terme mis en avant par le Père Roger Cerveaux en 1993 pour dire une situation globale affectant la population afro-descendante dépossédée et violentée par l’esclavage, et toujours soumise à la marginalisation politique, sociale et économique.
Vingt-six ans que Joseph Réginald Topize, dit Kaya a été tué en cellule policière. Vingt-six ans qu’a été tue/tuée la voix de cet artiste d’exception qui avait créé un genre musical, le seggae, qu’il irriguait non seulement d’un sens mélodique original, mais aussi, surtout, de textes d’une grande qualité. Mettant, avec lucidité et énergique foutan, l’île Maurice toute entière face à ses contradictions, ses hypocrisies, ses dérives, ses iniquités, son racisme. Ce qui lui aura valu d’être pris comme véritable icône par la communauté afro-descendante. Ce qui lui aura valu d’être brutalement silencé.
Vingt-six ans, et où en sommes-nous aujourd’hui ?
Qu’avons-nous appris de cette période traumatisante pour un pays qui s’était pris à croire aux fantasmes « d’arc en ciel au paradis » savamment distillés par les pouvoirs dominants ?
Qu’avons-nous fait pour que les conditions ayant mené à ce choc ne puissent plus se poser ?
Après février 1999, une commission d’enquête avait été instituée pour faire la lumière sur les désordres survenus dans diverses régions du pays, de Bambous à Goodlands en passant par Roche Bois. Dans son rapport rendu public en octobre 2000 par le nouveau gouvernement MSM-MMM, le juge Keshoe Parsad Matadeen s’était montre très sévère notamment à l’égard du Commissaire de Police.
Qu’est-ce qui a changé ?
Rien nous disent entre autres, haut et fort, les récents Moustass Leaks. Où on entend la voix de qui était Commissaire de Police jusqu’à fin 2024, Anil Kumar Dip, tenir des propos d’un racisme totalement décomplexé vis-à-vis des Créoles. Donnant des instructions au médecin légiste pour faire passer une mort en cellule en mort naturelle. Se permettant le luxe de dire grassement qu’une vie de Créole ne vaut de toute façon pas grand-chose.
Plus violent tu meurs…
Rien ne prouve que c’est sa voix diront certains. Mais les faits accumulés en particulier ces dix dernières années montrent que c’est bien cette mentalité qui a prévalu, en toute impunité, au sein de notre police.
Les images insoutenables des passages à tabac dans des cités créoles pendant le COVID, vous vous en souvenez ? Des flics qui débarquent dans de petites cases en tôle, qui violentent des personnes âgées sous les cris d’enfants apeurés, qui saisissent des hommes, les projettent au sol, les tazent, et continuent à les rouer de coups alors que leur sang se répand ? Des images qui ont très largement circulé sur les réseaux. Filmées et postées par qui si ce n’est la police elle-même, ivre de la nouvelle toute-puissance que lui conféraient les liberticides règlements COVID ?
La commission s’était aussi montrée très sévère à l’encontre de celui qui était alors Premier ministre et ministre de l’Intérieur, Navin Ramgoolam. Lui reprochant son inaction face à la violence qui montait. Alors que d’autres hommes, comme le Président de la République Cassam Uteem et le cardinal Jean Margéot n’ont eux pas hésité à descendre sur le terrain pour tenter d’éviter que les choses ne s’enveniment davantage.
Aujourd’hui, vingt-six ans plus tard, Navin Ramgoolam est à nouveau Premier ministre et ministre de l’Intérieur. Et il lui revient peut-être une première action importante.
Ces derniers jours, une polémique s’est de nouveau fait entendre autour de la décision, prise en 2019 par le gouvernement MSM de Pravind Jugnauth, de proclamer le 21 février Seggae Day. Ce que récuse notamment la veuve de Kaya, Véronique Topize. En face, un groupe d’artistes et de producteurs qui en avait discuté avec le ministère des Arts et de la Culture, qui avait demandé qu’un Seggae Day soit proclamé le 10 août, date de naissance de Kaya, mais qui a finalement accepté le choix gouvernemental du 21 février.
On peut dire que le seggae n’appartient à personne. Mais le 21 février 1999, celui qui l’avait créé est mort en cellule. Le 21 février 1999, au terme de deux nuits d’incarcération dont on ne sait quasiment rien, un homme est mort dans des circonstances manifestement violentes. Cet homme avait une femme, deux jeunes enfants, des parents, des amis, des personnes qui l’aimaient, et qui ont été traumatisées pas seulement par sa mort mais par les circonstances de celle-ci. Qui restent aujourd’hui encore, faut-il le dire, impunies. Car oui, rappelons-le : en 2000, Véronique Topize avait entamé des poursuites contre le commissaire de police et l’Etat mauricien pour la mort de son mari. Et s’il n’a jamais reconnu officiellement que Kaya avait été tué en cellule par ses services, et que personne n’a été arrêté et condamné pour cela, l’Etat Mauricien a quand même décidé de dédommager la veuve de Kaya d’une somme de Rs 4,5 millions sur les Rs 10 millions qu’elle réclamait pour elle et ses enfants.
Pour cette famille, et pour l’île Maurice toute entière, le 21 février est un jour de deuil. Un jour de commémoration. Un jour de revendication aussi. Un jour pour dire et redire encore, tant que cela sera nécessaire, que l’ostracisme et le racisme meurtriers ne sont pas acceptables dans notre pays. Et n’est-ce pas précisément cela que le gouvernement de Pravind Jughauth a voulu court-circuiter et instrumentaliser ?
En offrant « généreusement » un Seggae Day le 21 février et non le 10 août comme initialement demandé, le pouvoir politique n’a-t-il pas, sciemment et cyniquement, choisi de déposséder ce jour, et nous avec, de l’essentiel pouvoir critique et revendicatif ?
Célébrez, ne commémorez pas. Faites fêtes et concerts, et taisez vos esprits et vos bouches…
Alors oui, un premier pas pour Navin Ramgoolam et le gouvernement du Changement pourrait être de déplacer la célébration du Seggae Day au 10 août, parce qu’il importe oui de célébrer la création d’un artiste génial, création qui a dépassé sa personne pour devenir un héritage national et international. Restituant de fait la date du 21 février au respect de la mémoire de la personne disparue, à la commémoration, et à l’interrogation sur ce sur quoi Kaya, justement, nous a interpelés. Au prix de sa vie.
Parce que oui, vingt-six ans plus tard, il nous reste encore tout à faire pour que les conditions d’injustice qui prévalaient en 1999 deviennent choses du passé. Que nous cessions d’être cette Ras kouyon que décriait Kaya…
SHENAZ PATEL