Vie d’un esclave américain écrit par lui-même* : L’appropriation de l’inénarrable !

DANIELLE TRANQUILLE

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Paul Ricœur dans Essais d’herméneutique 2 en 1986 explique que l’acte d’appropriation comprend non seulement l’interprétation de textes mais conduit en fin de compte le lecteur/herméneute (1) à une interprétation de soi « qui désormais se comprend mieux, se comprend autrement, ou même commence de se comprendre ». Je croyais comprendre parce que j’avais lu des récits sur l’esclavage par des historiens connus de chez nous et d’ailleurs, je connaissais de nom plus que de contenu le Code Noir qui régimentait la vie des esclaves dans les colonies françaises. Je croyais savoir. Mais le savoir, trop souvent incomplet, enveloppe l’acte d’interprétation et pense la définir. Ainsi j’avais même osé dans mes classes à Melbourne et à Maurice discuter des affres de l’esclavage d’hier et d’aujourd’hui. Je croyais comprendre mais je suis seulement en train de comprendre. Au fait, l’acte d’appropriation d’un texte est parfois lent, hachuré. Difficile.

Ainsi, la lecture du récit de Frederick Douglass commencée, interrompue bien des fois n’est toujours pas terminée car tellement écrasante d’une vérité inénarrable, celle d’un être soumis à l’esclavage. Cet acte inénarrable, et avant tout inhumain, qui fait qu’un humain possède un autre humain et le réduit à l’état de bien-meuble. Les noms d’esclaves sur sa liste des biens venaient juste avant le décompte des animaux, comme d’une faveur faite par le maitre à cette race de sous-hommes qu’était l’esclave.

Qui était Frederick Douglass ?

Ce nom figure sur le fronton du Memorial Hall de la Howard University dans l’État de Washington et devant lequel était prévu un discours politique un certain 6 novembre. On peut alors se demander pourquoi la première université noire des États-Unis avait choisi d’honorer cet homme, qui était-il ? Et comment ce discours prévu en ce lieu si symbolique aurait pu avoir changé la face de l’histoire ?

Dans leur introduction à Narrative of the Life of Frederick Douglass, Debra Newman Ham et Tom Butler-Bowdon présentent Frederick Douglass comme un ancien esclave, un conférencier-activiste engagé dans la lutte contre l’esclavage et le racisme systémique dans le but d’en démontrer mais aussi d’en démonter les rouages.  Un conférencier ancien esclave ? Ces termes semblent presque de nature antonymique. Comment se pouvait-il qu’un ancien esclave soit un conférencier ? Comme beaucoup, je me suis posé la question, comme beaucoup en son temps où les récits de vie d’esclave s’écrivaient à la troisième personne car l’esclave fugitif pour la plupart racontait son récit de vie à d’autres qui les écrivaient pour lui dans des revues abolitionnistes mais ils ne les écrivaient pas eux-mêmes, encore moins prenaient-ils la parole. Ce n’est qu’en lisant la préface de Lloyd Garrison au récit de Frederick Douglass qu’on comprend l’ampleur que ce texte allait prendre dans la lutte contre l’esclavage mais aussi la gravité de chaque conférence donnée par Douglass dans les états de l’est et du Midwest des États-Unis.

Douglass, l’ancien esclave et au moment de sa première conférence en août 1841 devant le mouvement abolitionniste de Nantucket, esclave fugitif, courait le risque d’être rattrapé par ce même système qui lui avait enlevé sa liberté mais aussi ses droits civiques ou tout simplement son droit d’être un homme à part entière. Ce jour-là, ceux présents dans l’assemblée entendirent pour la première fois un esclave parler de sa condition à la première personne. Ce n’était pas un récit rapporté par d’autres. C’était tout simplement un homme noir qui racontait son vécu en ses propres mots et ils promirent alors de le cacher, de le protéger de ses maitres dont il avait dénoncé la cruauté et dont il avait cité les noms. Très souvent, ces maitres cités dans des récits parus dans les revues abolitionnistes offraient de généreuses récompenses à qui retrouveraient leurs esclaves devenus fugitifs. Les premières conférences de Douglass suscitaient donc admiration et crainte pour un homme qui avait su se construire à l’ombre d’un système fait pour écraser, anéantir et tuer et qui se voulait la voix de ceux, qui comme lui, n’avait pas d’existence juridique, sociale ou économique. Plus de vingt ans après avoir publié son récit, Douglass réussit enfin en 1846 avec l’aide des abolitionnistes anglais à acheter sa liberté au prix de 711 dollars américains. L’Angleterre avait déjà fait voter le décret signifiant l’abolition de l’esclavage en 1833. Situation donc des plus ironiques pour cet homme noir, esclave fugitif et recherché dans son pays d’origine invité à donner une série de conférences publiques en Angleterre et en Irlande en 1845 !

Bailey, Johnson, Douglass ?

La première ligne du récit situe avec précision son lieu de naissance : Tuckahoe, pas loin de Hillsborough à quinze kilomètres de Easton dans la contrée de Talbot dans le Maryland. Lieu d’habitation de son maitre, Capitaine Aaron Anthony.  De sa mère, il ne connait pas grand-chose ne l’ayant vue que quatre ou cinq fois de toute sa vie, les fois où faisant fi de tous les dangers, elle se faufilait le soir, après une longue journée de travail éreintant, pieds nus, sur près de 15 kilomètres pour le border avant de se hâter au petit matin rejoindre les champs pour ne pas rater l’appel du jour. Ils n’échangeaient que très peu de mots quand ils étaient ensemble, probablement trop abrutis par la fatigue ou tout simplement trop heureux de se tenir l’un contre l’autre pendant ces quelques rares instants d’humanité volés au maitre tout-puissant. Il savait seulement qu’elle travaillait les champs pour le compte d’un certain Stewart qui la louait au Capitaine Anthony et qu’il n’avait pas eu la permission de lui rendre visite quand elle était malade ni même d’assister à ses funérailles.

Très vite, il comprend aussi que l’esclavage efface tout. Pas de date de naissance. À l’époque quand elle venait le voir, elle l’appelait son petit Valentin, ce qui lui faisait penser qu’il était né probablement un 14 février. Un jour, Frederick entendra un de ses maitres dire qu’il avait 16 ans, ce qui l’amena à penser qu’il était né en 1817 ou en 1818. Pas de nom du père. Il se murmurait que le Capitaine Anthony était son père mais rien ne lui en donnait la preuve. D’ailleurs, les lois de l’esclavage imposaient que les enfants de femmes esclaves naissent esclaves, ce qui faisait que par un cruel tour du destin les maitres qui engrossaient leurs esclaves se retrouvaient à la fois maitres et pères de ces enfants esclaves nés de telles unions. Dans un document officiel du Capitaine Anthony désormais préservé aux archives du Maryland, il apprendra que sa mère l’avait surnommé Frederick Augustus Washington Bailey, du nom de sa famille et qu’il était effectivement né en 1818.

Que lui importait un patronyme car l’esclavage ne lui avait laissé que deux chemises de coton pour faire face au froid et à la chaleur. Trop jeune pour travailler dans les champs, il n’avait ni chaussures ni chaussettes, ni veste ni pantalon, ni lit. Et pas de nourriture ou presque. Du maïs en bouillie jetée dans une mangeoire où les enfants plongeaient avec des coquilles d’huitres ou à mains nues pour essayer d’en attraper au vol le plus possible. Ne restent alors tout au long de son enfance et son adolescence que les images d’une brutalité choquante, déshumanisante quand témoin d’atrocités commises par les contremaitres tels que Plummer, Gore, Sévère, il savait ne pas avoir le droit de témoigner de ce qu’il avait vu. 

Qui oserait d’ailleurs raconter les coups de fouet qui lacéraient le dos de Tante Hester, qui raconterait l’histoire de Denby abattu pour ne plus pouvoir tenir debout sous les coups de fouet de Gore, qui pourrait dire l’horreur de ces nuits à écouter les plaintes de ces esclaves battus, tout en se demandant ce que le lendemain apporterait comme lot de souffrance. Qui pouvait lire ce libellé ‘esclave pour la vie’ et continuer d’espérer. Sans espoir de liberté ! Et pourtant, Frederick mettra à profit ces quelques leçons où Mme Auld lui avait appris l’alphabet. A force de ruses et de subterfuges, il finira par apprendre à lire. À lire les mots, abolition et abolitionniste ! Et à écrire ces mots pour mieux les ancrer dans sa mémoire quand tout livre lui sera enlevé de peur que lui, l’esclave, ne se souille l’esprit de notions de liberté.

De quelle liberté, d’ailleurs, s’agissait-il quand le dimanche, jour sans corvée, jour de liberté, l’esclave se saoulait du rhum que lui procurait le maitre comme pour lui dire que la liberté n’avait que goût de rhum et n’en valait pas la peine. Vivant abruti de rhum le dimanche, abruti de travail les autres jours, l’esprit et le corps ratatinés par les sévices continuels du maitre, l’esclave, nous rappelle Frederick, très souvent se laissait aller à ne plus espérer, écrasé qu’il était par des abus érigés en système. Pourtant lui, ne voulait baisser les bras. Fort de ce savoir inconcevable chez un esclave, il allait, l’année de ses seize ans, chez son nouveau maitre, Freeland dont le nom-même lui conférait l’espérance à laquelle il avait droit et pouvait encore aspirer, commencer une école sabbatique où il enseignait à d’autres jeunes esclaves comme lui à lire et écrire. Et à ses compagnons d’infortune il enseignait le devoir d’être libre et de se battre pour y parvenir. Ils essaieront Henry, John et lui de s’enfuir mais seront repris, jetés en prison. Mais ne faiblit pourtant pas chez Frederick le désir d’être son propre maitre, il essaiera encore, et seul cette fois, jusqu’au jour où enfin il se retrouvera libre à New Bedford.

Là, il prend le nom de Johnson mais comprend très vite que trop d’esclaves en fuite avaient choisi ce même patronyme ; il laisse donc à un certain Johnson chez qui il habitait de lui trouver un nom. Ce sera Douglass. Frederick Douglass, fugitif mais libre, peut désormais commencer son combat, pour dire son vécu jusqu’à ce que sa voix soit entendue, jusqu’à ce que sa condition d’homme et celle de tous les esclaves soient reconnues. Liberté !  Passeur d’une valeur qui lui avait été refusée, Douglass sera de tous les combats pour la liberté. Il se fera défenseur des droits à l’éducation des enfants noirs, se battra contre la ségrégation à l’école. Une fois marié à Anna, tous deux ouvriront les portes de leur foyer aux esclaves fugitifs. Plus tard, il se battra pour que le droit de vote soit octroyé aux femmes car pour lui la liberté n’avait ni couleur ni sexe.

“The truth was, I felt myself a slave, and the idea of speaking to white people weighed me down. I spoke but a few moments, when I felt a degree of freedom, and said what I desired with considerable ease. From that time until now, I have been engaged in pleading the cause of my brethren.”

* Texte écrit par Frederick Douglass en 1845

1.La forme masculine est ici celle du neutre et comprend le lecteur idéal qui est la fois masculin et féminin

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