Jean Claude Castelain
L’exposition ÎLES, qui se poursuit au Blue Penny Museum jusqu’au 8 février prochain, présente sept immenses tableaux du peintre français Patrice Cujo. Ce sont des œuvres magistrales jetant un regard onirique et géopoétique sur nos îles : Chagos, Madagascar, Maurice, La Réunion et Rodrigues. Accompagnant ces tableaux sont exposés plus de cinq cents timbres-poste, illustrant les cartes géographiques des îles du monde entier, issus de la collection de notre compatriote Jean Claude Castelain qui livre ici sa réflexion sur le monde insulaire. (ROBERT FURLONG)
Île, îlot, isle… une étendue de terre isolée, close, entourée d’eau, selon la définition première du géographe qui a donné naissance à la notion d’insularité. Dans la littérature et l’imaginaire, notamment de l’Occident continental, l’île représente l’ailleurs et l’exotisme, l’isolement et la solitude, le lointain permanent et fantastique, le havre de la robinsonnade ou de la quête aventureuse du trésor, le lieu désert par excellence ou peuplé de créatures mythiques, le refuge utopique ou l’escale vers les antipodes.
Pour l’insulaire qui l’habite de l’intérieur, l’île c’est l’appréhension mentale d’un territoire réel et singulier, physiquement délimité. C’est vivre dans un monde à part certes, mais ouvert et relié à l’univers par l’eau, généralement par la mer qui l’environne et qui constitue à la fois son prolongement naturel et imaginaire. C’est ce que l’on dénomme l’îléité, c’est-à-dire un mode d’existence et de représentation propre aux îles.
Sur l’espace restreint et « insulé » d’un timbre-poste, la carte d’une île – ou d’un archipel – témoigne essentiellement de son identité géographique ou physique, politique ou historique. Et l’inscrit pareillement dans notre imagination, invitant au rêve, mais aussi au voyage de la redécouverte de ces « yeux » du monde, ou pour emprunter l’expression des habitants de l’île de Pâques, des « nombrils » du monde.
Les timbres-poste ne sont que de petits morceaux de papier imprimés et gommés. Mais hormis la tentation ou la spéculation qu’ils engendrent chez le collectionneur philatéliste, ils possèdent néanmoins un immense pouvoir évocateur, qu’il s’agisse de leur lieu d’émission, du voyage qu’ils parcourent sur lettres et cartes postales affranchies, messagers fascinants qu’ils sont de l’échange, de la distance et de l’ailleurs. Images ou tableaux, photographies ou gravures, ils constituent de véritables petits chefs-d’œuvre où s’affichent la géographie, l’histoire, la politique, l’art, la nature, les êtres et les choses, illustrant la marche du monde.
Et l’on comprend que les administrations postales, jadis des empires coloniaux en constante expansion et aujourd’hui des nouveaux États insulaires, aient choisi les timbres-poste pour représenter leurs îles et archipels, tels des « lieux absolus, des lieux d’absolus », pour reprendre les propos du géographe Joël Bonnemaison.
Par la magie de la cartographie, ancienne, traditionnelle ou satellitaire, tels des documents trouvés dans un cabinet de curiosités, ces petites images s’apparentant aux confettis décrivent le monde, écrivent le monde, attestant par là même la présence des îles sur les mers du globe.
On s’étonnera de la présence peu marquée des îles de petite taille dans les atlas grand public des temps modernes, constate l’économiste Jean-Claude Mary. Paradoxalement, la représentation de l’univers insulaire a précédé l’atlas d’un demi-siècle, comme l’indique l’écrivain Laurent Margantin. En effet, le Liber insularum de Christophe Buondelmonti est publié en 1420, alors que ce que l’on considère comme le premier atlas, le Theatrum orbis terrarum d’Abraham Ortelius, voit le jour en 1570.
Filles du feu et de l’eau, vestiges de la Lémurie ou de l’Atlantide, les îles sont les rescapées du continent primitif, l’ancien Gondwana dérivant d’après le géographe, ou du Déluge selon les croyances bibliques.
En parcourant les cartes des îles sur les timbres-poste, on se rend compte que celles-ci racontent davantage l’histoire du monde et de la Terre que celle des Dieux. Et l’on ne sera point surpris de savoir que c’est en étudiant les récifs coralliens de l’archipel des Cocos-Keeling que Charles Darwin élabora les prémices de sa thèse sur la « subsidence » des atolls, et que c’est aux îles Galapagos qu’il envisagea sa théorie de l’évolution, lors de son voyage autour de l’équateur.
En effet, depuis les origines, les sillages de l’histoire se sont mêlés à ceux des îles. Et cela s’est poursuivi sur la route des découvertes, mais aussi sur celles des épices, des pirates, de l’esclave, du sucre, du café, du rhum, des corsaires, des blackbirders, du khat, des cyclones, du pétrole, des trafics illicites, du tourisme, des croisières, du patrimoine mondial…
Terres grandes ou petites, découvertes, explorées, conquises, colonisées, exploitées, volées, pillées, oubliées, libérées, visitées, bétonnées, polluées, ou encore convoitées, souvent disputées et bientôt submergées, lieux sauvages ou domestiqués, déserts ou surpeuplés, les îles sont les amers et les balises de la vaste mappemonde. Elles représentent des microcosmes particuliers qui demeurent avant tout des points d’ancrage, de départ ou de retour « des peuples de l’eau ». Et comme le souligne Joël Bonnemaison, « ceux qui vivent dans les îles sont rarement ceux qui en rêvent. »
On réfléchira sur les propos d’Epeli Hau’ofa, anthropologue d’origine tongienne et de nationalité fidjienne, qui écrit dans son essai Une mer d’îles : « L’Océanie, c’est nous. Nous sommes la mer, nous sommes l’océan, nous devons nous éveiller à cette vérité ancienne et ensemble l’utiliser pour renverser tous ces points de vue hégémoniques qui ont pour seul but de nous enfermer encore, physiquement et mentalement, dans de minuscules espaces. »
Îliennes et îliens des îles-sœurs de l’Indianocéanie que nous sommes, nous pouvons assurément faire nôtre cette affirmation d’un frère du Pacifique.