Les enfants d’immigrants mauriciens est « bien amerde ».
Ces derniers temps, s’il y a bien une chose sur laquelle tous ou presque tous les Mauriciens se mettent d’accord, c’est pour remonter les bretelles de quiconque oserait parler de son pays, sans son accord. En 2025, le Mauricien est « bien amerde ». Alors que l’arrivée du vlogueur mondialement connu Nas Daily à Maurice était plébiscitée, il a bien vite déchanté. Après la publication de deux mini vidéos sur l’île Maurice, le vlogueur s’est fait lyncher par les internautes mauriciens, à son grand dam. Si l’on peut effectivement comprendre l’éréthisme de beaucoup face à la description réductionniste et pour le moins maladroite qu’il propose de Maurice, il faut tout de même remettre les points sur les «i» concernant certains faits historiques, qu’il a vus juste. Ainsi, un petit exercice de fact-checking s’impose.
Pour le quidam qui ne connaît pas l’univers fascinant mais cruel des réseaux sociaux, une petite explication s’impose. Retour donc sur l’affaire Nas Daily. Fin 2024, le vlogueur international pose ses valises à Maurice, remplies de bonnes intentions. Accueilli en roi, la toile mauricienne s’enflamme pour accueillir un des vlogueurs les plus suivis au monde. À ce stade, tout va bien. Les internautes mauriciens sont contents, Nas Daily va à la rencontre de Mauriciens, dont même le président de la République, Dharam Gokhool. Visiblement content de son séjour, Nas Daily décide de consacrer deux petites vidéos de deux minutes à l’île Maurice, histoire de donner un coup de pouce au tourisme local sur la scène internationale. Oui, mais…
En début de semaine, comme à son habitude, Nas Daily publie donc une première vidéo promotionnelle du pays sur toutes ses plateformes : Facebook, YouTube, Instagram, TikTok. Dans cette première vidéo intitulée The 100% immigrant country, il y raconte de manière très brève l’histoire du peuplement de l’île, mettant en exergue le vivre-ensemble et la pluriculturalité de son peuple. Sauf que ce qui devait mettre du baume au cœur des Mauriciens a au contraire mis le feu aux poudres. La cause : le terme « immigrant ». Une vague de colère se déferle sur Nas Daily. « Nou pa imigran nou ! Nou Morisien », scandent les internautes offusqués. Si le vlogeur explique dans ladite vidéo que les Mauriciens descendent de cinq générations d’immigrants, cela n’a pas suffi à calmer la colère des internautes mauriciens, à fleur de peau lorsque l’on touche à leur quadricolore ! Parfois à juste titre, parfois de manière brutale.
D’ailleurs, face au tollé, Nas Daily tentera de nouveau de calmer les esprits, mais que nenni. « Want to point out one thing: “immigrant” is not a bad word. It’s a word to be proud of. The USA to this day is called “nation of immigrants”. So I think most radicals here need to chill and maybe go to the beach or something. The intention of the video is to make the world interested and excited by the history of Mauritius and where it is today. And after 3 million views on social media, it’s a success ! » écrit-il sur sa page Facebook.
Pour « add salt to injury » comme diraient nos amis les Britanniques, Nas Daily publie une seconde vidéo, cette fois-ci intitulée This country never had a war or an army ! Encore une fois, la colère grogne et les internautes mauriciens fous de rage s’insurgent, crient à l’irrespect… sauf que Nas Daily a bien raison. Si en effet dans la première vidéo le terme « immigrant », qui a connu au fil des années un glissement sémantique vers le péjoratif, peut être considérée un « râté », dans la seconde vidéo, force est de constater que certains faits sont bien réels (voir encadré). L’île Maurice n’a pas d’armée.
Cette polémique soulève ainsi de nombreuses failles bien plus profondes. D’une part, elle nous pousse à revoir la fiabilité du contenu qui est publié et partagé en ligne, provenant notamment de sources mal informées. À cet effet, les « influenceurs mauriciens » en ont aussi pris pour leur grade, car il semblerait qu’ils aient été les principales sources d’informations. Il est clair que dans un autre contexte, un historien aurait dû été sollicité. Toutefois, il s’agit de vidéos de Nas Daily et non pas de National Geographic. Et de l’autre, l’on s’interroge aussi sur la place qu’occupe l’Histoire dans notre société et de la connaissance bancale que beaucoup d’entre nous avons de notre pays.Cela étant dit, malgré tout ce débat passionné sur l’immigration mauricienne (fut-elle d’un autre temps), force est de constater que les vidéos publiées ont récolté plusieurs millions de vues ! Un bad buzz, mais un gros buzz tout de même. Nas Daily reviendra-t-il d’aussitôt sur l’île ? Seul l’avenir nous le dira…
Pr Jocelyn Chan Low : « Maurice est effectivement un des rares pays au monde où il n’y a pas d’armée »
l Jocelyn Chan Low (historien) : « L’étude de l’histoire du pays est essentielle à la nation building »
Ils ont été nombreux sur les réseaux à donner leurs explications parfois exactes parfois inexactes, concernant certains faits historiques. Dans de tels cas, seul l’avis d’un expert compte. Dans un souci de fact-checking, nous avons posé quelques questions à l’historien le Pr Jocelyn Chan Low, qui a accepté de nous donner un cours d’histoire-minute.
l Pour commencer, avez-vous eu l’occasion de visionner les deux vidéos de Nas Daily ? Quelles sont vos premières impressions ?
Oui, je les ai visionnés pour avoir une idée de ce qui se dit sur l’île Maurice. D’un point de vue audiovisuel, elles sont impeccables et le but semble être de présenter l’île Maurice d’une manière très positive comme un pays exceptionnel. Mais dans la réalisation, il a eu des ratés comme on peut s’y attendre d’influenceurs qui ne maîtrisent pas totalement les sujets qu’ils veulent traiter.
l Dans la première vidéo qui a fait polémique, il dit que l’île Maurice est un « 100 % immigrant country » ? Est-ce factuellement correct ?
Tout dépend du sens qu’on veut attribuer à « immigrant country. » C’est le cas si l’on veut décrire un pays où il n’y avait pas de population indigène et où la population descend de personnes venues de gré ou de force et qui ont fait souche. Par contre, on ne peut décrire comme « immigrants » les descendants de ces personnes qui, au fil des années, ont su forger un état indépendant avec une culture, une langue et un mode de vie spécifique communs à tous et qui les distingue d’autres nations du monde.
l Du point de vue de l’historien que vous êtes, l’immigration signifie quoi ?
La migration de population est un phénomène que l’on retrouve tout au long de l’histoire de l’humanité. Elle définit le processus d’installation dans un pays d’une personne ou d’un groupe d’individus venus d’ailleurs de gré ou de force. De ce fait, le peuplement de l’île Maurice s’est fait à travers l’arrivée de vagues successives de populations issues de plusieurs continents.
l Un terme qui semble avoir connu ces dernières années un glissement de sens, notamment dans le contexte mondial…
Oui, car à un certain moment en Europe, on a commencé à utiliser la phrase « issue/e de l’immigration » pour catégoriser toute personne qui, bien que natif du pays, a un parent immigré. Malheureusement, des esprits chagrins n’hésitent pas à l’utiliser d’une manière erronée et raciste pour décrire des personnes de la troisième ou quatrième génération.
l Quant à la deuxième vidéo qui a aussi fait beaucoup de bruit, il est indiqué que Maurice n’a pas d’armée, alors que certains internautes pensent le contraire…
Maurice est effectivement un des rares pays au monde où il n’y a pas d’armée. La Constitution du pays établit une force policière sous le commandement d’un commissaire de police et non une force armée. Il existe par contre une force paramilitaire (la SMF) sous le contrôle du CP, où tout policier ou officier peut être transféré à n’importe quel moment.
l Il est également question d’invasion ou de guerres. Il avance que depuis 56 ans, le pays n’en a connu aucune, bien que le pays ait effectivement connu plusieurs invasions sous l’ère coloniale, n’est-ce pas ?
Bien sûr, mais à l’époque, l’île Maurice n’était pas un État souverain, mais faisait partie d’empires coloniaux rivaux qui se faisaient constamment la guerre.
l Finalement, quel est votre constat du niveau de connaissance du Mauricien de l’histoire de son pays ?
Le Mauricien moyen connaît l’histoire du pays dans les grandes lignes, car l’histoire est présente dans le cursus scolaire au niveau du primaire et du lower secondary. Par contre, il n’a pas de connaissances approfondies de l’histoire de son pays, car l’histoire n’est plus enseignée dans la majorité des collèges à partir de Grade 10.
l Pour conclure, justement, quelques mots sur l’histoire dans l’enseignement scolaire et supérieur, avec notamment une faculté des sciences humaines et sociales qui semble en agonie…
Maurice est un des rares pays où l’Histoire ne figure pas au programme des classes supérieures du cycle secondaire, alors que l’étude de l’histoire du pays est essentielle à la nation building. Heureusement qu’elle est toujours enseignée au niveau de l’université de Maurice. C’est ainsi que les diverses institutions responsables du patrimoine du pays, à l’instar de l’Aapravasi Ghat, du Musée Intercontinentale de l’Esclavage, etc., ont pu recruter du personnel qualifié. Quant à la Faculté des Sciences sociales et humaines où j’ai enseigné pendant des décennies avant de prendre ma retraite il y a une dizaine d’années, elle est loin d’être agonisante, bien qu’elle fait face à des problèmes d’adaptation auxquelles toutes les institutions d’enseignement supérieur ont/auront à faire face dans le cours et moyen termes. Le vieillissement de la population et la baisse rapide du taux de natalité entraînent et entraîneront une diminution drastique du nombre d’étudiants potentiels à un moment où le nombre d’institutions d’enseignement supérieures ne fait qu’augmenter. En outre, la révolution de l’Intelligence artificielle qui s’accélère va considérablement réduire la pertinence de certaines filières incluant celles qui sont les plus prisées actuellement. Une réflexion profonde s’impose sur ces enjeux importants pour toutes les facultés des diverses institutions supérieures du pays.
Propos recueillis par K.D.