« Aujourd’hui, le plus petit cyclone est accompagné de trombes d’eau qui provoquent des inondations, sans compter les pluies localisées qui peuvent produire les mêmes phénomènes »
Est-ce que nos réservoirs, construits pour la plupart depuis des décennies, peuvent faire face aux conditions du changement climatique dont les effets se font sentir à travers le monde ? C’est une des questions que pose Gaëtan Paya, ancien assistant-directeur de production du CEB, qui a eu l’occasion de travailler sur l’amélioration du réservoir d’Eau Bleue en 1994.
En 1996, j’avais rencontré l’ingénieur Gaëtan Paya, alors assistant-directeur du département de la Production au CEB, pour l’obtention d’un permis pour visiter le site du réservoir d’Eau Bleue. Il m’avait alors raconté l’histoire de ce réservoir et surtout parlé des récentes améliorations pour éviter qu’en cas de crue le réservoir puisse représenter un danger pour les habitants de la région. Trente ans plus tard, en regardant les dégâts provoqués par les puissantes inondations qui affectent le monde en raison du changement climatique, je me suis rappelé de cette rencontre et me suis demandé si les améliorations apportées au réservoir d‘Eau Bleue en 1994 tenaient encore la route. Pour obtenir la réponse à cette question, je suis allé à la rencontre de Gaëtan Paya. Mais avant de lui laisser la parole, résumons l’histoire de ce réservoir du CEB construit il y a plus de soixante ans.
Au début des années cinquante du siècle dernier, avec une forte demande pour l’électricité, le board du CEB, conscient de l’augmentation du prix du fuel importé, indispensable à sa production, décida de privilégier l’utilisation de l’énergie hydraulique en construisant de centrales pouvant la produire. Une étude fut entreprise à travers l’île pour identifier les sites où elles pourraient être construites. Celui d’Eau Bleue fut retenu et la construction du réservoir, dont les eaux devaient alimenter la centrale hydraulique du Val, situé plus bas dans la vallée, décidée après que son financement — estimé à Rs 4 millions — fut trouvé grâce à un prêt du gouvernement colonial au CEB. Les travaux qui devaient durer trois ans commencèrent en décembre 1954. Ils consistaient à créer un réservoir d’une capacité de 6 millions de mètres cubes alimenté par la rivière Eau Bleue — qui donna son nom au réservoir — et une déviation d’une partie des eaux de Grande Rivière Sud-Est. Le réservoir et la centrale hydraulique du Val furent opérationnels en 1961 et officiellement inaugurés le 24 décembre 1964 par le gouverneur sir Colville Deverell. Le réservoir donna satisfaction jusqu’au début des années 1990, quand M. Vincent, un Français, expert en hydrologie travaillant pour la firme Coyne et Bellier, fut invité par un membre de la direction du CEB à le visiter.
Gaëtan Paya s’en souvient encore. « Cet expert émit des réserves sur la capacité du déversoir à fonctionner convenablement en cas de très grosses pluies. » Qu’est-ce qu’un déversoir et à quoi sert-il ? « Un déversoir est le mécanisme qui permet de maintenir le niveau des eaux du réservoir à un mètre ou un mètre vingt en dessous de la hauteur du barrage, en évacuant le surplus. Selon l’hydrologue, le déversoir d’Eau Blue était sous-dimensionné et pourrait ne pas fonctionner efficacement lors d’une crue provoquée par une montée des eaux des rivières alimentant le réservoir et des vagues causées par le vent. Les grosses pluies imprévisibles remplissent le barrage de plus d’eau que prévu et le déversoir ne peut pas assurer leur écoulement. Sous la pression de l’eau et des vagues que génèrent les vents — en créant une poussée énergétique énorme —, un barrage peut s’effondrer, surtout s’il est, comme c’est le cas d’Eau Bleue, fait principalement de terre. Ce qui pourrait causer l’effondrement du barrage, ce qui représenterait un danger pour les villages de la région et leurs habitants. »
Ces observations furent prises au sérieux par le board du CEB, qui demanda à la firme allemande Lahmeyer de faire un constat de la situation. « Cet audit technique démonta qu’effectivement le déversoir du réservoir devait être agrandi. Tous les calculs ont été refaits en se basant sur les statistiques météorologiques — les pluies et les crues exceptionnelles des trente dernières années — pour redimensionner le taille du déversoir. Je crois que cet expert a été également invité à visiter les réservoirs de la CWA et à faire les recommandations appropriées. Au CEB, on a tout de suite mis en application les recommandations de son rapport et les travaux nécessaires ont été entrepris à Eau Bleue par la firme Bhunjun, sous la supervision du département du génie civil du CEB, et ont duré une année. »
Gaëtan Paya: «Le risque zéro n’existe pas»
Les travaux d’agrandissement du déversoir ont-ils réglé le problème ?
— Il faut d’abord dire que le risque zéro n’existe pas. On avait fait les ajustements nécessaires pour les données climatologiques de l’époque et je rappelle que nous parlons du début des années 1990, c’est-à-dire il y a trente ans ! On n’a pas eu de problème à Eau Bleue. Mais depuis, la situation n’est plus la même en raison du changement climatique. Le problème actuel est qu’on ne peut plus faire des prévisions d’avance en ce qu’il s’agit de la météo en général et des pluies en particulier.
Les travaux d’amélioration effectués en 1995 à Eau Bleue sont-ils encore valables aujourd’hui ?
— Je ne le pense pas. Depuis, nous subissons les effets du changement climatique avec une augmentation de la puissance des cyclones et donc des pluies qu’ils transportent. Aujourd’hui, le plus petit cyclone est accompagné de trombes d’eau qui provoquent des inondations, sans compter les pluies localisées qui peuvent produire les mêmes phénomènes. Mais il y a aussi aujourd’hui au niveau mondial, et du fait du changement climatique, une augmentation des pluies et des inondations, le dernier exemple en date étant ce qui vient de se passer dans certains pays d’Europe, plus particulièrement en Espagne. On peut aujourd’hui enregistrer en seulement 24 heures l’équivalent de plusieurs mois de pluies avec des crues. En parlant de crues soudaines et dévastatrices, il faut se rappeler ce qui s’est passé en 2013 à Port-Louis.
Ce qui est possible pour Eau Bleue est-il valable pour les barrages des autres réservoirs du pays ?
— Je ne peux pas répondre à cette question puisque je n’ai travaillé qu’à Eau Bleue. Vu les changements climatiques enregistrés ces dernières années, il faut se poser cette question. Et surtout envisager des solutions au cas où les déversoirs de nos réservoirs se trouveraient dans l’incapacité de faire leur travail. En parlant de crue soudaines et dévastatrices, il faut se rappeler ce qui s’est passé en 2013 à Port-Louis. Depuis, les choses se sont accélérées négativement.
Quelles précautions faudrait-il prendre ?
— Les normes sur lesquelles étaient basés les calculs pour la construction de nos réservoirs doivent être revues. Il faudrait faire appel à des spécialistes pour une évaluation de nos barrages et de nos réservoirs, comme on a fait venir des experts pour terminer le tronçon de la nouvelle route de Verdun.
Avez-vous l’impression que cette question préoccupe les autorités concernées ?
— Je crois qu’elles ne sont pas au courant de cette situation et de son éventuelle gravité. J’ai fait parvenir mes observations à qui de droit et je n’ai eu, jusqu’à l’heure, aucune réaction. À Port-Louis, le problème de l’eau qui descend des montages et va vers la mer en emportant tout sur son passage se double du fait que les vents augmentent la puissance des vagues de la mer et bloquent cette eau. Sans oublier la marée montante et des problèmes auxquels peuvent faire face les habitations sur le littoral.
On pourrait vous reprocher de faire du catastrophisme !
— Ce n’est pas mon intention. Je ne veux pas faire de catastrophisme, mais je demande que l’on s’intéresse à l’état actuel des réservoirs. Vous avez vu le nombre de barrages ou de digues qui se sont récemment effondrées en Chine et dans d’autres pays ? Avec ce qui se passe ailleurs dans le monde de nos jours, il faut déjà penser en termes de catastrophe avant qu’elle ne se produise. Il faut travailler sur des plans d’évacuation des personnes si jamais, en raison du changement climatique, la situation devient catastrophique. Quand on évoque la possibilité d’une rupture de barrage, on est en train de parler de plusieurs millions de mètres cubes d’eau qui peuvent tout balayer sur leur passage ! Je ne fais pas du catastrophisme, je ne fais que tirer la sonnette d’alarme !
Jean-Claude Antoine