PHILIP LIM
Mon père, François Lim, tenait un studio de portrait au 309 route Royale à Rose-Hill entre 1938 et 1950. En 1951, sans doute lassé de la photographie commerciale et des photos d’identité, il transforma le Hollywood Studio en Hollywood Sweet Home, un restaurant où on pouvait se délecter des mets chinois, indien et mauricien. Doté d’une vingtaine de tables, ce restaurant d’un genre nouveau à Rose-Hill avait même reçu la visite, lors de son inauguration, du gouverneur colonial, Sir Hilary Blood.
Le tout Rose Hill fréquentait l’établissement. On pouvait y rencontrer des cinéphiles, des employés de bureau, des journalistes, des écrivains et des étudiants subissant des fringales irrésistibles.
Un ami de mon père, René Noyau, connu aussi sous le nom de plume de Jean Érenne, venait souvent s’y restaurer. Il était journaliste et écrivain. Je me souviens de sa silhouette mince, de ses habits couleur d’ardoise foncé ou noir, de son faciès, avec ses pommettes saillantes, comme du bois d’ébène sculpté, le regard un peu triste de celui qui, conscient des injustices, est prêt à se battre, sinon à se rebeller. Tout ça lui conférait une apparence plus grande que nature.
Très généreux de son temps, René nous aidait maintes fois dans la rédaction de nos notices publicitaires. On le rejoignait fréquemment à sa table quand il venait au restaurant. Il nous conta ses voyages en Europe; ses visites dans des galeries et des musées et surtout ses rencontres avec les peintres et les intellectuels connus. De toutes ces rencontres, celles avec le jeune parlementaire Léopold Sédar Senghor et avec Madeleine Rousseau vont le marquer pendant très longtemps.
Un jour, je lui racontai l’histoire suivante : en tant que photographes, mon père et moi travaillions les portraits en noir et blanc, l’accès à la photographie en couleur étant plus dispendieux à l’époque. Dans nos prises de vues, nous essayons, sans être les émules inconditionnels d’Ansel Adams ou d’Edward Weston, de respecter les tonalités, la texture, le volume et le rapport d’éclairage. Certains clients arrivaient et nous demandaient : « Fais-moi pas trop noir, Philip ! » René eut un haut-le-corps. Son regard s’assombrit. Et il nous raconta que son grand-père était un Africain et sa grand-mère une Malgache. Il était fier de sa négritude, voire de son « africanité ».
Au début, je ne comprenais pas trop cet engouement pour les carnations claires. J’ai appris, plus tard, que dans certaines familles métisses, il arrivait que certains enfants, selon les lois de Mendel, avaient la carnation plus claire. Ce fait était tout à fait normal mais la chose aberrante est le fait que ces enfants aux teintes plus claires étaient mieux adulés par le reste de la famille que ceux ou celles qui avaient les teintes plus foncées !
En mars 1968, quelques jours avant la proclamation de l’indépendance, je me promenai, appareil photo en bandoulière, dans les environs de la rue Dumas à Port-Louis. En passant devant la grande baie vitrée du journal Advance, je vis une scène fébrile : tout près des rotatives, Marcel Cabon, Aunuth Beejadhur et d’autres collègues s’affairaient à peaufiner l’édition spéciale pour l’indépendance de l’île.
Je continuais mon chemin sur le côté droit du trottoir quand une porte s’ouvrit et j’arrivai face à face avec mon ami, René Noyau. Je ne l’avais pas vu depuis un certain temps. Après les salutations d’usage, il me toisa du regard et me demanda ce que je faisais. Je lui expliquai ma démarche photographique et ce que j’espérais en tirer. Quand j’eus terminé, il me regarda droit dans les yeux et déclara : « Le beau n’existe pas ! » Sur le coup, j’étais étonné et ne compris pas ce qu’il voulait dire, même après plusieurs années écoulées. J’ai découvert plus tard qu’une des raisons de mon incompréhension est le fait que j’avais quitté René subitement, sollicité par un éphémère rayon de soleil sur une façade, sans dire au revoir et sans savoir qu’il y avait une deuxième partie à l’aphorisme qu’il emprunte : « Le beau n’existe pas sinon dans l’œil de celui qui regarde ».