RAMANUJAM SOORIAMOORTHY
Ces deux questions n’en, selon ou contre toute évidence, font qu’une, ce qui n’aura à personne échappé. Or quand elles se réduiraient effectivement à une seule question, elle ne serait pas moins, ladite question, plurielle, car composée de plusieurs strates et renvoyant dans diverses directions à la fois. Cependant, ce n’est point pour autant que je ne me proposerai d’y faire réponse que littoralement (Lacan) ou latéralement, sinon diagonalement. Ce serait plutôt parce que toute question qui, comme presque toute question, s’inscrit d’emblée, subrepticement ou ouvertement, dans l’horizon de la réponse qu’elle renferme déjà en son sein, n’en est pas une, n’est que tautologie dans le meilleur des cas. Une question, toute question n’est une question (plurielle, bien entendu) qu’aussi longtemps qu’elle demeure questionnante, faute de quoi elle choit dans l’assurance, que rien ni personne ne saurait légitimer, du sens achevé, fumier sur lequel croissent toute tentation du dogmatisme et toute tentative de totalitarisme.
Cette faculté de questionner, en laquelle d’aucuns, et non des moindres, reconnaissent, mais à tort, l’expression de la philosophie parvenue à son culmen, surtout depuis que Heidegger semble en avoir fait la pierre d’angle de son cheminement philosophique, est, probablement bien plus encore que le rire de Rabelais, le propre de l’homme, de l’étant humain, le seul d’entre tous les étants qui, pour autant que l’on sache, ne soit pas simplement (comme jeté) dans le monde, ni au monde « comme l’eau [l’]est dans l’eau » (Bataille), ni « pauvre en monde » (Heidegger), à l’instar de l’animal, mais avec le monde en tant que monde extérieur aussi bien qu’intérieur. Toutefois, ce n’est pas comme si l’étant humain était avec le monde, naturellement, comme si son être-avec le monde, son « mitsein » (l’expression est évidemment de Martin Heidegger), était spontané. Il lui faut pour cela prendre conscience de son être grâce à la présence quelque autre, de préférence de quelque autre sujet humain. Si Heidegger procède ici en lisant par-dessus l’épaule de Hegel, il faut tout de même souligner que pour lui, c’est le langage, (« Die Sprache »), la langue surtout et ce ne peut être que l’allemand, qui constitue le moyen privilégié pour accéder à (la vérité) du « Seyn », de l’Être, de ce qui est. Allant plus loin, Lacan, lui-même grand lecteur de Hegel et de Heidegger, dira de ce moyen d’accéder à ce qui est, mais qui y barre l’accès également, que c’est le signifiant ou le « Symbolique » (Lacan) ou, encore, « l’Autre [en tant que] lieu du défilé des signifiants » (encore et toujours Lacan).
Ainsi donc, il faudrait pour que l’étant humain ne fût pas simplement dans le monde ou au monde, ni « pauvre en monde » qu’il s’avisât, lui qui est en capacité de l’être, d’être avec le monde, ce qui n’est possible que grâce à une attention de tous les instants, le langage aidant, pourvu qu’il y mette du sien, pourvu qu’il se mette en tête d’apprendre à lire, ce qui, le sublime Oscar Wilde le savait déjà, « ne saurait, comme tout ce qui mérite d’être appris, être enseigné », à l’être de toute altérité (i). Il est plusieurs modes d’être avec tout autre, avec tous les autres que soi : je n’en retiendrai que ceux qui ne nuisent à rien ni personne et dont personne, y compris soi-même, ne pâtirait directement ou indirectement. Et ils renvoient tous à cette praxis que je l’appelle lire, écrire et réécrire, ou encore penser, tout en gardant à l’esprit que Heidegger insiste sur le fait qu’on ne pense pas encore, ce qui, à mes yeux, signifierait que nous sommes, quand nous y songeons, toujours en train d’essayer de penser, sans jamais être assurés d’y parvenir. En procédant ainsi et si nous procédons ainsi, nous éloignons toujours, parce que toujours trop occupés à nous exténuer à lire, à écrire et à réécrire, à penser le plus possible tout facteur de discorde entre les êtres eux-mêmes, quels qu’ils soient, et nous aussi compris, aussi bien qu’entre les êtres et les choses. Car lire, écrire et réécrire, car penser, c’est se toujours tuer à être attentif à et respectueux de l’altérité de tout autre, sans s’y, pour autant, subordonner, mais sans craindre, au besoin, de se librement sacrifier soi-même.
Est-ce de la philosophie ? J’avoue n’en rien savoir, mais je crois bien me rappeler que c’est tout juste si le grand Héraclite ne disait que philosopher, c’est être en harmonie avec ce qui est et que, pour être en harmonie avec tout ce qui est, il faut tenir le même discours, avec et sans paroles, ajouterait certainement Lacan, que celui de tout autre, que celui de tous les autres, ce qui, en grec, s’appelle homologein, autrement dit, correspondre avec. Comme vous le pouvez constater, on n’invente rien, même quand on invente.
(i) On me permettra, sur ce point, de renvoyer massivement à mon livre Pas à reculons, publié chez L’Harmattan (Paris) en 2018 et (en principe) disponible chez Le Printemps.