Le rideau de fer

Nous ne cesserons de le dire : la croissance, carburant essentiel à notre moteur économique, est la mère de toutes les crises d’ordre anthropique. Dès lors, qu’il s’agisse de lutter contre le changement climatique, d’améliorer notre confort de vie – y compris dans les régions les plus défavorisées du monde –, voire d’en finir avec les fléaux sociaux ou d’éliminer les inégalités, nous nous buttons inexorablement à la croissance, car la source du problème reste notre modèle économique, autrement dit notre manière de concevoir le monde comme un grand magasin. Le souci, et nous avons tendance à l’oublier, c’est que, et exception faite du « génie » humain, pour alimenter ce marché, nous ne pouvons compter que sur un seul véritable fournisseur : notre planète. Autant dire qu’il ne nous reste plus vraiment beaucoup de temps devant nous avant que cette dernière baisse le rideau de fer, l’écriteau « stock épuisé » bien en évidence.

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Ainsi est en effet le monde que l’on se sera construit, façonné par des millénaires de développement et boosté par notre entrée dans l’ère industrielle. Une ineptie en l’état, car ce modèle, bien qu’ayant permis à l’humanité de bénéficier d’un florilège de nouvelles compétences, nous promet de vivre les jours les plus sombres de son histoire, allant même jusqu’à signer sa totale disparition. Au cœur du problème, encore une fois, se trouve la croissance, en d’autres mots un terme générique racoleur ne signifiant rien d’autre que « toujours plus ». Or, non, nous ne pourrons pas « toujours plus », car au bout du chemin se trouve des cataclysmes toujours plus destructeurs, un thermomètre qui s’affole, des espèces qui disparaissent et, bien sûr, ce fameux rideau de fer qui finira bien un jour par tomber.

Le souci – et « souci » est un euphémisme –, c’est que quoi l’on fasse, l’on génère de la croissance. Et le plus souvent même sans le vouloir. L’astrophysicien et philosophe Aurélien Barrau en avait d’ailleurs fait une brillante démonstration en imaginant un groupe de terroristes climatiques qui, pour faire comprendre sa désapprobation de notre système axé sur la croissance, fomentait un attentat à la bombe. Avec pour résultat de faire la Une des journaux, des médias et des réseaux sociaux, boostant les rentrées d’argent. Ou de devoir reconstruire ce qui a été détruit, si possible de manière plus luxueuse encore, faisant appel à des ouvriers (maçons, menuisiers, etc.), qu’il faudrait rémunérer. En plus d’engendrer des profits dans les cliniques alentours en cas de blessés. Bref, preuve est faite que nous sommes tous engagés dans le même délire collectif d’une croissance éternelle, que l’on y croit ou non.

La question de « l’autrement » est donc posée. Ou, dit « autrement », comment faire autrement ? Sur ce point, les pistes de réflexion sont aussi nombreuses que le sujet fait réfléchir, à savoir quasi nulles. Non pas donc que ces solutions n’existent pas, mais parce qu’elles ne pourront jamais être trouvées si l’on n’adhère déjà pas au concept d’un changement profond de paradigme. Certes, l’on pourrait imaginer un système mondial déglobalisé, ou encore centré sur des microcosmes économiques à l’échelle de quartiers ou de villages, mais tout cela n’est que peu porteur finalement. Car cet effort intellectuel nécessiterait une volonté collective dont nous manquons singulièrement. En d’autres termes, plongés dans l’eau bouillante, nous préférons rester « encore un petit moment » que de nous en extirper.

Cette réaction, ou plutôt ce manque de réaction, est cependant tout à fait compréhensible. Aujourd’hui, la croissance nous garantit en effet un confort de vie restant, malgré la détresse sociale de beaucoup, somme toute dans l’ensemble très honorable, surtout lorsqu’il s’agit de comparer notre niveau de vie avec, disons, les populations du Moyen-Âge. Certes, cette perception ne s’applique que pour les pays industrialisés, mais en réalité, ce sont les seuls à compter puisque ce sont eux qui sont à la base de nos problèmes.

Qui, en effet, accepterait de transiger sur ces nouvelles questions « exist… essentielles », et dont le maître mot reste la « possession » (d’un toit, d’un portable, d’une voiture, d’un abonnement Netflix…) ? Au cas contraire, toute concession serait perçue comme un retour en arrière, dont nous ne voulons évidemment pas. Cela reste notre choix, c’est vrai. Mais n’oublions pas que ce « retour en arrière » ne pourra de toute manière être évité si nous ne changeons pas de perception sociétale. Soit de manière brutale, en nous plongeant dans une ère d’incertitude où tout viendrait à manquer, soit en nous faisant purement et simplement disparaître de la carte du vivant.

Michel Jourdan

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