Sheila Bunwaree a participé récemment en tant que chercheuse à la 29e session de l‘Intergovernmental Committee of Senior Officials and Experts of Southern Africa (ICSOE), qui s’est tenue à Gaborone, au Botswana. Elle plaide pour « trouver des solutions africaines aux problèmes africains ». Les pays africains doivent « faire de sorte qu’ils ne demeurent pas seulement exportateurs des matières premières ». De fait, « le continent doit pouvoir exploiter son secteur manufacturier et ajouter de la valeur à tous ses produits ».
Vous avez participé à la 29e session de l’ICSOE organisée par l’UNECA. Quelle en était la thématique ?
La thématique retenue cette année était Accelerating Implementation of the AfCFTA for Inclusive Development in Southern Africa.
En quoi est-ce important ?
Cette thématique est très importante, car le continent africain représente un marché d’environ 1,5 milliard de personnes. Malheureusement, jusqu’ici, le commerce entre les pays africains, c’est-à-dire l’Intra Trade, ne représente qu’environ 14,5% et 3% du commerce international. L’Africa Continental Free Trade Area (AfCFTA) – que 54 sur 55 pays africains ont signé et plusieurs ont ratifié – a le potentiel de faire sortir environ 30 millions de personnes de l’extrême pauvreté. Mais si nous ne bougeons pas vite et que nous parlons pas d’une seule voix, le continent risque d’être marginalisé pour longtemps encore. Le développement inclusif dont nius parlons tant pourrait rester au niveau de la seule rhétorique.
Nous ne pouvons nous permettre de laisser un gros segment de l’humanité en dehors du développement. Le coût social de l’exclusion est beaucoup trop important. Il faut aussi toujours se rappeler que croître et grandir nos pays sans que tout le monde puisse en bénéficier est inacceptable, et même immoral.
Est-ce facile pour le continent de parler d’une seule voix ?
Nous le disons pas suffisamment, mais le continent n’est pas un bloc homogène; il diffère en termes de cultures, de langues, de niveaux de développement économique et de systèmes politiques. Mais nous avons malgré tout cheminé ensemble après que nous ayons eu notre indépendance.
La période post-coloniale a vu de grandes figures africaines – tels que Nkrumah, Kenyatta, Nasser et d’autres – prôner panafricanisme. Nous avons maintenant l’Union africaine, auparavant connue comme l’OAU (Organisation of African Unity).
L’Union africaine a publié il y a quelques années un document intitulé Agenda 2063- The future we want. Nius n’avons pas le choix. Si nous voulons vraiment faire émerger le continent africain, avec ses ressources, ses talents et ses capacités, il faut que tous les pays, malgré nos différences, œuvrent ensemble pour trouver des solutions africaines aux problèmes africains.
Vous pouvez développer ?
Pendant trop longtemps, nous avons permis à l’Ouest d’exploiter l’Afrique. Il ne faut pas oublier que le continent a été coupé en morceaux par les colonisateurs à la grande conférence de Berlin de 1884. Des lignes ont été dessinées sur la carte de l’Afrique sans la participation, et encore moins le consentement, des Africains. Les frontières créées par les colonisateurs existent toujours, causant beaucoup d’obstacles pour le développement sur le continent jusqu’à aujourd’hui. L’exploitation et l’oppression, associées au colonialisme, ont laissé des séquelles.
Ensuite, nous avons eu le Washington Consensus, et les politiques de la Banque mondiale et du FMI n’ont certainement pas aidé le continent à sortir de sa marginalisation, mais plutôt à engouffrer ces pays davantage dans des dettes colossales. Aussi, il y a eu les conditionnalités du FMI, qui ont souvent résulté dans le rétrécissement de l’État et un recul dans la qualité de vie et le bien-être des citoyens. La santé publique et l’éducation en avaient pris un sale coup, avec tout ce qu’il y a eu de néfaste après. Maintenant que nous vivons l’ère post-Covid et de multiples crises – la crise énergétique, la crise climatique, et une Disruption in the Supply Chains, nous devons pouvoir nous positionner en tant que continent pour empêcher un nouveau Scramble for Africa.
Vous avez parlé de ce risque de Scramble for Africa à la conférence à Gaborone ?
Oui. Nous sommes conscients que noius sommes en train de vivre des moments des plus incertains et volatils au sein du système global. Le commerce international reste très biaisé en faveur des pays du Nord, et donc très inéquitable. Nous parlons de plus en plus du Global South, mais il ne faut pas qu’il y ait un autre South Within the Global South. Il faut tout faire pour que l’Afrique ne soit pas dominée par les pays émergents.
Si le continent ne parle pas d’une seule voix et n’utilise pas ses ressources et ses talents pour ajouter de la valeur à sa production, et revoir les Supply Chains, il y aura très peu de chance qu’il puisse utiliser l’opportunité que présente l’AfCFTA. Les pays africains doivent faire en sorte qu’ils ne demeurent pas seulement des exportateurs de matières premières. Le continent doit pouvoir exploiter son secteur manufacturier et ajouter de la valeur à tous ses produits. Une meilleure industrialisation et l’ouverture sur les marchés du monde aideront à augmenter le commerce. Ce faisant, il y aura une plus grande chance de réduire la pauvreté et de se diriger vers The African Union Agenda 2063 : the Future We Want, et ainsi minimiser le risque de ce New Scramble, dont noius parlons.
Cela ne sera certainement pas facile…
Certainement, mais ce n’est pas impossible. Il suffit que nous ayons de la volonté politique et qu’on mobilise les ressources nécessaires d’une façon efficace, tout en s’assurant qu’on continue de construire sur ce qu’on a bâti. Lors de la conférence, nous avons aussi beaucoup parlé de la manière d’utiliser les RECs existants pour faire épanouir et consolider l’AfCFTA.
Il y a tout un ensemble de facteurs qu’on devrait revoir, tels que la technologie, les ressources humaines, l’innovation, le type d’aptitudes nécessaires, les politiques fiscales et monétaires, les Rules of Origin, la sous-utilisation des talents des femmes et leur sous-représentation dans des instances de Decision-Making, le Policy Space… Tout est à revoir.
Vous avez été une des panélistes de la table ronde « Addressing the challenges of non inclusive development ». Pourquoi parle-t-on de « non inclusive development » ?
Cette table ronde était précédée de la présentation de deux études : The Status of Poverty and Inequality in Southern Africa et Leveraging AfCFTA for Poverty and Inequality Reduction in Southern Africa. Les chercheurs ont présenté les données sur la situation actuelle et ont fait des recommandations. La table ronde dans laquelle j’étais panéliste a beaucoup insisté sur le fait que le développement ne peut plus être réduit à la seule croissance économique. Croissance ne rime pas nécessairement avec amélioration de la qualité de vie. Il faut absolument mobiliser les ressources humaines, techniques et politiques pour l’adoption d’un Alternative Development Paradigm où le social, l’économie et l’environnement soient mieux articulés, et que les droits fondamentaux des citoyens soient au centre de ce paradigme.