De l’esclavage…

Enseignant en philosophie au lycée, Joseph Cardella a créé l’Université populaire de l’île Maurice

Professeur de philosophie au lycée des Mascareignes

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Ni chaînes,
ni maîtres

Nous ne sommes pas à la période du 1er février, et pourtant l’esclavage est présent dans notre actualité, ne serait-ce qu’avec le film « Ni chaînes, ni maîtres » qui est actuellement sur nos écrans. Qu’un film se déroule à Maurice durant la période coloniale française et qu’il parle, en plus, de l’esclavage, voilà qui ne peut que nous réjouir. Il semble, aussi, que ce soit le premier film français qui parle clairement de l’esclavage et du marronnage de manière autre que comique.

Mais arrêtons-nous sur un des personnages du film, Honoré Larcenet, le fils du maître de la grande propriété, Eugène, qui possède plusieurs esclaves. Honoré va tenir tête, lors d’un dîner, au nouveau gouverneur et à son père lui-même en défendant ce qu’on appelle les idées des Lumières. Une de ces idées formule, en substance, que tous les humains font partie de l’humanité, et qu’en tant que tels, ils doivent être traités humainement et dignement. Cette idée reprend et sécularise l’idée chrétienne que tous les hommes sont les enfants de Dieu, ou, pour le dire autrement, les hommes sont tous frères et sœurs.

Le problème c’est qu’il y a eu des « réajustements idéologiques » opérés par certains religieux par la suite (toujours à l’époque de l’esclavage) consistant à hiérarchiser les « enfants de Dieu »… et qui ont, donc, permis de justifier l’esclavage religieusement en considérant certains hommes comme plus proches des animaux, alors que d’autres, les Européens (les « Blancs »), sont plus proches de Dieu. Il suffit d’entendre ici la réplique que le personnage principal du film, l’esclavé Cicéron, nommé ainsi par les maîtres (Massamba, de son nom wolof) répète, pour faire plaisir à son maître et au nouveau gouverneur de l’Isle de France, ce qu’on lui a « enseigné » : « Dieu a créé les animaux et les Nègres le cinquième jour de la création, et Il a créé l’homme blanc le sixième jour. »

Les Lumières

Cette période des Lumières a eu le grand mérite de mettre en avant l’idée de l’égalité des hommes en droit et de la dignité de chaque être humain, néanmoins ces grands principes ont mis énormément de temps à s’appliquer au niveau des États et à être inscrits dans les textes juridiques et les Constitutions. C’est peut-être le sens qu’à la mort prématurée d’Honoré (le fils du maître) peu de temps après avoir défendu l’égalité de tous les hommes et de leur dignité autour de la table ce soir-là.

L’idée d’égalité est une « idée violente » pour les détenteurs du pouvoir économique et politique – que cette égalité soit de « race » ou bien sociale ou de genre, comme c’est le cas aujourd’hui. Dire que l’on doit traiter humainement et comme nos égaux des hommes qui, par nature dans les préjugés racistes de l’époque, sont définis comme inférieurs et comme propres aux tâches domestiques, c’est quelque chose de « violent » pour les dominants. La réaction de ceux qui ont le pouvoir économique et politique, qui sont détenteurs du « savoir » et exercent aussi le pouvoir culturel et symbolique, cette réaction ne peut-être que coercitive et violente à travers l’histoire afin que ces pouvoirs puissent toujours s’exercer. Déjà au XVIe siècle, l’écrivain et philosophe Montaigne avertissait que le colonialisme qui se mettait en place et s’exerçait aux Amériques (nouvellement « découvertes » par les Européens) contre les nouvelles populations qui commençaient à être esclavées (les « Indiens » d’Amérique), était violent et brutal. À cette époque se dessinaient les prémices de la violence coloniale (dénoncée par le philosophe humaniste) et s’ébauchait l’esclavage de masse.

Inégalité des races

Cette grande idée des Lumières d’une humanité une, de son corollaire de l’égalité des individus et de sa conséquence amenant plus tard l’abolition de l’esclavage (considéré comme étant totalement immoral) est contemporaine d’une autre idée, présente depuis au moins le 17e siècle, et qui va s’affiner et se préciser de plus en plus au siècle qui suit, est l’idée de races et de leur inégalité fondamentale.

Cette idée semble avoir échappé à la critique des philosophes des Lumières, et cette position anthropologique des races semble être le point aveugle, échappant à la critique, de l’existence des races et de leur inégalité. C’est ainsi qu’Immanuel Kant, à la fin du 18e siècle, va acquiescer aux catégories de « race ». Précisons que ces catégories sont issues de la classification, en biologie, des animaux, de sorte que cette classification va devenir de plus en plus importante dans la hiérarchisation des hommes avec l’idée d’inégalité entre les différentes « races » humaines. Le philosophe prussien écrit que les peuples non européens sont incapables d’accéder au sublime car ils ne sont pas encore des êtres humains pleinement formés : « Ils sont brutaux, bruts ». Autre groupe humain ciblé par Kant, les aborigènes, à qui le philosophe dénie le statut d’êtres humains. D’après lui, pour pouvoir affirmer que le monde a été créé pour l’homme, cela suppose que tous les hommes ont des qualités morales et les aborigènes en sont totalement dépourvus. Ils ne sont donc pas des humains. Quant aux Africains, ils sont des animaux, a encore prétendu Kant.

Comme les savants européens ont déjà classé et hiérarchisé les animaux, il ne restait plus qu’à hiérarchiser les différents grands groupes humains sous les catégories de race, ce qui met sérieusement en cause l’idée de l’universalité de l’humanité et de l’égalité entre les individus. Il semble aussi évident au 19e siècle, pour beaucoup de savants, que l’humanité est divisée en races et qu’elles sont essentiellement inégales. Cette hiérarchisation se basant sur des conceptions et produisant des discours qui vont de plus en plus se dire scientifiques et qui consistent, en réalité, à essentialiser les races comme ayant chacune des caractéristiques intemporelles et exclusives, et ces discours « scientifiques » serviront à justifier les pratiques esclavagistes : cette théorisation des races est, tout simplement, appelée « racisme ». Racisme à la fois théorique (« théorie scientifique ») et pratique (mise en place in situ des pratiques esclavagistes et de tout l’arsenal coercitif et punitif).

Justification de l’entreprise coloniale

Une interprétation plus tardive de la philosophie des Lumières va se manifester, au 19e siècle en France, pour affirmer et légitimer la différence fondamentale, non plus entre les « races », mais aussi et surtout entre les différentes « cultures ». Reproduction de la hiérarchisation des « races », mais appliquée aux différents groupes humains en leur conférant, encore, des caractéristiques essentielles. C’est ainsi qu’on a pu dire, entres autres, dans le contexte local, que les Asiatiques (Chinois et Indiens) sont travailleurs, les Créoles fainéants, les Blancs intelligents, etc. Ces stéréotypes sont des processus de qualification et d’attribution de caractéristiques essentielles qui ont été mis en œuvre un peu partout, ainsi qu’à Maurice au fil des trois siècles écoulés.

Il faut rajouter que, dans le contexte français, une autre idée des Lumières, celle de « progrès », va avoir une grande part de justification des structures coloniales dans les pays colonisés par la France, et plus largement, des autres colonialismes européens : les Européens vont apporter le Progrès et la civilisation dans les pays colonisés, bien en retard par rapport au niveau européen, puis occidental. D’où la mission civilisatrice des colons européens par rapport aux peuples non encore touchés par la civilisation et ses lumières. On a parlé, concernant le développement des idées d’inégalité des races et de la justification coloniale française, puis européennes, de « zones d’ombre des Lumières ».

Ni Dieu, ni maître

On ne peut penser à la forte résonance que peut avoir le titre du film « Ni chaînes, ni maîtres » avec la devise anarchiste très célèbre : « Ni Dieu, ni maître ». Si le titre du film reprend cette idée de casser toutes formes de chaînes (réelles et/ou symboliques) qui nous soumettent à un maître, le film semble aussi montrer les complicités fortes de l’Église avec la domination coloniale et de son discours idéologique en accointance avec le système esclavagiste (voir plus haut la réplique de l’esclavé Massamba). Ce qui semble visé dans le film, c’est bien le rôle de certains « représentants de Dieu » (hommes d’Église) avec les préjugés raciaux et esclavagistes de l’époque dans laquelle se situe le film. Quant à Dieu lui-même, le film n’en dit rien, semble-t-il. Il montre, plutôt, une spiritualité faisant référence à la présence vivante et inspirante des morts dans notre monde – la femme défunte de Massamba et le « rôle » qu’elle joue dans sa fuite.

Allons un peu plus loin : si nous appliquons les mots du titre du film dans nos vies, ne pourrions-nous pas, alors,  envisager que les « chaînes » sont toujours présentes sous forme « d’emprisonnement », fruit de certaines pratiques et normes sociales (famille, communauté, castes, religion), et que l’autre face de la pièce est d’ériger en maîtres celles et ceux qui martèlent des injonctions à faire ceci ou cela, sans laisser la possibilité d’éveiller le sens critique chez les personnes qui le subissent ? Prendre conscience de nos chaînes et des maîtres qui les maintiennent reste un des grands défis de notre temps.

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