HUBERT JOLY, Président du Conseil international de la langue française à Paris
L’année 2024 a vu la célébration du soixantième anniversaire de l’établissement de relations diplomatiques entre la France du général de Gaulle et la République populaire de Chine. Six décennies plus tard, le bilan de cette décision reste modeste.
Mes lectures de l’été m’ont fait redécouvrir une grosse brique de 552 pages, un ouvrage d’Alain Peyrefitte, un des plus intelligents ministres du général de Gaulle, daté de 1989. Il évoque la tentative des Anglais d’envoyer en 1792-93 une ambassade de 700 personnes dans le but d’ouvrir le commerce avec la Chine de l’empereur mandchou Quialong âgé de 83 ans, et d’implanter une ambassade permanente et un comptoir de commerce.
La délégation anglaise est sous les ordres de Lord Macartney. Il a pour adjoint sir George Staunton et une suite assez nombreuse. Mais parmi toutes les choses curieuses de cette ambassade, on découvrira que son vrai héros a été le propre fils de sir George, le jeune Thomas Staunton, âgé seulement de douze ans, qui seul aura eu l’intelligence d’apprendre le Chinois avec l’interprète, le père Li. Et comme il aura encore l’idée de tenir un journal, on verra qu’il aura été de loin l’observateur le plus clairvoyant de cette foule d’Anglais trop orgueilleux pour comprendre l’orgueil du Céleste empire.
Dès le début, l’affrontement est patent. Pour les Chinois, les Anglais, tout comme les Portugais, les Espagnols et même les Français, ne sont que de vulgaires barbares. Ils n’ont rien à apprendre ni à apporter à la Chine : Quand on est l’Empire du milieu, ce qui se passe sur les bords est simplement négligeable et ce ne sont pas les objets scientifiques, la puissance des bateaux anglais ou leurs canons qui vont impressionner un empire plurimillénaire qui pense avoir tout inventé depuis longtemps et refuse tout contact avec l’étranger. Il suffit de vendre le thé et les porcelaines et pour cela le comptoir portugais de Macao suffit sans qu’on ait besoin d’accepter en plein cœur de l’Empire une ambassade, une flotte, des marchands. On redoute déjà qu’ils introduisent l’opium et ruinent moralement et commercialement l’Empire.
Aussi, toute l’ambassade sera condamnée à l’échec et, au fil des semaines et des mois, elle ne cessera d’essuyer avanies et rebuffades de la part de l’Empereur et de son favori Heschen. Et pourtant, les missionnaires français avaient mis en garde les Anglais. Presque confinés dans leurs couvents, ils n’avaient aucune liberté de manœuvre. D’autres que nous ont suivi avec plus de succès. Cet échec aurait pu être la fin de l’histoire. Mais la Grande Bretagne qui venait d’envoyer Napoléon à Sainte-Hélène et qui était devenue maîtresse des mers ne s’avoua pas vaincue et elle fit une nouvelle tentative en 1816 avec notre vieille connaissance, Thomas Staunton qui avait pris de la bouteille, avait continué à potasser son Chinois et manœuvré pour qu’une seconde ambassade fût envoyée. L’empereur était mort mais son fils se montra plus dur encore.
Aussi bien en 1793 qu’en 1816, outre les difficultés de fond, les Anglais eurent à essuyer une humiliation beaucoup plus insupportable pour leur orgueil : le koto. Il ne s’agit que d’une prosternation à deux genoux, renouvelée trois fois et marquée par l’inclinaison à trois reprises de la tête jusqu’au sol, soit neuf signes de soumission totale non seulement devant l’Empereur mais aussi… devant son palanquin vide ou devant un de ses messagers. Il n’était pas imaginable qu’un sujet de sa majesté George III se prosternât devant un Chinois, à moins que les sujets de l’Empereur ne rendissent pareil hommage simultané devant le portrait de sa majesté britannique, ce que les dits Chinois, bien entendu ne pouvaient admettre.
La suite logique fut que les Anglais ne pouvant vendre leurs babioles industrielles en contrepartie des tonnes de thé qu’ils achetaient à la Chine, se mirent d’abord à la contrebande de l’opium. Et comme les Chinois s’en scandalisaient, la flotte de sa majesté pensa que la seule solution serait le canon : Ultima ratio regum. Et le piquant de l’histoire est que le promoteur de cette idée, en 1840, n’est toujours que notre vieille connaissance Thomas Staunton…La Guerre de l’opium est déclenchée et la Chine ne le pardonnera jamais aux Anglais.
Beaucoup de détails rendent cette lecture passionnante. En particulier, Alain Peyrefitte a eu accès aux archives de l’empire mandchou sur cet épisode et il est hautement intéressant de voir combien les versions anglaise et chinoise des mêmes évènements sont diamétralement opposées.
Le livre date de 1989, 25 ans après la reconnaissance de la Chine populaire par la France. 35 ans ont encore passé. Et maintenant direz-vous ? On connait la remarque de Napoléon : « Quand la Chine s’éveillera… » Qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce qui est permanent dans la Chine d’aujourd’hui ?
Du côté de la permanence, s’est maintenue une méfiance maladive à l’endroit de tout ce qui est étranger et est réputé barbare. De Quialong à Xi, rien n’a changé.
Les Chinois n’ont jamais été moins libres qu’au XVIIIe siècle.
Il y a aussi le refus des traités dits « inégaux » depuis 1840 et surtout depuis 1900.
La démographie chinoise est toujours impressionnante : 330 millions d’habitants en 1789, cinq fois plus maintenant. On assiste aujourd’hui à un petit reflux, dû d’abord à la politique de l’enfant unique maintenant abandonnée, mais aussi au nouveau statut des femmes plus libres et travaillant davantage.
L’expansion chinoise qui a été considérable dans le passé s’était contractée avec la fermeture progressive du pays sous les souverains mandchous. Elle a repris de plus belle et a revêtu désormais une forme conquérante avec le pari de « la route de la soie » jusqu’en Europe, la création de bases militaires, une forte présence commerciale en Asie et en Afrique, jusqu’au rachat du port du Pirée en Grèce, sans parler de l’inondation de l’Europe par les véhicules électriques.
On est loin de l’ambassade de Macartney pour ouvrir le pays aux Anglais. Ce sont désormais plutôt les Américains qui cherchent à se défendre de la pénétration commerciale chinoise.
Toute l’Asie du sud-est est inquiète. Non, l’Empire n’est plus immobile. Nous avons vraiment changé de monde…