Notre invité de ce dimanche est Nicolas Ritter, fondateur emblématique de l’ONG PILS (Prévention Information Lutte contre le Sida) dont il est aujourd’hui le président d’honneur. Dans l’interview qu’il nous a accordée cette semaine, il revient sur la lutte et les obstacles rencontrés par PILS au cours de ses 28 ans d’existence. Par ailleurs, notre invité partage son analyse de la situation du SIDA à Maurice. Une épidémie qui associée à la consommation de drogues est en train de faire des ravages à Maurice.
Il y a 25 ans, à quelque mois près, vous aviez déclaré dans une interview à Week-End : « Je suis séropositif et alors ?! », ce qui avait surpris et choqué. Presque un quart de siècle après, quelle est la situation du SIDA à Maurice ?
— En donnant cette interview et en faisant cette déclaration, mon but était de démontrer que j’avais été détecté positif, que je suivais un traitement et que je pouvais vivre comme les autres, en me soignant. Que l’on pouvait vivre avec le VIH. Aujourd’hui, les soins et traitements ont été améliorés ; le virus est contrôlable ; on ne transmet plus le VIH à une autre personne, ce qui est une avancée majeure. On a des médicaments pour se protéger, que l’on prend tous les jours comme pour les autres maladies. Il y a eu dans le domaine médical des avancées spectaculaires, mais je suis convaincu qu’il y a un domaine dans lequel nous n’avons pas progressé à Maurice : la lutte contre la stigmatisation. Il existe une fausse idée répandue à Maurice : Fodre pa koz sa bann zafer-la. Comme si parler de la sexualité encourage les gens à en avoir. On est très forts à Maurice pour cultiver les préjugés, mettre la poussière sous le tapis et refuser d’aborder les vrais problèmes.
PILS va lancer la semaine prochaine une grande campagne d’information sur le SIDA. Après les films, les pièces de théâtre, les reportages télévisés, les livres et les conférences internationales, a-t-on encore besoin de dire aux Mauriciens que le SIDA existe et qu’il faut prendre des précautions pour s’en protéger ?
— Oui ! C’est extraordinaire, mais pas surprenant, parce que l’information ne circule pas à la base : dans les écoles publiques. C’est un sujet tabou : on ne peut pas parler de sexualité sous ses différentes formes, de drogues, de travailleurs du sexe. À l’époque, PILS était invité dans les écoles pour en parler, aujourd’hui, c’est devenu impossible. Heureusement, on a encore des écoles et collèges confessionnels et privés qui nous invitent, mais pas ceux gérés par le ministère de l’Éducation.
Depuis quand date ce refus du ministère de l’Éducation de permettre à PILS de faire des campagnes d’information sur le SIDA dans ses écoles ?
— Depuis sa création, PILS, il y a 28 ans, a voulu travailler avec le ministère de l’Éducation, mais il y a toujours eu un blocage pour que nous ne puissions pas entrer dans les écoles et collèges d’État. Mais aujourd’hui, les drogues sont en train de ravager notre population en général, dont les collégiens et étudiants, et c’est dans ce milieu qu’on devrait faire le maximum d’interventions pour la prévention, et qui on envoie dans les collèges pour faire ce travail ? L’ADSU ! Je ne crois pas que ce soit les meilleurs interlocuteurs pour parler de prévention. Il ne s’agit pas de juste faire peur en menaçant : si on consomme de la drogue on va en prison. Mais au contraire d’éduquer les jeunes sur les produits si demain ils les croisent sur leur route, c’est en train d’arriver et c’est effrayant. Tout le monde a vu les images de ces collégiennes se filmant en train de consommer de la drogue !
Il semblerait que PILS entretienne de meilleures relations avec le ministère de la Santé…
— Depuis peu, la communication de PILS avec le ministère de la Santé a été rétablie. La preuve : notre centre Banian, situé à la rue St Georges à Port-Louis, est un centre communautaire axé sur les questions de santé sexuelle géré conjointement par le ministère de la Santé et PILS. Mais le VIH ce n’est pas seulement un sujet pour le ministère de la Santé, c’en est aussi un pour le ministère de l’Éducation. Beaucoup a été fait par les précédents gouvernements, PILS et les ONG engagées dans le combat pour sensibiliser et informer. Au début des années 2010, Maurice était considérée comme un modèle à suivre dans la lutte contre le VIH dans le monde entier. Aujourd’hui, on est devenus le mauvais élève.
Est-ce que ça veut dire que, globalement, le gouvernement s’est désintéressé de la lutte contre le SIDA ?
— Je ne peux pas parler pour le gouvernement, mais depuis les années 2014-15, l’épidémie, qui était contrôlée, a explosé. L’équipe arrivée au pouvoir en 2014 a décidé de mettre M. Gayan à la Santé et il a cassé l’ensemble des programmes existants, démantelé la NATRESA et fait bloquer les programmes d’échange de seringues et de distribution de méthadone. Au lieu d’améliorer les choses, il a décidé de tout casser.
Qu’est-ce qui a provoqué le changement par rapport aux décisions prises en 2014-15 ?
— L’épidémie de Covid qui a réveillé certaines consciences et craintes comme quoi il faut s’occuper des pandémies, des épidémies, des maladies infectieuses. Il faut dire aussi qu’à ce moment-là, le Dr Catherine Gaud, qui était en charge de la lutte contre le SIDA à La Réunion pendant des années, est nommée conseillère au ministère de la Santé. Je suis convaincu que sa présence a contribué à faire bouger les choses dans le bon sens.
Au fil du temps, le SIDA n’est-il pas devenu une maladie acceptée « normale » comme les autres, ce qui explique cette indifférence ?
— Je ne le pense pas. On a trop de préjugés et d’idées toutes faites par rapport aux personnes qui consomment des drogues, celles qui ont une sexualité différente, aux travailleurs du sexe. Et puis il y a cette croyance fausse qui veut que le SIDA c’est pour les autres, ceux qui ont un comportement à risques. On pensait comme ça il y a 30 ans, ça n’a pas beaucoup changé aujourd’hui. Les personnes qui ont le VIH sont stigmatisées, peuvent perdre leur travail si on sait qu’elles sont positives. Savez-vous que les assurances médicales ne remboursent pas les soins des séropositifs ? Tout comme les banques ne donnent pas de loans à quelqu’un qui est atteint de cette maladie. Encore des éléments qui obligent les malades à se cacher en permettant à la stigmatisation de se développer et de diviser davantage les Mauriciens ! Aujourd’hui avec un comprimé par jour, on vit bien avec le VIH, on ne transmet plus le virus, mais la stigmatisation est terrible : les gens cachent leur maladie, n’osent pas en parler à leurs familles et proches. Aujourd’hui, la problématique drogue-VIH prend une telle ampleur qu’il faut, d’urgence, redessiner un programme qui soit adapté à la situation actuelle. Je suis confiant qu’en reprenant les programmes qu’on avait mis de côté, pour ne pas dire abandonnés, en les améliorant et avec une communication plus dynamique et une collaboration avec les autorités, ça peut donner de bons résultats dans la lutte contre le VIH. On peut reconstruire des stratégies pour faire les Mauriciens réaliser que le VIH est toujours présent et qu’il faut prendre des précautions pour s’en protéger.
Quelle est la situation de la problématique drogue-VIH aujourd’hui ?
— Elle n’est pas bonne du tout ! Le nombre annuel de personnes séropositives, qui avait diminué, est en augmentation. Le nombre annuel de morts qui aurait pu être de zéro est passé à près de cinquante. On n’a pas donné les moyens qu’il faut aux institutions de santé, la priorité étant accordée aux maladies cardio-vasculaires et au diabète. Il y a une recrudescence du VIH, des maladies sexuellement transmissibles et de la consommation de drogues et de leurs dérivés, sans parler de l’abaissement de l’âge à laquelle on commence à consommer des produits synthétiques : 12 ans ! La situation est catastrophique.
D’après des études, cette consommation de drogues par de très jeunes altère la formation du cerveau. Quel type de jeunes va sortir de cette situation qui va avoir des conséquences sur le médical, mais aussi le social, sur l’investissement, le tourisme, l’emploi ?
PILS n’alerte pas le gouvernement sur cette situation dans les réunions qu’elle a avec les autorités du pays ?
— Nous rencontrons les autorités deux fois par an dans le cadre d’un High Committe on HIV, et à chaque fois qu’on nous en donne l’occasion, nous tirons la sonnette d’alarme sur la situation. Depuis un an et demi, les relations s’améliorent, des comités sont mis en place. Il y a comme une compréhension à très haut niveau du fait que des conneries, pardon, de mauvaises décisions, ont été prises dans le passé et qu’il faut remettre les choses en place. Par exemple, les personnes sous la méthadone ont été sou- dosées pendant des années et on paye aujourd’hui le prix de ces mauvaises décisions prises en 2014-15.
Vous êtes en train de dire que les malades ont été victimes de cette pratique politique qui veut qu’un nouveau gouvernement efface et détruise tout ce que son prédécesseur a pu faire, même si cela donnait d’excellents résultats ?
— Exactement. Il faut savoir que de 2015 à 2019, le ministère de la Santé ne voulait pas travailler avec la société civile. Le ministre d’alors voulait faire disparaître le VIH et la drogue, comme par magie, en effaçant toutes les mesures et les programmes qui avaient été mis en place et qui fonctionnaient bien. Mais ce serait trop facile de jeter la pierre sur un seul ministre, alors que les décisions sont ratifiées par le conseil des ministres, donc le gouvernement. Mais je dois aussi dire que ma grande crainte c’est que s’il y a une alternance politique aux prochaines élections, le nouveau gouvernement fasse comme celui de 2014 : il annule toutes les mesures qui donnent des résultats pour en introduire de nouvelles pas forcément bonnes.
Le directeur de l’Organisation mondiale de la Santé vient de tirer la sonnette d’alarme sur le fait que les jeunes utilisent de moins en moins les préservatifs lors des rapports sexuels. Est-ce que c’est le même constat à Maurice ?
— On n’a pas malheureusement des statistiques là-dessus, mais c’est bien possible. Je pense que comme vous le disiez, on s’est habitués à la maladie et on se dit — jeunes et moins jeunes —qu’elle ne nous concerne pas. On vit dans le déni qui consiste à dire ça ne peut pas me concerner, ça ne concerne que les autres. Cela fait que les gens ne se protègent pas et se croyant hors de danger, ne se font pas tester, dépister et peuvent être porteurs du virus sans le savoir.
L’augmentation de consommateurs de drogue, dont des jeunes, semble vous interpeller…
— Elle devrait interpeller tous les Mauriciens ! La question des drogues est devenue une urgence nationale, et ce n’est pas en employant les mêmes recettes dépassées qu’on va arriver à un résultat. Il faut vraiment revoir ce dossier. La répression ne fonctionne pas, la prévention n’existe quasiment plus, on a fermé la NATRESA. Le champ, laissé libre, est maintenant occupé par les usages de drogues synthétiques. D’autant que, et c’est un fait nouveau, que la drogue n’est plus concentrée dans quelques cités des villes, mais touche l’ensemble du pays, et même Rodrigues. Il n’y a plus de ti-dimounn ou de gran dimounn, et la stigmatisation a augmenté, est énorme que ce soit l’alcool ou les drogues. Le nombre de SDF est en augmentation en raison de l’existence du cercle vicieux : consommation de drogue, prison, pas de certificat de moralité permettant de trouver un travail, le rejet de la famille et on se retrouve dans la rue et on retombe dans la drogue.
Vous êtes en train de décrire une situation apocalyptique de la société mauricienne, alors que le pays se modernise, a accès à des médicaments, que de grands hôpitaux sont construits et des budgets conséquents sont votés…
— Comme quoi, ça ne suffit pas. On sait ce qu’il faut faire et cela a été fait ailleurs : tester, traiter et maintenir avec des soins. Un des gros problèmes que le ministère de la Santé n’arrive pas à résoudre c’est les gens que l’on perd de vue. Il y a des gens qui font un test qui est positif et disparaissent dans la nature. On les retrouve dix ans après dans un état ! Le dépistage volontaire reste très faible parce que les gens ont peur des conséquences d’un test positif. En reconnaissant qu’on est positif, on révèle quelque part son style de vie. Par ailleurs, pour avoir le résultat et commencer un traitement, cela prend trois mois. Ailleurs, si un test est positif, on en fait deux ou trois autres tout de suite pour avoir confirmation, et la personne, le malade, sort de la consultation avec un traitement et les médicaments. Ici, il faut attendre trois mois. Une personne qui n’est plus dans les soins, dont la charge virale n’est plus contrôlée, peut transmettre le virus à d’autres. Aujourd’hui, si toutes les personnes étaient dépistées et traitées, il n’y aurait plus d’épidémie. Il faut tout reprendre et renforcer partout : les écoles, les programmes dans les centres sociaux, à la radio, la télévision et les articles dans les journaux.
Pensez-vous que les autorités ne sont pas suffisamment impliquées dans le combat contre ces fléaux ?
— On vient de lire un sondage indiquant que la préoccupation des Mauriciens c’est (1) la baisse du pouvoir d’achat, (2) la drogue et (3) l’insécurité. Quand on ajoute drogue et insécurité, qui sont liés — vols, agressions pour pouvoir acheter sa dose —, c’est la première crainte des Mauriciens. C’est un vrai problème, et quelle est la réponse qui est donnée ? Rien ! Nous sommes en précampagne électorale et je n’ai pas encore entendu une alliance ou un parti politique venir avec un programme nouveau pour lutter contre la drogue et ses conséquences, comme le VIH. Personne ne parle de ça, des programmes et des moyens pour lutter contre ce fléau. Nous sommes en train de payer pour les mauvaises décisions prises en 2014-15 si on n’a aucun programme, aucune prévision et qu’on se contente de continuer à faire ce qu’on fait, et qui ne marche pas, on le payera encore plus cher. Pour aujourd’hui, on a besoin que les Mauriciens se mobilisent, il faut donc les informer. C’est dans ce but que PILS organise des journées portes ouvertes pour essayer d’inciter un peu plus de prise de conscience. C’est pour la même raison que nous serons présents dans le cadre du street marketing dans les shopping malls à partir de la semaine prochaine pour encourager les Mauriciens à nous aider financièrement en faisant des standing orders bancaires.
Pour quelle raison ?
— C’est bien de faire un petit don, par-ci par-là, mais c’est mieux de faire un don sur une base régulière, parce que nous besoin d’argent pour financer nos activités.
O Je croyais qu’avec ses résultats et sa renommée, PILS était devenue un partenaire incontournable des grandes organisations internationales pour le financement de ses activités…
— Cela a été le cas pendant des années, mais depuis, Maurice a changé de catégorie, fait partie maintenant des high level income countries, ce qui fait que les grosses organisations internationales et les gros bailleurs de fonds se retirent de Maurice. On reçoit encore de l’argent de diverses fondations internationales qui continuent à nous suivre, nous avons des partenaires sans qui nous n’aurions pas pu avoir notre siège social, notre centre communautaire et nos employés. Nous voulons avoir les moyens de faire fonctionner notre centre communautaire jusqu’à 19 heures au lieu de fermer à 16 heures. Donc, on a besoin d’argent, le nerf de la guerre, pour recruter plus de personnes, d’autant qu’à Maurice le travail social n’est pas reconnu, ne bénéficie pas d’un cadre salarial comme le PRB et le NRB.
Y a-t-il encore un long chemin avant que le séropositif soit traité comme un patient comme les autres ?
— Il y a encore beaucoup de travail, car il y a tellement d’obstacles à surmonter. Le futur c’est de continuer la décentralisation qui a été amorcée afin que l’on puisse faire un test de dépistage dans n’importe quel hôpital et faire en sorte que les résultats soient disponibles plus rapidement et que le traitement puisse commencer immédiatement. Il fait aussi renforcer l’information, en commençant par le milieu médical. La dernière fois que je me suis fait traiter à l’hôpital, dans une clinique privée en plus, j’ai été regardé comme une bête de foire par le personnel. Exactement comme à l’époque où on regardait avec curiosité et peur les premiers séropositifs déclarés.
Changeons de sujet. Est-ce que le travail de PILS est soutenu par les religions ?
— Le Conseil des religions avait été très impliqué à l’époque où Kofi Anan, ancien secrétaire général de l’ONU, était passé à Maurice et avait fait débloquer un fonds pour que le conseil travaille sur le problème de la stigmatisation, mais quand le fonds a été épuisé, le processus s’est arrêté. Et la stigmatisation est repartie de plus belle. Les religions ont définitivement un rôle à jouer dans ce combat compte tenu de la place qu’elles occupent dans la vie des Mauriciens. On ne peut pas ne pas faire avec le Conseil des religions, mais avec quels moyens ? Ce ne sont pas seulement les prières qui vont changer la mentalité des gens…
Que souhaitez-vous dire pour terminer cette interview ?
— Ce qui s’est passé depuis 2015 a provoqué chez moi un découragement total. De voir tout ce travail amorcé avant et qui donnait des résultats mis de côté pour des raisons plus de politique politicienne que médicales ou sociales… J’ai dû prendre du temps et du recul pour me remettre, me reconstruire. Une directrice générale m’a remplacé à la tête de PILS, d’autres employés ont été recrutés et de nouvelles structures ont été mises en place. Avec cette distance sur les opérations, je mesure à quel point le travail qui reste faire est encore colossal. Parce que le combat contre le SIDA n’est pas fini, et même si demain il y a un vaccin, ce qui n’est pas encore le cas, il faudra continuer à lutter contre la stigmatisation. Et ça, c’est un combat qui va prendre du temps…