En mai 1984 avait lieu la première opération à cœur ouvert pratiquée à Maurice par le professeur saoudien Hassan Raffa. Le Dr Ramesh Modun, qui a été une des chevilles ouvrières de cette grande première médicale à Maurice, a lancé cette semaine The begining of open era surgery in Mauritius, un livre qui raconte les circonstances, et surtout les dessous, de ce qui fut une grande aventure médicale.
l Après avoir obtenu votre diplôme de neurochirurgien à Leeds, vous êtes allé travailler en Arabie Saoudite. À cette époque, on allait travailler en Europe, pas dans les pays arabes, alors considérés comme faisant partie du tiers monde. Qu’est-ce qui vous a fait accepter la proposition saoudienne ?
— Les conditions d’abord : un salaire supérieur à ce que je touchais en Grande-Bretagne, ensuite un poste de consultant responsable d’un département dans un grand hôpital, alors que je n’étais qu’un simple médecin, ainsi que la possibilité de choisir où je voulais travailler. Et, finalement, parce que c’était un défi pour le jeune médecin que j’étais. C’est à l’hôpital de Jeddah, où j’ai choisi d’aller travailler, que j’ai fait la connaissance du professeur Hassan Raffa, spécialiste en opération à cœur ouvert, dont la salle d’opération jouxtait la mienne. Nous sommes devenus amis, il croyait que j’étais un Indien et quand il a appris que j’étais Mauricien, il m’a dit qu’il avait opéré des patients venus de l’île Maurice. Le professeur m’a ensuite dit que je pouvais lui référer des patients mauriciens, puis plus tard, il m’a confié qu’il était disposé à venir faire des opérations à cœur ouvert à Maurice. Il était un chirurgien de 39 ans, renommé dans son pays et en Afrique, et voulait faire profiter de ses connaissances et de son expérience.
l Les opérations à cœur ouvert, c’était un domaine médical qui vous était étranger à l’époque et dont on ne parlait même pas à Maurice…
— Vous avez raison. Mais je dois dire qu’après mes études de médecine à Leeds, et avant ma spécialisation comme neurologue, j’ai fait mon internat en tant que Junior Doctor de 1974 à 1975 à Maurice, au ministère la Santé. C’est là que j’ai découvert des maladies pas très connues en Europe comme la thyroïde, l’hypertension et les maladies cardiaques qu’on ne pouvait soigner à Maurice. Quelques rares patients, qui avaient les moyens, sont allés se faire opérer à l’étranger, ou grâce à la SACIM et d’autres ONG qui avaient une très longue liste d’attente. Puis le professeur Raffa a offert de venir opérer à Maurice en amenant son équipe et les équipements nécessaires. En 1983, mon père revenant de vacances en Angleterre, passe à Jeddah, rencontre le professeur, écoute sa proposition, qui l’enthousiasme, et la communique au ministre de la Santé mauricien, le Dr Ghurburrun. Qui, visiblement, ne la prend pas au sérieux ainsi que les hauts cadres du ministère.
l Pourquoi ?
— Tous les médecins étrangers qui étaient venus avaient décrété qu’il était impossible de faire des opérations à cœur ouvert à Maurice pour manque de personnel formé, d’équipements sophistiqués et d’infrastructures adéquates. Cet avis était partagé par le ministère mauricien de la Santé, qui refuse la proposition du Professeur Raffa. J’écris, je téléphone et je télétexte au ministère, et je demande qu’on invite au moins le professeur pour qu’il se rende compte de la situation à Maurice. Ils finissent par accepter, et comme je devais venir en vacances au pays en janvier 1984, le professeur me dit qu’il va profiter de l’occasion pour m’accompagner pour faire un constat médical et faire découvrir Maurice à sa famille. J’ai contacté tous les officiels de la Santé et le représentant de l’OMS pour les informer de cette venue et leur demander de faire le nécessaire pour les billets d’avion et l’hébergement. Mais les billets d’avion promis ne sont jamais arrivés, ce qui a obligé le professeur à acheter son billet et ceux de son épouse et de ses enfants qui l’accompagnaient !
l Ce n’est pas possible !
— C’est ce qui s’est passé et ce n’est pas tout. Quand nous sommes arrivés à Plaisance, il n’y avait même pas un officiel du ministère pour accueillir le professeur. On lui avait envoyé une vieille voiture sale et un chauffeur pour le conduire dans un hôtel de Curepipe ! Le lendemain matin, quand j’ai rencontré le professeur, il m’a dit qu’il était en train de prendre les dispositions pour retourner à Jeddah le soir même ! Heureusement qu’un membre de l’Amicale Maurice-Arabie Saoudite, Tayab Rostom, est intervenu et les a fait transférer à l’hôtel La Pirogue, ce qui a changé le mood du professeur, qui a passé un bon week-end. Lundi, je l’ai emmené rencontrer le ministre Ghurburrun, qui ne semblait pas attacher de l’importance à la manière dont le professeur avait été accueilli, mais il a fait la chose qu’il fallait : il a téléphoné au Premier ministre. Sir Anerood Jugnauth a demandé à rencontrer tout de suite le professeur Raffa, qui lui a expliqué son projet. Le Premier ministre a ordonné que toutes les facilités soient mises à la disposition du professeur pour qu’il aille faire un état des lieux des hôpitaux. Le professeur a promis de remettre un rapport au PM après ses visites, et c’est ainsi que le projet de faire les opérations à cœur ouvert à Maurice, qui a failli être abandonné à cause du comportement du ministère de la Santé, a pu être réalisé.
l Comment expliquez-vous le fait que le ministère de la Santé n’ait pas accordé, dès le départ, l’attention nécessaire à la proposition du professeur Raffa ?
— C’est une question qu’il aurait fallu poser aux responsables du ministère de la Santé de l’époque, qui vont, par la suite, s’attribuer le succès de l’organisation de ces opérations à Maurice ! Le professeur Raffa devait faire un rapport détaillé avec les six critères indispensables à l’organisation d’opérations à cœur ouvert à Maurice. Il disait que si les objectifs définis étaient atteints, les opérations pouvaient commencer dès le mois de mai 1984.
l Quelle a été la réaction des responsables du ministère de la Santé au rapport et aux projections du professeur Raffa ?
— Ça ne les intéressait pas. On avait nettement le sentiment que nous étions en train de les déranger dans leur train-train. Qu’on bousculait leur routine. Beaucoup de spécialistes ont dit que le projet était irréalisable à Maurice. Quand le professeur Raffa a décidé que l’hôpital du Nord était l’endroit idéal, ils ont voulu qu’on le fasse à Candos, qui n’avait pas les infrastructures et l’espace nécessaires. Raffa a tenu bon et a remis son rapport. Quand nous nous sommes retrouvés à Jeddah en février, nous étions enthousiastes et plein d’énergie pour la réalisation du projet et n’attendions que le feu vert pour démarrer.
l Mais vous n’aviez pas d’équipe médicale formée, pas d’équipements médicaux et surtout pas les fonds nécessaires pour réaliser le projet. Car en 1984, Maurice n’avait pas encore connu le niveau de développement économique qu’on allait qualifier de miracle…
— Effectivement, Maurice n’avait pas les moyens. Par conséquent, le professeur Raffa a demandé l’aide du Saudi Heart Centre, qui a fourni l’essentiel de l’équipement, sauf deux heart-lung machines que le gouvernement devait acquérir à travers le ministère de la Santé. Le professeur a également fait des démarches pour que ces équipements soient vendus à prix coûtant et que deux techniciens soient envoyés à Maurice pour assurer leur bon fonctionnement. Malgré plusieurs télex et coup de téléphone, le ministère n’a pas déclenché les procédures pour cet achat, à tel point que j’ai dû envoyer un télex à SAJ pour lui dire que si la situation n’était pas débloquée, le professeur Raffa allait tout simplement annuler le projet. Le lendemain, la situation était débloquée et les lettres de crédit envoyées !
l À quoi attribuer cette manière de faire scandaleuse du ministère de la Santé dans le cadre de ce projet vital pour les Mauriciens souffrant de problèmes cardiaques : à l’incompétence, à la jalousie ?
— À sans doute une addition des deux. Non seulement ils n’ont pas aidé, mais ils nous ont mis des bâtons dans les roues. Alors que le début de l’opération était prévu en mai, l’équipe constituée et les équipements achetés, ils ont demandé de reporter à juillet, alors que le professeur Raffa avait déjà tout préparé. Il a maintenu les dates et je suis arrivé à Maurice une semaine avant, un vendredi, et rencontré un Senior Officer du ministère de la Santé qui me dit : « On a sélectionné des cas d’opération simples et faciles pour le professeur Raffa. » Je lui ai répondu que le professeur ne venait pas pour des cas faciles, mais pour réaliser, avec son équipe et les médecins mauriciens, au moins quatre grosses opérations par jour pendant son séjour de deux semaines. Le lendemain on m’a annoncé que le Cabinet des ministres avait décidé que seuls six médecins de l’hôpital du Nord allaient participer à l’opération. Les salles identifiées n’avaient pas transformées et même pas nettoyées, malgré les recommandations des charge nurses faites depuis janvier. C’était insuffisant, et désespéré par la tournure des événements, j’ai pris mon courage à deux mains pour téléphoner au Premier ministre, que je n’avais rencontré que deux fois, pour le mettre au courant de la situation. Il m’a demandé de venir le voir à son domicile le lendemain, dimanche. J’y suis allé avec mon père, et après m’avoir écouté, lui fait un compte-rendu, il a levé son téléphone et demandé au Senior Officier que j’avais rencontré de venir tout de suite chez lui. Quand il est arrivé, le Premier ministre lui a dit de m’accorder toutes les facilités et l’aide nécessaires. Lundi matin, tout ce qui était impossible samedi était devenu possible et les obstacles ont disparu les uns après les autres. Sans SAJ, on n’aurait jamais pu procéder à des opérations à cœur ouvert à Maurice.
l Comment a-t-on sélectionné les premiers patients qui devaient être opérés depuis la longue liste d’attente qui existait ?
— Nous avons demandé à chaque spécialiste en cardiologie d’envoyer sa liste de patients et de venir la présenter. Nous avons commencé cet exercice à huit heures le samedi matin et avons terminé à trois heures. Il y avait 150 patients et l’équipe a fait une sélection des cas les plus urgents. Après le Dr Raffa et moi-même sommes allés rendre publique la liste et expliquer comment elle avait été établie et sur quels critères. Tout s’est bien passé et les patients, dont la majorité n’avait pas les moyens d’aller se faire opérer à l’étranger, ce qui était leur dernière chance de survie, ont été totalement coopératifs.
l Cette grande avancée médicale a été réalisée contre la volonté des responsables du ministère de la Santé…
— C’est une conclusion logique ! Il ne restait qu’une semaine avant la première opération quand on a commencé à faire les transformations structurelles qui auraient dû avoir été faites depuis janvier. Ça a été un accouchement dans la douleur. Les équipements achetés avec l’aide du Saudi Heart Centre étaient toujours en Arabie Saoudite parce que le ministère n’avait pas fait le suivi. C’est grâce au Dr Fazlur Jaufeerally, un médecin mauricien qui travaillait à Jeddah, que les 42 colis, contenant les équipements, ont pu être embarqués pour Maurice. Il a été d’une aide déterminante dans la réalisation du projet, qui a commencé le lundi suivant. À ce stade, je tiens à saluer ces médecins, nurses et infirmiers mauriciens qui ont rejoint l’équipe du professeur et qui, malgré le fait qu’ils n’avaient pas la formation voulue, ont fait un travail extraordinaire et permis d’écrire une grande page dans l’histoire médicale de leur pays. Après beaucoup d’obstacles et de bâtons dans les roues, tout s’est déroulé comme sur des roulettes. Quand les responsables du ministère se sont rendu compte de l’ampleur du succès du projet, ils pont voulu joindre le band wagon et ont cherché à prendre le crédit de l’opération.
l Vous venez de décrire un ministère de la Santé dont les responsables ne faisaient pas le travail pour lequel ils étaient payés et qui pouvaient, par mesquinerie, jalousie ou par incompétence, tenter de saboter des projets médicaux novateurs. Est-ce que la situation est encore la même 40 ans plus tard ?
— Malheureusement, la situation au ministère de la Santé est la même qu’il y a 40 ans et certains observateurs disent même qu’elle a empiré. Je ne crois pas que le système va évoluer positivement.
l Pour quelle raison ?
— À l’époque, il y avait très peu de médecins à Maurice, ce qui fait que les postes administratifs du ministère de la Santé étaient obligatoirement confiés à des praticiens. Ces postes sont destinés à des administrateurs formés, pas à des médecins. Mais aujourd’hui, la plupart des postes d’administrateurs sont confiés à des médecins qui devraient travailler dans les salles d’opération ou les consultations, pas de faire le compte des draps et des serviettes et du nombre de légumes utilisés dans la cantine d’un hôpital ! Les mauvaises langues disent que ceux qui se battent pour des postes d’administrateurs sont des personnes qui n’ont pas beaucoup de succès dans leur pratique de médecins.
l Depuis l’époque du professeur Raffa, le ministère de la Santé dispose de budgets très importants, d’équipements médicaux haut de gamme et a multiplié le nombre d’établissements, et pourtant le public se plaint toujours de l’hôpital. Pourquoi ?
— Parce que le système n’est pas bon. C’est un médecin qui est aujourd’hui ministre de la Santé. Est-ce qu’il n’est pas au courant de la situation dans les hôpitaux ? Autrefois, il fallait livrer bataille pour faire acheter deux heart-lung machines. Pendant le Covid, on a acheté des ventilators en quelques heures seulement, des instruments qui étaient, en plus, de mauvaise qualité et n’ont pas pu être utilisés. C’est du gaspillage et de la mauvaise administration.
l On va vous rétorquer que le gouvernement vient de procéder en fanfare à l’ouverture d’un immense hôpital à Flacq…
— Il ne suffit pas de construire des bâtiments pour faire un hôpital : il faut des structures adaptées, un personnel formé qui sait prendre les décisions et une administration efficace. Comment expliquer, par exemple, que deux patients ayant subi une même opération d’appendice restent à l’hôpital deux jours pour le premier et dix jours pour le second ?! Quelle est la logique, quelle est la rationalité ? En ce qui concerne le personnel, il en manque tellement qu’il faut faire appel à de la main-d’œuvre étrangère, ce qui pose des problèmes de communication avec les patients. De la manière dont évolue la situation, je ne prévois aucun changement dans la gestion de nos hôpitaux.
l L’administration du ministère de la Santé dépend-elle du ministre de la Santé ?
— Forcément. Un des meilleurs ministres de la Santé a été Ashock Jugnauth. Il n’était pas médecin, mais avait un bon sens de l’organisation et ne s’est pas laissé, comme beaucoup de ses prédécesseurs, récupérer par les responsables du ministère. C’est un des rares ministres de la Santé qui allaient visiter les hôpitaux avec son équipe, organisant des réunions avec les responsables des hôpitaux, les chefs de départements, faisant un bilan des activités avec les manquements et les problèmes à régler et revenant quelques semaines plus tard pour un suivi. C’est n’est pas difficile à faire, mais on ne le fait pas, voilà pourquoi pas grand-chose ne marche au ministère de la Santé. Il y a ensuite le niveau de formation des médecins. Certains sont formés dans des pays où ils peuvent étudier, mais pas exercer avec les diplômes qui leur seront donnés et qui ne sont valables qu’à Maurice.
l Malgré le dysfonctionnement dont vous venez de parler, vous êtes quand même allé travailler au ministère de la Santé à votre retour à Maurice, à la fin des années 1980…
— À cette période, le ministère avait fait installer le premier scanner privé à Quatre-Bornes, et pour moi, en tant que neurochirurgien, c’était une aubaine. J’ai postulé pour avoir le poste, mais ma candidature n’a pas été retenue et j’ai ouvert un cabinet dans le privé. Puis, Kadress Pillay, qui a été à un moment ministre de la Santé, a fait appel à moi, en tant que spécialiste sous contrat, pour développer la neurochirurgie d’abord à Candos, ensuite à Rose-Belle et dans le Nord, ce qui a permis de soigner à temps beaucoup de victimes d’accidents de la route, entre autres. Des centres qu’un autre ministre, avec le soutien des responsables du ministère de la Santé, a voulu fermer pour tout centraliser ! Savez-vous pourquoi le nombre de cliniques privées est en augmentation : parce que les gens n’ont pas, n’ont plus confiance dans l’hôpital public. Ils se débrouillent comme ils peuvent, souvent en s’endettant, pour se faire soigner dans les cliniques où ils pensent avoir de meilleurs soins, ce qui n’est pas nécessairement vrai.
l C’est donc un regard négatif que vous avez sur l’avenir du système de santé public à Maurice ?
— Les indicateurs m’obligent à le faire. Je crois que dans ce domaine, l’avenir sera bien sombre, malgré l’ouverture des nouveaux hôpitaux, sauf si un changement majeur intervient. Mais est-ce que nous avons la volonté de changer profondément, fondamentalement le système ?
l Pourquoi avez-vous attendu 40 ans pour raconter cette grande aventure humaine et médicale dont vous avez été un des acteurs principaux ?
— Je voulais faire quelque chose en 2009 pour les 25 ans de l’événement, et je suis allé voir sir Anerood Jugnauth, qui occupait alors le poste de président de la République. Après m’avoir écouté, il m’a fait la confidence suivante sur un ton désabusé : « Savez-vous que des membres de mon cabinet, dont le ministre de la Santé, était contre le projet ? » Il n’était pas keen pour célébrer l’événement et j’ai laissé tomber. Puis, plus tard, j’ai revu le Dr Fazul Jaufeerally et nous avons décidé d’écrire un livre pour raconter, de l’intérieur, comment il a fallu se battre pour que les premières opérations à cœur ouvert ont eu lieu à Maurice, il y a 40 ans. C’est un devoir de mémoire, sur une étape importante de notre histoire, que nous faisons en publiant ce livre.