Étant à Maurice dans le cadre du festival de contes conjointement organisé par le collectif de conteurs mauriciens, Enn zour dan enn pei, fondé par la conteuse Véronique Nunkoo et celui de La-Réunion, Kozé conté, sa présidente, Josie Virin, observe que « le conte permet de travailler la mémoire et la prise de parole », chez l’élève conteur. Dans cet entretien accordé à Le-Mauricien, à l’occasion de la nuit des contes, samedi, au Centre Nelson Mandela, à La-Tour-Koenig, elle brosse un tableau de ce patrimoine oral commun partagé avec l’île sœur, sa place dans l’éducation et l’importance de la préserver et de la transmettre aux générations présentes et futures.
Quel bilan faites-vous de ces trois jours d’activités ?
Nous sommes très heureuses car c’est bien au-delà de nos expectatives. En fait, je suis conteuse, professeure de français et présidente du collectif des conteurs de La-Réunion, Kozé conté. En 2023, nous avions invité Véronique Nunkoo à notre festival Ti kour gran kour, qui se déroule dans l’Est de l’île. Elle a vu ce qui se passe à La-Réunion autour du conte : on conte partout et tout le temps. On est partenaire de l’éducation nationale et du ministère de la Culture.
Le conte est foisonnant à La-Réunion et Véronique Nunkoo nous disait que ce n’est pas tout à fait la situation à Maurice. En janvier, je suis venue en vacances à Maurice et on s’est dit pourquoi ne pas organiser quelque chose autour du conte : une grande soirée de contes avec des conférences. Nous sommes allés à la rencontre du président du Centre Nelson Mandela qui a cru en nous. Et est venu s’y ajouter le Caudan Arts Centre (CAC). Et aujourd’hui (ndlr : samedi soir), nous accueillons 350 personnes pour une nuit d’histoire. C’est un projet qui a dépassé totalement notre imagination.
Combien de personnes avez-vous accueillies dans les masterclasses ?
Deux cents. Il y avait 50 au Centre Nelson Mandela, et 50 au CAC. Deux ateliers étaient prévus sur les deux sites en simultané, le matin et l’après-midi de jeudi.
Ces Masterclasses étaient ouvertes au public mais essentiellement aux enseignants. Pourquoi ?
Le conte est notre patrimoine ancestral oral. C’est un art vivant qu’il faut défendre et diffuser, et surtout ne pas oublier de le transmettre aux générations futures pour qu’il ne se perde pas. Nous transmettons aux générations présentes pour une transmission à celles du futur. Pouvoir s’exprimer oralement est vital.
Et quelle importance a-t-il d’un point de vue pédagogique ?
Nous savons tous que beaucoup d’enfants ont des difficultés à l’écrit et à s’exprimer oralement. À travers le conte, nous leur donnons la parole et nous leur montrons comment nous écrivons la parole. Comment nous parlons devant un public et comment nous allons utiliser notre corps, notre voix, nos gestuelles pour communiquer. Prendre la parole, c’est déjà vaincre tous ses traumatismes. C’est mettre des mots sur des maux, comme on dit. En tant que partenaires de l’Education nationale et de la Culture, nous sommes présents dans les écoles. L’académie de La-Réunion est la seule académie de France à avoir un parcours artistique et culturel autour du conte.
Nous avons, tous les ans, des rencontres académiques des élèves conteurs. Les enseignants travaillent le conte tout au long de l’année avec leurs élèves en classe entière, en groupe, en atelier ou en club dans le cadre d’une pratique artistique et culturelle. S’ils ont besoin de l’encadrement d’un conteur professionnel, ils peuvent en faire la demande et avoir un intervenant qui est payé par le ministère de la Culture.
Il y a deux rencontres – dans les bassins Nord-Est et Sud-Ouest – au mois de juin normalement ; l’année scolaire se terminant en juin. Ce projet a plusieurs objectifs : valoriser le conte, la création, l’art de la parole en français ou en créole ; encourager les élèves à écrire ou travailler un conte qui existe déjà et ensuite, à l’oraliser. Les élèves sont également confrontés à leur capacité de création, ce qui contribue au développement intégral de la personne. Le conte permet de travailler la mémoire, la hauteur de la voix, l’articulation, les techniques du racontage.
Donc, la langue utilisée importe peu…
Tout à fait. Ils sont introduits au code de l’oralité. Ils développent des compétences pour devenir de véritables conteurs. Cela peut être en français, en créole, en malgache, en shimahorais (ndlr : langue parlée au Mayotte). La langue n’est pas et ne doit pas être une barrière.
Avec le conte, nous, sommes dans l’oralité. Beaucoup de contes ont été répertoriés et documentés. Est-ce un art qui se fige ou laisse-t-il de la place à l’improvisation ?
Le conte n’est pas un art figé. C’est du spectacle vivant qui demande des heures et des heures de travail. Il va certes faire un travail de mémorisation, mais il ne va pas recracher le texte. Ce n’est pas du par cœur ou la périphrase. Il s’approprie le texte. Nous disons que ce n’est pas le conteur qui choisit son texte mais c’est le conte qui le choisit.
Quand un conte arrive dans un pays, il prend les couleurs et la culture du pays. Le conteur va le travailler et y mettre toute sa personnalité. Il va l’adapter selon sa propre sensibilité et sa capacité à donner ce qu’il a de meilleur à son public. Pour moi, le conte est un cadeau. Chaque mot est un cadeau et nous l’offrons avec plaisir et amour à son public.
Est-ce que Kozé conté propose des formations professionnelles aux conteurs et aux nouveaux membres ?
Il y a une formation Rakont Zistwar qui se passe au mois d’octobre. Nous faisons venir des conteurs d’extérieur qui sont bien plus expérimentés que nous pour profiter des stages. Nous avons aussi des formations en interne. Entre nous, nous nous entraidons. Nous nous écoutons, nous nous formons. Chacun a sa spécialité.
Il faut savoir qu’à La-Réunion, il y a peu de conteurs qui sont des intermittents du spectacle. La plupart ont une activité professionnelle et ils font le conte à côté. Ils sont regroupés en compagnie et en association. Il y en a trois à La-Réunion, dont Kozé conté que je préside et qui œuvre pour la promotion du conte sous toutes ses formes. Nous travaillons sur cinq grands axes, le collectage, la professionnalisation, la diffusion, l’édition et la coopération régionale. Nous y sommes en plein avec cet événement.
Y a-t-il certains qui vivent de leur art ?
Il y en a très peu. Comme pour tous les arts, il leur est difficile de le faire.
Le mot de la fin…
La transmission. Le conte est un patrimoine de l’humanité. Nous, les conteurs, que nous soyons en association où en compagnie, nous sommes une belle et grande famille de l’oralité. Si tu ne racontes pas comme moi, et la même chose que moi, tant mieux parce que tu m’enrichis. Le conte rassemble, il crée des liens. Ce qui réunit des hommes est bien plus fort que ce qui les sépare.
CENTRE NELSON MANDELA : Les conteurs en verve
Les collectifs Enn zour dan enn pei de Maurice et Kozé conté de La-Réunion, en collaboration avec l’Union of Private Secondary Education Employees (UPSEE) et le CAC ont organisé une soirée La nwit zistwar pour célébrer les contes et l’art de conter des histoires, une tradition orale commune des deux îles sœurs, samedi. C’était un pur moment de célébration avec des conteurs en verve et un public réceptif pour le plus grand bonheur des uns et des autres.
Dans la cour du Centre Nelson Mandela, sous une marquise érigée pour l’occasion, le public, au nombre de 350 selon Josie Virin de Kozé conté, constitué majoritairement des stagiaires des masterclasses animées par les conteurs mauriciens et réunionnais le jeudi précédant, était emmitouflé pour braver le vent froid qui soufflait vers l’intérieur. Ils étaient prêts à plonger au cœur du patrimoine oral de deux îles. Tantôt en créole réunionnais, tantôt en créole mauricien ou en français.
«Krike ! », lance le conteur. « Krake ! », répond le public. Celui-ci souscrit à la proposition du conteur ou de la conteuse. De temps à autre, « le compère » ou « la commère » reprendra la formule pour s’assurer que son public suit. La première partie de la soirée a été marquée par une prestation des conteurs professionnels mauriciens et réunionnais. Un répertoire riche avec des histoires qu’on découvre pour la première fois comme « Lila ek Zakawel », « Zistwar lorizin torti », ou « Manamboul », en créole réunionnais et « Epouvantay ek tikarot », ou celles qu’on connaît déjà comme « Zistwar liev ek torti dan bor basin lerwa », « Zistwar zako ek zirondel » ou encore « Torti ek zaco ».
Bien que le contenu puisse sembler familier au public, l’expérience reste singulière. Tout réside dans l’art de conter. Car, comme le précisent Véronique Nunkoo, fondatrice de Enn zour dan enn pei et sa consœur Josie Virin de Kozé conté, « le conte est un spectacle vivant ». Cela implique que le conteur s’approprie un conte répertorié, l’enrichit de sa sensibilité et de sa personnalité et l’adapte à son public.
« Cela ne peut pas être documenté. Tout conte documenté ne rend pas compte du travail du conteur. Certains chantent, dansent, font de la musique, y mettent de la poésie. Chacun y intègre une part de lui et il n’y a pas de copie. Il compose aussi avec les aléas du direct car il ne peut pas rester stabilisé », dira Véronique Nunkoo à Le-Mauricien. De plus, ajoute-t-elle, chaque représentation est inédite puisque « le spectacle se fait avec le public ». Celui-ci est invité à y participer.
Ainsi, un public et un espace différents donneront un résultat différent. « Ce n’est pas comme au théâtre où le comédien interprète son rôle même si le public ne réagit pas », souligne-t-elle. Le public l’a vécu en apothéose avec l’histoire de Lila et Zakawel contée par Alexandrine Savoury en créole réunionnais, en répondant à son invitation à réagir. Une moitié représentait la maison de Zakawel et l’autre, celle de Lila. Chaque groupe était invité à exprimer ses sentiments en fonction de ce que vivaient les personnages du conte. Tantôt c’était la tristesse, tantôt la joie ou la colère. Le rire a transcendé tous les contes.
La seconde partie de la soirée, ouverte par le groupe Abaim, était réservée au public, sur inscription et sélection. Certains conteurs sont restés sur le podium pour jouer alors que d’autres sont descendus dans la salle à l’instar de Zainab Soyfoo, Jessy Ferrere et Patrice Guezello Papaign. La nuit des contes a également accueilli de très jeunes conteurs pour le plus grand bonheur des parents et des enseignants qui misent sur l’art de conter pour faciliter l’apprentissage des enfants.