Maurice a accueilli du 27 au 29 juin une conférence consacrée aux dialogues intercoloniaux, à laquelle ont participé plus de 50 chercheurs et chercheuses locaux et internationaux. Cette conférence a été organisée par trois chercheuses mauriciennes, à savoir les Drs Nikhita Obeegadoo (University of British Columbia), Kumari Issur (Université de Maurice) et Patricia Lee Men Chin ( Dalhousie University). Elles avaient choisi la professeure mauricienne, le Dr Dany Adone (Université de Cologne/Charles Darwin University), pour le Keynote Speech sur le thème Decolonising Linguistics in Anthropocene Era.
Le-Mauricien a rencontré les trois organisatrices de la conférence, qui parlent de l’objectif de cette dernière et des implications de la question de la décolonisation, qui concerne non seulement la politique, mais aussi tous les domaines de la société. Elles se disent convaincues que Maurice peut devenir un centre intellectuel international pour les dialogues décoloniaux.
Vous avez organisé toutes trois une conférence sur le thème « Dialogues décoloniaux », qui a réuni une cinquantaine de participants. Pouvez-vous nous en parler ?
Nikhita Obeegadoo : Nous voudrions d’abord remercier tous ceux, Mauriciens et étrangers, qui ont participé à cette conférence autour du thème “Decolonial Dialogues”. L’idée était de tisser un dialogue décolonial, c’est-à-dire un dialogue qui ne porte pas seulement sur la décolonisation, mais également sur l’idée de “move away from colonization”, “move away from colonial logic”. Le but de la conférence est de tisser, de créer, de penser à de nouvelles façons de faire les choses. Ce n’est pas une réponse à une logique coloniale ou en réaction à une logique coloniale, mais nous voulons que ce dialogue soit porteur d’une nouvelle façon de penser et de voir les choses. Patricia Lee et moi, nous nous sommes rencontrées pour la première fois il y a exactement un an, à Bagatelle. On ne se connaissait pas. On était deux chercheuses mauriciennes basées à deux extrémités du Canada : moi, en Colombie-Britannique et elle à Halifax. On a été mises en contact comme ça, comme c’est souvent pour des Mauriciens à l’étranger. On a commencé par parler du fait qu’il y a une richesse de pensée à l’île Maurice, mais qu’on n’a pas vraiment d’espace pour explorer toutes ces thématiques et consacrer du temps à la réflexion et aux discussions. C’est là que Patricia, qui avait déjà connu l’expérience d’organiser une conférence à l’île Maurice et plusieurs au Canada, et moi avons décidé de créer quelque chose. Je connaissais Kumari Issur pour avoir déjà travaillé avec elle. C’est comme ça qu’on a décidé de créer un espace de rencontres et de dialogues autour de ce thème à Maurice.
Patricia Lee : Je voudrais ajouter que c’est vraiment une collaboration entre trois femmes universitaires mauriciennes, issues de trois domaines différents : linguistique appliquée, littérature francophone et littérature comparée. Nikhita et moi nous nous sommes rencontrées uniquement deux fois. Le jour où on a décidé de faire la conférence, il y a moins d’un an – et puis la semaine dernière, le jour de la conférence. Je n’avais jamais rencontré Kumari avec qui on a travaillé pendant un an à distance et c’est seulement à la veille de la conférence que nous nous sommes rencontrées.
Kumari Issur : Cette collaboration est un véritable succès pour moi. Pouvoir monter une telle conférence dans des conditions pareilles et malgré le fait qu’on était dans trois coins du monde avec un décalage horaire de 12 heures nous apprend qu’on peut faire de grandes choses si l’on est déterminé.
NO : On a choisi Dany Adone comme keynote speaker, dans l’optique de montrer l’excellence des chercheuses mauriciennes à l’étranger. Elle est à l’Université de Cologne en Allemagne, mais avec une affiliation en Australie.
La conférence nous a donné l’occasion d’avoir des conversations extrêmement riches, par exemple sur la langue créole parlée par tous les Mauriciens, une question qui nous touche depuis longtemps. Il est intéressant pour nous de voir quel est son statut exactement. Est-ce qu’elle est enseignée à l’école ? Est-ce qu’on préfère le créole à une autre langue ? Est-ce que ça veut dire qu’il est moins beau que le français ? Est-ce que la langue créole nous touche ? Est-ce qu’elle appartient à une communauté ou à tous les Mauriciens ? Nous avons tout ça dans le dialogue et c’est un dialogue super-intéressant qui a lieu dans certaines sections, dans certains quartiers.
On peut dire la même chose pour le bhojpuri. Depuis quand et comment est-ce qu’il est là ? Quelle est sa place à Maurice ? Est-ce que c’est une langue mauricienne ou une langue importée ? C’est quoi le geet gawai, comment garder cette langue vivante ? On se rend compte que c’est un débat qui se déroule dans des groupes précis. Or dans notre conférence, il y a eu un vrai dialogue intéressant et complémentaire avec des chercheurs travaillant sur la langue créole et d’autres sur le bhojpuri. Je peux vous dire qu’on a eu droit à des présentations excellentes, très recherchées et brillantes. On réalise qu’il est important d’avoir un dialogue honnête. Dans une conférence académique, tout le monde peut mettre en avant le résultat de ses recherches. On rencontre des personnes qui sont intellectuellement très solides. On a réalisé qu’il était vraiment important de faire cette conférence à Maurice, malgré les difficultés logistiques, afin d’ouvrir le débat.
KI : Combien de Mauriciens auraient pu se rendre à l’étranger pour participer à des interventions de ce niveau ? En mettant tous ces conférenciers ensemble, nous avons eu droit à une explosion de savoir et de débats, alors que généralement nous restons dans notre petit coin et travaillons en silos
Combien de personnes sont intervenues ?
PL : On avait reçu quelque 80 propositions, et plus de 50 personnes sont intervenues. Certaines communications ont été présentées par deux personnes. Pendant deux jours, il y a eu des débats académiques et le troisième jour, les conférenciers sont allés sur le terrain pour visiter Le Morne et le musée intercontinental de l’esclavage. Certains conférenciers ont étendu leur séjour pour se rendre aux Archives.
Plusieurs Mauriciens dont des doctorants ont présenté des communications. C’est la nouvelle génération qui se forme et c’est très important qu’ils entrent dans les débats, s’expriment et partagent. Plusieurs intervenants ont présenté des recherches importantes. Lorsqu’on donne la chance aux jeunes, on voit que cela donne de résultats
Peut-on parler de la famille des universitaires au sein de la diaspora mauricienne ?
PL : Les conférences de ce genre sont très importantes pour nous parce que c’est une occasion de se rencontrer, parce qu’on est parfois très isolées dans nos propres universités. Il y a eu des conférenciers venus de la Réunion, de l’Inde, du Canada, d’Afrique du Sud, des États-Unis et de pays européens, dont l’Espagne et l’Allemagne. Dany Adone notre keynote speaker, est venue d’Allemagne. On voulait mettre en avant le profil d’une chercheuse excellente et de calibre qui fait honneur au pays. On ne peut pas imaginer l’étendue de sa recherche. Elle est très connue ailleurs, et peut-être moins connue à Maurice.
NO : C’est le cas pour beaucoup d’autres chercheurs et chercheuses d’origine mauriciennes qui sont invités à faire des keynote address ailleurs, mais pas à Maurice. Ce qui a été intéressant avec la conférence a été ce mélange entre les chercheurs mauriciens qui travaillent à Maurice et ceux qui sont à l’étranger. C’est la réalité de beaucoup d’universitaires mauriciens et mauriciennes qui sont très connus ailleurs, mais pas à Maurice. On peut se poser la question pourquoi c’est le cas. Il y a eu aussi beaucoup d’universitaires étrangers qui travaillent sur Maurice, qui visitent le pays pour la première fois, qui sont curieux de voir comment les Mauriciens vivent leurs diversités
KI : En vérité, on ne parle pas beaucoup là-dessus entre nous parce que pour nous, c’est normal. Cependant lorsque la question nous est posée par des universitaires étrangers dans un espace ouvert ou qu’on a un débat intellectuel, la parole est libérée. Le débat sur la décolonisation vient rejoindre d’autres débats comme la sortie du patriarcat. On passe de la théorie à la pratique. Il ne s’agit pas seulement de débattre de la chose mais voir comment la traduire dans les faits.
On parle de la décolonisation littérale qui a dominé l’actualité avec les débats concernant la souveraineté mauricienne sur les Chagos. Il y a aussi d’autres formes de décolonisation…
KI : En matière de décolonisation littérale, il n’y a pas que la question des Chagos où Maurice lutte pour la souveraineté continue, mais aussi Tromelin dont on ne parle pas suffisamment. Est-ce que notre rapport avec la France est plus souple et que nous ne voulons pas entrer en conflit avec elle comme c’est le cas avec la Grande-Bretagne ?
La colonisation politique de Maurice est un débat qui reste d’actualité. Même si Tromelin était un caillou, pourquoi devrions-nous la céder ? Notre combat doit reposer sur des principes. Nous maintenons des relations amicales et diplomatiques avec d’autres pays, mais que se passe-t-il lorsqu’on réclame notre territoire ? Est-ce parce que nous avons des relations amicales que nous ne devrions pas demander la rétrocession de notre territoire ?Au-delà de la décolonisation littérale, on a toutes les autres formes de décolonisation, à commencer par la décolonisation de l’esprit qui est très importante. À Maurice, on a l’impression que la décolonisation est liée essentiellement à la politique. Puisqu’on a obtenu notre indépendance, on est satisfait. On se félicite d’être indépendants et d’être décolonisés. Toutefois dans beaucoup de domaines, dans notre manière de faire, dans nos valeurs, nous avons encore un esprit colonisé. Les “Dialogues Décoloniaux” avaient également pour objectif de réfléchir sur un grand nombre de sujets liés à cette question centrale de la décolonisation.
Donc la colonisation touche un grand éventail de sujets…
KI : Il y a par exemple la décolonisation du savoir. À Maurice, on croit toujours que le savoir venant de l’Occident est supérieur. Mais nous négligeons les savoirs traditionnels, nos savoirs du terroir. Il y a une véritable hiérarchisation du savoir.
Lors de la conférence, il a aussi été question de la valorisation des savoirs locaux qui sont dans des sphères où ils ne sont pas visibles. L’histoire a été écrite par ceux qui avaient le pouvoir. Jusqu’aujourd’hui, nous ne faisons que perpétuer cette version en prétextant qu’il n’y a pas d’autres archives au lieu d’aller creuser et de trouver des sources alternatives. La conférence a donc essayé d’équilibrer les choses. L’idée derrière consistait à inciter les gens à penser autrement. Nous voulons que les débats résonnent plus loin et qu’on amène les gens à réfléchir à ce qui se passe sous la surface.
Puisque la décolonisation concerne tous les domaines de la société, il serait intéressant de voir ce qu’il faut changer dans différents domaines. Avez-vous une idée ?
NO : Lorsqu’on pense à la littérature et la créativité mauriciennes, nous pensons souvent à des romans. J’ai fait une présentation sur un séga engagé, à savoir « Krapo krie ». Pour moi, ce séga aborde des questions très sophistiquées, notamment le capitalisme et le patriarcat. Ce séga est aussi repris dans le roman d’Ananda Devi Ève de ses décombres. J’ai enseigné ce texte aux États-Unis et au Canada. À chaque fois que je le fais, je l’accompagne en faisant écouter à mes étudiants le séga Krapo krie. Ce qui me permet d’expliquer ce qu’est le séga, son lien avec l’esclavage et comment c’est une façon de s’exprimer et de conserver son humanité. C’est une forme d’expression qui a fleuri malgré le colonialisme alors que des humains étaient traités comme des bêtes de somme par les colons. Cette tradition du séga se poursuit jusqu’aujourd’hui.
KI : C’est une forme de décolonisation d’un certain savoir et d’une certaine culture alors qu’à l’époque la culture était hiérarchisée en termes de langues, de musique et de discours. Le séga intègre aujourd’hui d’autres formes d’expression. Il faut être sensible à cela et le mettre en valeur. Ce qui permet d’avoir un discours alternatif, qui veut que le savoir puisse provenir des personnes les plus opprimées et prendre une dimension internationale à travers la littérature, la langue, la musique et les discours.
Est-ce bien le fait que le rêve de beaucoup de jeunes Mauriciens est d’aller en Europe, en Australie ou au Canada ? Est-ce qu’on peut considérer cette démarche comme coloniale ?
NO : Il y a des personnes dont le rêve est de retourner à Maurice.
PL : Il s’agit de passer le message que le retour aux valeurs ancestrales n’est pas un “set back”. Il existe un état d’esprit qui croit que l’idéologie eurocentrique est meilleure que nos valeurs ancestrales. Si nous abordons cette question dans un cadre académique et intellectuel, il y aura moins de rejet de la part des jeunes qui cherchent à pratiquer ces valeurs ancestrales dans la vie moderne, indépendamment de la location géographique.
NO : C’est cela le cœur de la conférence que nous avons organisée. La logique coloniale est que tout ce qui est mieux est en Occident. Les universitaires ont, durant cette conférence, revu cette approche en soulignant les valeurs et les richesses que nous avons ici. C’est vrai que le rêve de beaucoup de gens est de partir, mais pour beaucoup de jeunes Mauriciens, y compris moi-même, le rêve est de retourner et d’avoir ces dialogues ici. J’admire des personnes comme Kumari Issur qui est retournée au pays et qui a fait carrière ici.
Les jeunes Mauriciens font beaucoup de choses à l’étranger. Pourquoi ne crée-t-on pas plus d’espace pour qu’ils puissent s’exprimer ici ? Ce que nous avons fait est un début. Pourquoi ne pas créer des espaces d’honnêteté intellectuelle pour que les jeunes évoluent ? Aujourd’hui, ils doivent aller à l’étranger pour avoir de la reconnaissance et une certaine légitimité. Pourquoi depuis des générations doit-on passer par l’extérieur pour avoir cette reconnaissance ? Pourquoi ne pas valoriser le savoir mauricien ?
Hormis les débats académiques, qu’avez-vous proposé aux délégués de la conférence ?
KI : Ils ont visité le musée intercontinental de l’esclavage et le site culturel du Morne. Dans les débats académiques, il y a une circulation d’idées, d’arguments, mais l’émotion qu’on ressent sur les lieux historiques comme au Morne est aussi importante. Le savoir n’est pas seulement intellectuel. Il se trouve aussi dans des réalités concrètes.
NO : La décolonisation n’est pas uniquement un thème débattu intellectuellement, c’est quelque chose que nous vivons dans la pratique tous les jours même si nous ne le réalisons pas. Au village du Morne, on nous a fait comprendre qu’il y a toujours des problèmes d’eau potable alors que juste à côté les établissements hôteliers disposent d’eau potable en abondance. Est-ce qu’il faut accepter la situation comme une fatalité ou faut-il faire bouger les choses ? La conférence a permis de créer ce débat et ce dialogue.
Quelle leçon tirer de cette conférence sur la décolonisation ?
KI : Nous avons beaucoup appris des intervenants étrangers et avons aussi compris le travail extraordinaire abattu par les chercheurs mauriciens. Il y a encore beaucoup à faire. Souvent, chacun effectue son travail mais de manière isolée. Or, lorsqu’on est seul, notre voix se perd mais lorsqu’on est ensemble, notre voix a beaucoup plus de force. Nous avons réussi à faire résonner cette voix, nous continuerons à le faire.
PL : Lorsque nous avons invité les chercheurs étrangers, nous n’avions pas voulu leur montrer que le côté touristique de Maurice, mais nous voulions les emmener sur le terrain pour voir la réalité des choses. L’inégalité sociale et les séquelles de la colonisation sont toujours présentes de manière non seulement intellectuelle mais de manière concrète. Cette conversation ne fait que commencer. La prochaine rencontre aura lieu à Halifax, au Canada.
NO : Je pense que Maurice peut devenir un centre de la pensée décoloniale. Paris, Londres, New York sont de grands centres intellectuels. Or, si nous prenons par exemple le plurilinguisme, on peut se demander combien de langues on parle à Maurice. Dans les pays multilingues, chaque groupe de personnes parle une langue. Or à Maurice, n’importe quel Mauricien est en mesure de parler plusieurs langues. Il peut parler créole, un peu d’anglais, de français, peut-être une langue orientale. Nous sommes tellement habitués à cela que nous croyons que c’est normal. Mais lorsque vous êtes à l’extérieur et que vous le dites à un étranger, il est étonné. Quel est le meilleur endroit au monde pour explorer le plurilinguisme ?
Maurice a connu la colonisation hollandaise, française, britannique. Il y a eu l’arrivée des esclaves africains, des travailleurs engagés indiens, des Chinois et des commerçants venus des quatre coins du monde. Quel est le meilleur endroit pour parler des séquelles de la colonisation, des relations entre les communautés, des différences, de la solidarité, de la diversité ? Ce que nous vivons n’est pas théorique. Nous vivons les contradictions et les paradoxes tout le temps.
Ce n’est pas une coïncidence que si vous allez dans les meilleures universités en Europe, aux États-Unis, au Canada, vous verrez que les chercheurs mauriciens font très bien. Si nous avons des chercheurs mauriciens qui sont excellents aux quatre coins du monde, pourquoi ne pas faire de Maurice un centre pour cela ? Pourquoi ne pas valoriser la parole intellectuelle, donner la parole aux jeunes ? Nous ne devons pas obligatoirement être d’accord avec tout le monde. Cela ne veut pas dire que tout est parfait et que nous sommes un paradis multiculturel. La différence nous rend plus forts. Une façon d’aimer son pays est de parler vrai. Maurice peut devenir un centre intellectuel pour les dialogues décoloniaux.
Propos recueillis par
Jean Marc Poché