À quelques jours de la présentation du budget par le ministre des Finances, les spéculations enflent autour des mesures qui pourraient être annoncées à la veille des élections législatives, pour séduire l’électorat mauricien. Et si d’aucuns parient déjà sur la nature de ces mesures visant à « fer labous dou », cette expression sucrée nous renvoie à une question centrale qui est pourtant rarement évoquée : celle des terres.
À Maurice, cette problématique est pourtant centrale.
Si, pendant longtemps, nos terres ont été majoritairement consacrées à la culture de la canne à sucre, nous sommes de plus en plus en train de passer d’une économie cannière à une économie bétonnière.
Cela aurait pu se justifier, dans un sens, s’il s’agissait d’une politique déterminée visant à fournir un logement à tous les Mauriciens. Mais ce n’est même pas cela. À ce niveau, nous sommes encore dans une approximation délibérée qui vise à affirmer que plus de 80% des Mauriciens sont propriétaires de leur logement, alors que nous savons pertinemment que cette estimation est trompeuse. Et que nous voyons bien que le gouvernement met un net coup d’accélérateur pour arriver à livrer, à la veille des élections, quelques uns des 12 000 logements sociaux dont nous avons urgemment besoin.
Mais nos terres sont depuis quelques années déjà l’objet d’une spéculation foncière qui ne cesse de s’accroître au profit de riches expatriés que Maurice cherche à attirer toujours plus nombreux sur son territoire.
Le processus n’a cessé de s’accélérer ces derniers temps, les schemes assouplissant de plus en plus les procédures offrant aux étrangers la possibilité de devenir propriétaires de biens immobiliers à Maurice. Une illustration parmi bien d’autres : en cette fin du mois de mai, l’Intercontinental Trust Ltd (ITL), présenté comme « leader dans le domaine de la gestion d’entreprise et des services fiduciaires », a organisé, en collaboration avec l’Economic Development Board (EDB), un webinaire intitulé Doing Business and Residency in Mauritius. Le développement du business associé au sésame du statut de résident, et de propriétaire.
Cela pourrait passer pour une bonne stratégie si nous n’étions une île au territoire si limité. Avec nos 1 800 kms2, nos terres sont au centre de l’enjeu de possession, de mobilité sociale et d’empowerment économique. Et nous sommes aujourd’hui dans une situation où la spéculation foncière galopante devient préjudiciable aux Mauriciens.
Ailleurs, d’autres pays ont pris, à l’opposé, la décision de limiter l’accès à la propriété aux étrangers, justement dans l’optique d’améliorer l’abordabilité du logement.
Ainsi, en août 2018, la Nouvelle-Zélande a légiféré pour interdire aux étrangers d’acheter des biens immobiliers. Une décision considérée comme radicale, qui traduit une volonté, face à la montée des prix de l’immobilier, de permettre à ses citoyens d’accéder à la propriété. Cette mesure faisait suite notamment à l’acquisition de propriétés par de riches acheteurs venus de la Silicon Valley aux Etats Unis ou de Chine, en faisant des offres nettement plus élevées que ce que pouvaient se permettre les résidents. Si dans la ville de Queenstown et ses alentours, 3 % des biens immobiliers ont été vendus à des étrangers, ce chiffre monte jusqu’à 22 % dans le centre d’Auckland. De fait, les prix des biens immobiliers néo-zélandais figurent parmi les plus importants au monde lorsqu’ils sont comparés aux salaires des citoyens.
En annonçant cette mesure, David Parker, ministre associé au Logement, a parlé de «faire un pas vers la restauration du rêve néo-zélandais d’accès à la propriété. C’est le droit de naissance des Néo-Zélandais d’acheter des biens immobiliers à des prix convenables » a-t-il insisté.
Au début de cette année 2024, Ottawa a annoncé son intention de prolonger de deux années supplémentaires l’interdiction des foreign homebuyers, soit l’impossibilité pour les étrangers d’acheter des habitations. Cette interdiction du foreign ownership avait d’abord été formulée par le gouvernement fédéral en 2022, à travers une loi qui empêchait les entreprises non-Canadiennes et les individus qui ne sont pas citoyens ou résidents permanents d’acheter des maisons ou des terrains résidentiels non construits dans des villes ou villages ayant une population d’au moins 10 000 habitants.
Avec cette annonce, cette mesure qui devait initialement s’étendre jusqu’en 2025 expirera donc en janvier 2027. “By extending the foreign buyer ban, we will ensure houses are used as homes for Canadian families to live in and do not become a speculative financial asset class,” a déclaré la ministre des Finances Chrystia Freeland.
Tout le monde n’est pas forcément convaincu de l’efficacité de la mesure. D’autres font ressortir que les acheteurs internationaux sont surtout intéressés par des propriétés de luxe, et que cela ne changera pas grand-chose pour les ménages moyens, les plus affectés par la crise du logement. Ainsi, Ray Sullivan, executive director de la Canadian Housing and Renewal Association, estime que cela ne résoud pas le vrai problème, qui est de fournir suffisamment de logements, et de juguler ainsi le fait que les loyers augmentent de façon insoutenable pour les Canadiens à bas ou faibles revenus. Des villes comme Toronto, Vancouver et Ottawa ont, elles, introduit des taxes sur les maisons inutilisées, estimant que l’existence de cette taxe rend inutile un foreign buyer ban.
Aux Etats Unis également, le marché ces dernières années a été transformé par des loyers et des prix de vente en très forte augmentation, et un bond énorme dans les taux d’intérêts, faisant du homeownership un rêve de plus en plus impossible pour un nombre grandissant de personnes. Qui ont le sentiment d’être priced out. De fait, le prix moyen de vente d’une maison aux Etats Unis a augmenté de 30% depuis 2019, soit une des plus importantes hausses au monde selon le Fonds Monétaire International. Cela sans compter le taux d’intérêt à l’emprunt immobilier qui est passé de 3% en 2020 à 7% aujourd’hui.
Cela cause des frustrations qui nourrissent le mécontentement et contribuent au pessimisme autour de l’économie américaine qui pèse sur les prochaines élections présidentielles, prévues le 5 novembre prochain. Et certains estiment que cela pourrait éroder davantage le soutien apporté à Joe Biden en 2020 par les jeunes électeurs, qui pourraient considérer l’accès au logement comme un top concern. Au point où, ces derniers mois, la Maison Blanche a énoncé des propositions en vue notamment d’aider ceux qui voudraient faire l’acquisition d’un premier bien.
À Maurice, il y a de toute évidence une nécessité urgente d’avoir une conversation nationale à ce sujet. En termes d’accès au logement et à la propriété d’une part. Mais aussi par rapport à notre autosuffisance alimentaire. Dans un contexte mondial de plus en plus perturbé, celle-ci n’a jamais été plus basse. De 46% il y a quelque années, elle est passée à 35% pour chuter aujourd’hui à moins de 20%. Nous importons 80% de ce que nous mangeons…
Qui engagera une conversation nationale qui interrogerait sur la façon la plus judicieuse d’utiliser nos ressources très limitées en terres, entre les vendre au prix fort à des étrangers pour les bétonner, ou les rentabiliser en incitant les Mauriciens à y développer une agriculture qui permettrait de nourrir notre population, offrirait des emplois pérennes et valorisants, et assiérait une dignité et une adhésion à un projet national qui nous assurerait autonomie et fierté ?
Au-delà de mesures « labous dou » à très courte portée, est-il encore temps d’empêcher que nous soyons bouffés par l’amertume d’une dilapidation sans lendemain ?
SHENAZ PATEL