Notre invité de ce dimanche est Me Shakeel Mohamed, alors leader de l’opposition, qui vient d’être expulsé et suspendu du Parlement par le Speaker. Il revient sur ces faits au cours de l’interview qu’il nous a accordée vendredi après-midi.
Combien de fois avez-vous été « named », expulsé et suspendu du Parlement depuis les dernières élections ?
— Plus de six fois, il me semble. À partir d’un moment, j’ai arrêté de compter ! L’expulsion et la suspension des députés de l’opposition sont devenues une pratique « normale » pour le Speaker et le gouvernement, pas pour les députés de l’opposition et pour la démocratie parlementaire. En tant que nouveau leader de l’opposition, j’ai fait beaucoup d’efforts pour éviter ce genre de situation, pour ne pas donner un prétexte au Speaker de m’expulser du Parlement. Ce qui a poussé certains à penser que j’avais perdu mon fighting spirit…
Certains ont même dit que vous étiez un peu mou…
— J’ai tout simplement choisi d’éviter l’affrontement verbal, d’éviter l’expulsion, parce que le travail de Leader de l’opposition c’est de questionner le Premier ministre et les ministres, et d’obtenir des réponses, pas de se bagarrer avec le Speaker. Mais j’ai finalement réalisé une chose : on ne peut pas faire ce travail, parce que c’est le Speaker qui choisit les questions auxquelles les membres du gouvernement seront capables de répondre, celles qui ne vont pas les embarrasser. Les autres seront interdites. Je vous donne un exemple : à un moment le Speaker me demande si je questionne le Premier ministre en tant que Premier ministre ou en tant qu’une personne ! Et cela pendant le Prime Minister’s Question Time ! Dans les circonstances actuelles, cet exercice est devenu une perte de temps, d’énergie et de l’argent des contribuables. Cela ne sert à rien.
Pour quelles raisons avez-vous été « named », expulsé et suspendu du Parlement mardi dernier ?
— Pour une suite de raisons, selon le Speaker. Parce que j’ai dit que la ministre du Commerce était en train de refuser de rendre public le document auquel elle se référait pour affirmer que les prix des médicaments avaient baissé à Maurice. Le Speaker m’a demandé de retirer ce terme. Ce que j’ai fait. Il m’a ensuite demandé de retirer la phrase dans laquelle j’avais dit que le ministre de la Santé protégeait un importateur de médicament. Je l’ai fait en disant que c’est le gouvernement qui protégeait un importateur. Le Speaker m’a alors dit Follow the rule, et je lui ai répondu I follow your rules, ce qui signifiait qu’il interprétait les règlements comme cela l’arrangeait et comme cela a été démontré de nombreuses fois. Cela n’a pas plu au Speaker qui, après plusieurs échanges, m’a alors dit qu’il allait me suspendre, ce qui m’a donné l’occasion de dire qu’il était une honte pour le Parlement. Cela étant, j’ai aussi réalisé que c’était une faute de ma part d’espérer du Speaker Phokeer un comportement de Speaker. On ne peut pas s’attendre qu’une personne de son calibre fassent les choses comme il le faut, comme le prévoient les lois et les règlements.
Ce n’est pas un peu facile aujourd’hui de parler du calibre du Speaker alors que lorsqu’il a été nommé, en 2019, l’opposition parlementaire, c’est-à-dire le PTr, le MMM et le PMSD, ne s’est pas opposée à cette nomination ? Et ce, alors que M. Phokeer avait été rappelé comme ambassadeur de Maurice en Égypte et qu’il avait eu des problèmes à New York…
— J’avais entendu dire qu’il avait fait des affaires pas très correctes en Égypte, mais sans plus, sinon je me serais opposé à sa nomination. À l’époque des faits, le Premier ministre était Paul Bérenger et plus tard, le ministre des Affaires étrangères a été Arvin Boolell, et je me demande s’ils ne sont pas obligés de garder le silence en raison de l’Officiel Secrets Act. Quelque part, nous sommes en train de payer le prix de cette non-opposition à la nomination de Phokeer en 2019. Mais en fait, le vrai problème c’est l’amendement que le Parlement a voté sous le gouvernement PTr-MMM en 1995, je crois, pour que n’importe qui soit nommé Speaker avec une simple majorité parlementaire. On en subit aujourd’hui les conséquences.
Est-ce que les décisions — bonnes ou mauvaises — du Speaker peuvent être contestées, cassées par la Cour suprême ?
— Je pense que oui, et là je vous réponds en tant qu’avocat, en me basant sur les précédents mauriciens, dont certains disent oui et d’autres jusqu’à une certaine limite. Parce que la Cour ne doit pas s’immiscer dans les décisions de l’exécutif, en raison de la séparation des pouvoirs. Mais par contre, s’il y a une violation de la Constitution, c’est différent. Mais le problème réside, à mon avis, dans le fait que le Cour suprême de Maurice est très conservatrice.
l Elle est très conservatrice ou alors elle a adopté un peu la pratique du Speaker actuel qui consiste à ne voir que d’un œil et à n’entendre que d’une oreille ?
— Je préfère utiliser le terme très conservatrice. Je pense que, comparé à celle de l’Inde, notre Cour suprême est très conservatrice. Le Cour suprême de l’Inde casse les lois dans les cas où le gouvernement est en train de faillir et n’a pas le courage d’amender les lois concernant le respect des droits humains, et elle va jusqu’à presque légiférer. À Maurice, la Cour suprême n’utilise pas ce pouvoir qu’elle détient. Elle est très traditionaliste alors que les traditions sont appelées à évoluer et à se moderniser. Elle a tendance à privilégier le point de vue du gouvernement, dans la mesure où certaines lois ont été écrites pour protéger l’État, même si le gouvernement a tort. Je me souviens du temps où des juges de la Cour suprême de Maurice, comme le juge Robert Ahnee, qualifiaient de « colourable device » certaines décisions du gouvernement de l’époque. Je regrette ce temps dont mon père parlait avec émotion et respect.
l Par conséquent, les décisions et autres rulings de l’actuel Speaker ne seront pas revus jusqu’à la fin de la présente assemblée ?
— La situation ne va pas changer puisque maintenant c’est le Speaker qui décide qui sera autorisé à parler, quelles questions il doit poser, quelles questions seront interdites, quel parlementaire il faudra suspendre.
Pourquoi est-ce que les procès intentés par des parlementaires de l’opposition au Speaker sur son comportement au Parlement prennent autant de temps pour être jugés ?
— Parce que, comme l’a très bien expliqué le Privy Council, la justice mauricienne est trop dépendante des procédures. Des procédures qui sont trop lourdes, qui ont été revues et allégées dans plusieurs pays en Europe et même en Afrique. Ici, les délais augmentent avec les demandes de particulars, dont les réponses provoquent d’autres demandes de particulars qui retardent la procédure. C’est ainsi que les cas auxquels vous faites référence seront jugés après les prochaines élections. Ce qui est ridicule ! C’est ainsi que les pétitions électorales des élections de 2019 ont été entendues à quelques mois des prochaines élections ! Il est plus que temps que le gouvernement, la Cour suprême et des représentants de la profession légale se mettent autour d’une table pour chercher un moyen pour dépoussiérer les lois afin d’accélérer les procédures trop lourdes, mais aussi pour augmenter les infrastructures des cours de justice afin que les juges, magistrats et leurs équipes aient des facilités pour mieux travailler. Il faut aussi donner à la profession les moyens de mettre à jour ses connaissances, de les moderniser. Par exemple, où est cette école de la magistrature dont on parle depuis des années ? Il y a un grand ordre à mettre dans le secteur, mais aucun gouvernement n’a, jusqu’à présent, pris l’initiative de se pencher sérieusement sur le sujet. Ce qui fait que les procès — avec les lourdes procédures décrites dont certains abusent — peuvent durer des années et des années. Il arrive parfois que les personnes concernées meurent avant la fin d’un procès ou que ce soit le cas de juges ou magistrats, ce qui fait qu’il faut recommencer la procédure à zéro ! C’est à l’exécutif de prendre les initiatives nécessaires pour faire changer les choses. Sinon, la situation va décourager les gens de faire appel à la justice. Patrick Assirvaden vient d’entrer un case contre le Speaker. Avant lui, Arvin Boolell l’avait fait, tout comme moi, mais, vraisemblablement, aucune de ces affaires ne sera prise avant les prochaines élections. Alors, on peut se poser la question suivante : pourquoi saisir la justice puisque l’on sait que l’affaire ne sera jugée qu’après que le Speaker aura quitté le Parlement ?! Le Speaker le sait, et il use et abuse de cette situation. C’est une manière de décourager les parlementaires de l’opposition de faire appel à la justice dans ce pays !
Des observateurs avancent que le véritable travail du Speaker est d’interdire les questions de l’opposition qui pourraient embarrasser certains ministres et révéler certaines affaires ou scandales…
Ces observateurs ont raison. C’est ce que le Speaker a fait avec, je ne cite que deux exemples, les affaires Angus Road et Silver Bank, en donnant de mauvaises interprétations de la loi. Selon la pratique parlementaire, les ministres doivent répondre aux questions des parlementaires. Ici, ils refusent de répondre et se cachent derrière une mauvaise interprétation de la loi par le Speaker qui, cela est évident, ne connaît pas bien les lois.
l Mais il y a dans ce gouvernement pas mal d’avocats, semble-t-il…
— Officiellement, le Speaker est indépendant et ne prend ni directives ni conseils du gouvernement. À moins que ce ne soit le contraire dans le cas qui nous occupe ! Le Speaker n’a pas les connaissances nécessaires pour interpréter la loi et il le fait, et c’est le problème. Il utilise la clause de confidentialité pour éviter aux ministres de répondre sur des questions précises, par exemple sur certaines enquêtes de la Financial Crimes Commission. Le monde est en train d’évoluer et va vers la transparence et l’ouverture, mais l’île Maurice est encore archaïque dans notre manière de voir les choses. À tel point qu’on peut se demander à quoi sert le Parlement sinon pour permettre à des ministres de mal lire des discours que d’autres ont écrits pour eux. C’est un nivellement vers le bas exigé par le Premier ministre, qui veut que le Parlement soit à son niveau. Quand je demande à la ministre du Commerce pourquoi un médicament qui se vend en Afrique du Sud à Rs 170 et à Rs 700 à Maurice, savez-vous ce qu’elle me répond : qu’est-ce que Navin Ramgoolam a fait alors qu’il était Premier ministre ? Et c’est autorisé par le Speaker !
Vous parlez de nivellement par le bas du niveau du niveau des échanges parlementaires. Mais en déclarant que le Speaker Phokeer est une honte pour le Parlement, vous avez le sentiment de rehausser le niveau, que cette phrase est parliamentary ?
— Honnêtement, dans un Parlement normal, cette phrase serait inappropriée et je ne l’aurais pas prononcée. Qu’est-ce qu’un Parlement normal ? Une institution de dialogue de l’État où les ministres répondent aux questions des parlementaires sous la supervision d’un Speaker qui préside les débats de façon neutre. Mais à Maurice, ce n’est plus un Parlement normal avec un Speaker qui, visiblement, voulait m’empêcher d’interroger la ministre du Commerce sur le prix des médicaments. J’ai accepté de withraw tout ce qu’il m’avait demandé dans ma question, mais ça ne lui a pas suffi, et de provocation en provocation, j’ai fini par lui dire haut ce que des centaines de Mauriciens pensent de lui : qu’il est une honte pour le Parlement et la démocratie. En ce faisant, j’ai réussi à faire ce que lui et le gouvernement ne voulaient pas : que les augmentations des prix des produits à Maurice, causées par les monopoles, le manque de compétition, les abus et les protections de certains, devienne un débat public. C’est devenu un sujet de discussion national, les journaux en parlent, des débats sont organisés sur ce thème sur les radios privées. Je n’ai fait que faire mon travail de leader de l’opposition : évoquer les thèmes et sujets qui préoccupent les Mauriciens.
Cela fait des mois que les oppositions dénoncent le comportement du Speaker. Si l’alliance PTr-MMM-ND remporte les prochaines élections, des mesures seront-elles prises pour éviter que le Parlement ait un Speaker comme celui qui le dirige actuellement ?
— Nous sommes condamnés à le faire, et nous le ferons. Il faudra revoir les standing orders afin de ne pas donner des pouvoirs au Speaker qui lui permettent de faire le fou, comme c’est le cas actuellement. Mais il y a d’autres amendements à faire. On ne peut pas se contenter d’un Parlement où le Premier ministre ne répond à des questions qu’une fois par semaine, et ce, pendant seulement trente minutes ! Il faut que le Parlement travaille beaucoup plus qu’actuellement dans le dialogue ferme, mais pas la confrontation systématique.
On appris avec surprise que vous alliez bientôt rendre à Arvin Boolell SON poste de leader de l’opposition. Est-ce que la Constitution ou les standing orders du Parlement prévoient que le poste de leader de l’opposition soit réservé à un parlementaire ?
— Bien sûr que non. Arvin est mon senior hiérarchique au Parlement. Après le retrait de Xavier Duval de l’alliance, j’ai reçu un coup de téléphone du leader du PTr me demandant d’occuper le poste de leader de l’opposition, parce qu’Arvin Boolell était souffrant.
Vous êtes donc un leader de l’Opposition remplaçant, d’autres diraient un « stepne »…
— Oui. Mais il faut souligner que le gouvernement a utilisé ma nomination pour faire une campagne communale malsaine et dégueulasse en disant que j’allais faire partie du frontbench du prochain gouvernement et qu’en cas d’empêchement de Navin Ramgoolam, c’est moi — un musulman — qui allait occuper le poste de Premier ministre aux côtés de Paul Bérenger, ce qui était pour eux inacceptable. Il y a eu une autre campagne pour dire que j’avais attaqué la langue bhojpuri.
l C’est pour contrer ces campagnes communales qu’on vous demande de RENDRE à Arvin Boolell SON poste de leader de l’opposition ?
— Pravind Jugnauth m’a traité de poison communal le 1er mai, ce qui a déclenché une campagne sur les réseaux sociaux, qui a effrayé ma famille, ce qui m’a poussé à réfléchir. Mais il était entendu dès le départ qu’Arvin Boolell allait reprendre le poste.
Est-ce que c’est pour contrer ces attaques que vous n’avez pas fait partie de la délégation de l’alliance PTr-MMM-ND qui a rencontré cette semaine le Commissaire électoral et son équipe ?
— J’ai compris par la suite que les participants à cette réunion du côte PTr étaient des cadres du parti, ce que je ne suis pas.
Honnêtement, ne regrettez-vous pas d’avoir à rendre le poste de leader de l’opposition ?
— Non, puisque c’était entendu dès le départ. Je n’aurais jamais cru pouvoir occuper ce poste et le suis satisfait de l’avoir, avec une certaine efficacité, je crois, sans voiture de fonction et sans garde du corps. Mais je suis surtout satisfait d’avoir pu dire au Speaker à voix haute et devant les caméras de télévision parlementaire et de la presse qu’il est une honte pour le Parlement et la démocratie parlementaire. En ce faisant, je me suis fait le porte-parole d’une très grosse majorité de Mauriciens ! Et savez-vous ce qu’il m’a répondu : Rest in peace ! C’est dire le niveau !
On m’a demandé de vous poser la question suivante : depuis des semaines, les épisodes du feuilleton Aur Mauritius se suivent, scandalisent l’opposition, mais ne semble pas concerner l’opposition et en particulier le PTr, si prompt à dénoncer les scandales. Pourquoi ?
— Il y a tellement de scandales dans ce pays ! C’est une question qui sera bientôt abordée par le prochain leader de l’opposition. Des membres du PTr ont eu des rencontres avec différentes personnes à ce sujet. Je n’ai pas voulu aborder cette question parce qu’en tant qu’avocat, je représente des personnes impliquées dans certains cases, ce qui aurait pu susciter un conflit d’intérêts. Je profite de cette interview pour dire que, comme je l’ai déjà annoncé, que nous allons venir très bientôt avec le dossier Metro Leaks. Nous allons démontrer comment le gouvernement a cut corners sur ce dossier pour profiter des milliards prêtés par l’Inde au mépris des règles de sécurité du public.
Les campagnes communales que nous avons évoquées et qui vous ont affecté pourraient-elles vous inciter à ne pas être candidat aux prochaines élections ?
— Valeur du jour je suis candidat, mais je vous dis franchement qu’aujourd’hui les positions ne m’intéressent pas. Ce qui me dérange c’est le poison communal que le MSM et ses alliés sont en train de distiller dans le pays. Ces campagnes sont faites pour maintenir au pouvoir un parti et soi-disant pour protéger une communauté spécifique. C’est dangereux pour le pays.
Vous pensez que l’alliance PTr-MMM-ND va réussir à surmonter les obstacles dont nous avons parlé, et ceux en préparation, pour remporter les prochaines élections ?
— Je suis convaincu que nous allons remporter les prochaines élections. Pas parce que nous sommes l’alliance politique la plus sexy ou la plus attirante, mais parce les Mauriciens ne veulent plus du MSM et de ses alliés, et de tout ce qu’ils représentent et ont fait depuis 2014. En ce qui nous concerne, nous devons tout faire pour ne pas nous laisser entraîner dans cette spirale, ce tourbillon communaliste qu’ils utilisent pour leur montrer que nous sommes aussi bons qu’eux dans ce domaine en utilisant le même « langage » et les mêmes « arguments ». Cette tentation sera là, mais il faudra savoir lui résister et se rappeler que le grand responsable de cette situation, de ces campagnes communales dégueulasses est Pravind Jugnauth et qu’il ne faut pas lui donner la moindre chance de revenir au pouvoir.