Dr DIDIER WONG CHI MAN
Le Playground du Caudan Arts Centre accueille la belle exposition de gravures de Joëlle Rosalie Baya, une artiste simple, très accessible, accueillante, souriante mais encore peu connue du public.
Modeste est sans doute l’adjectif qui conviendrait pour la décrire. Le parcours de cetteenseignante d’art au Collège Lorette de Quatre-Bornes est admirable. Habitante de la région de Flacq et issue d’une famille effectivement modeste, elle se coltine dès ses treize ans plus d’une heure et demie de transport tous les jours pour arriver à Quatre-Bornes. Il faut en vouloir. Et de la volonté la jeune femme en a. Elle sait que pour y arriver, il faut travailler. Il faut savoir rendre à ses parents tous les sacrifices qu’ils font pour la réussite de leurs enfants.
Ainsi, sa scolarité secondaire est exemplaire. Vient le moment de choisir son orientation tertiaire, et elle opte tout naturellement pour un diplôme en Fine Arts au Mahatma Gandhi Institute, avec une spécialisation en gravure sous la direction de Neermala Luckeenarain, la spécialiste dans le domaine.
Une fois son BA Fine Arts en poche en 2005, elle se destine à être enseignante au collège qui l’a vue grandir. Elle poursuit avec un PGCE et un PGDIP au Mauritius Institute of Education (MIE) où elle a comme formateur Khalid Nazroo, qui l’encourage à se surpasser et être un peu moins technique pour explorer d’autres possibilités que la gravure permet. Elle reprendra les études des années après pour décrocher son master en 2022, avec toujours une spécialisation en gravure.
« Femmes des îles, savoir-faire et traditions » est la première exposition solo de l’artiste. Cette dernière ne s’étant pas estimée prête pour exposer seule malgré les nombreuses expositions de groupe auxquelles elle a participé, à Maurice et à l’étranger, a maintes fois repoussé cette date. C’est certainement cette humilité qui l’habite qui l’a contrainte à ne pas être sûre d’elle avant de se lancer dans cette aventure à laquelle tout artiste aspire. Une exposition de gravures est rare à Maurice et je me réjouis de voir qu’elle a été bien pensée et bien préparée.
Joëlle a toujours réfléchi et travaillé sur le thème de la Femme en passant par l’autobiographie. Pour la présente exposition, elle a souhaité pousser la réflexion plus loin grâce aux rencontres et échanges qu’elle a faits à Dubaï dans Art Connects Women, un événement artistique organisé par la Mauricienne Zaahirah Muthy et qui regroupait une centaine d’artistes femmes à travers le monde.
Joëlle Rosalie Baya dira que la connexion avec les artistes des îles s’est faite tout naturellement et que c’est là que lui est venue l’idée de se pencher sur le rôle des femmes exerçant des métiers manuels qui sont de plus en plus délaissés et qui tendent à disparaître.
On peut lire au début de l’exposition : « L’importance des métiers manuels traditionnels exercés par les femmes est largement sous-estimée, que ce soit sur le plan économique ou culturel. Pourtant, ces métiers ont joué et continuent à tenir un rôle fondamental dans nos sociétés …Tout d’abord, il est essentiel de comprendre que de nombreux métiers manuels traditionnels exercés par les femmes sont des piliers de l’économie locale. Ces métiers englobent un large éventail d’activités, allant de la broderie, la couture et la poterie à la préparation de produits artisanaux tels que les confitures, les conserves ou les tissages. Dans certaines de nos îles les femmes exercent depuis toujours des métiers très physiques tels que saunières, femmes-pêcheurs, cueilleuses de thé, coupeuses de cannes etc. Ces métiers, souvent transmis de génération en génération, génèrent des revenus et contribuent à la subsistance de nombreuses familles, en particulier en zones rurales. De plus, ces métiers jouent un rôle essentiel dans la préservation de la culture et d’une identité propre à nos contrées insulaires. Ils sont souvent le reflet des traditions et du patrimoine culturel d’une communauté. »
Le métissage, l’interculturel et l’identité sont des thèmes qui sont chers à Joëlle Rosalie Baya, et qui par ailleurs touchent énormément d’artistes. La question de la racine, qui suis-je ? D’où suis-je ? Pourquoi ? sont autant de questions identitaires, anthropologiques, certainement culturelles et existentielles qui nous forcent à réfléchir et à essayer de trouver des réponses qui ne sont pas vraiment figées, mais mouvantes. Ces questionnements me font penser à Jean-Michel Basquiat, artiste métisse de mère portoricaine et de père haïtien et qui a toujours revendiqué son attachement à l’Afrique sans que ni lui ni ses parents y ont mis les pieds. Il y a chez Basquiat ce besoin essentiel, voire viscéral, de représenter l’homme noir, ses déboires et ses conditions de vie dans la société à travers ses peintures. En est-il de même pour notre artiste ? C’est du moins ce qui s’en ressent dans son exposition.
Au-delà de l’aspect réflexif, il y a le côté esthétique et technique des œuvres présentées. Il est indéniable qu’avec autant d’années de pratique de la gravure, l’artiste a acquis un savoir-faire indéniable. On sait que la gravure requiert énormément de technicité, d’exigence et d’expérience. On a cette fâcheuse tendance à penser que c’est une pratique ancienne. Or, elle ne l’est pas plus que la peinture. Elle manque juste de visibilité.
Ce qui m’a le plus intéressé dans cette exposition, ce sont les différentes techniques que Joëlle associe à la gravure la rendant plus contemporaine. En effet, dans quelques créations (« Tisseuse d’histoire », « De la rizière à l’assiette ») la broderie se mêle à sa technique de prédilection. On y trouve également la collagraphie (une technique d’estampe dans laquelle on superpose des couches de colle gravées et des objets qui vont servir d’empreinte sur un support en carton. On encre et l’on presse ensuite ce support, la plaque, contre une feuille de papier. La technique est donc un intermédiaire entre le collage et la gravure que l’on constate dans « Fleurs de sel » et « Les pêcheuses ». « Les piqueuses d’ourites » est quant à elle une technique mixte alliant la sérigraphie, la gravure sur bois et la linogravure.
Toutes ces associations de techniques m’incitent à évoquer le concept de feu Édouard Glissant : La créolisation qui se veut être, dans un contexte sociétal, la mise en contact de cultures distinctes ou du moins des entités de cultures dans un endroit du monde, dont la résultante serait une donnée imprévisible par rapport à la synthèse des données mises en relation.
Dans le cas de certains travaux de Joëlle Rosalie Baya, cette créolisation picturale se traduit par la rencontre de techniques différentes sur une même surface et le résultat produit est souvent surprenant. Et cette notion d’imprévisibilité rend son travail intéressant. Joëlle devrait peut-être poursuivre dans cette voie. À ce stade, elle est toujours dans une phase expérimentale encore trop timide.
La broderie (une pratique qui commence à trouver sa place dans l’art contemporain et dans le design), par exemple, devrait être davantage visible, plus présente. À l’heure actuelle, elle se contente d’être un élément qui vient surligner les vêtements ou les tissus. La broderie devrait être la valeur ajoutée qui apporte de la texture et du relief qui viennent animer et faire vivre la gravure. Mais pour cela, il faut oser l’exploiter et avoir un lâcher-prise dans la technique et laisser faire ce qui pourrait sembler être des imperfections. La gravure étant une pratique où la maîtrise est importante, là où les techniques importées peuvent être moins contrôlées afin justement de créer une tension plastique au sein même de l’espace pictural.
Quoi qu’il en soit, « Femmes des îles, savoir-faire et traditions » est une exposition très intéressante à voir pour la qualité des créations, mais aussi pour la célébration de la femme rurale et les métiers traditionnels que nous avons tendance à ignorer tant nous sommes obnubilés par les nouvelles technologies.