Pierre Dinan , économiste : « Il faut se méfier des apparences économiques positives »

Notre invité de ce dimanche est l’économiste Pierre Dinan. En répondant à nos questions, il partage son analyse de la situation socio-économique du pays et propose quelques suggestions pour éviter que Maurice se retrouve dans une situation économique semblable à celle du début des années 1980.

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Est-ce que bien que les économistes disent que la situation économique mondiale est inquiétante, avec la dépréciation de la roupie, celle du pays est aussi positive que peuvent le laisser penser le bilan des entreprises et des banques, alors que nous sommes quelques jours de la présentation du budget national ?
— C’est difficile pour moi de répondre à cette question parce que j’ai tendance à regarder l’avenir. Au moment où nous parlons et valeur du jour la situation économique est loin d’être parfaite, mais nous ne sommes pas dans le désastre. Les apparences sont bonnes pour le secteur du business et l’économie donne l’apparence d’aller bien. D’ailleurs, je pense souvent à des étrangers qui débarquent à Maurice et qui ont probablement la vision d’un pays qui marche bien. Ne serait-ce qu’en voyant le nombre de véhicules – très souvent haut de gamme – sur nos routes. Les apparences sont bonnes, mais mon défaut est de vouloir aller au-delà de ce que l’on veut montrer.

Est-ce que cette apparence d’économie qui marche n’a pas été affectée par les cadeaux offerts par le gouvernement pour la fin de l’année : je veux parler de l‘augmentation de pensions et autres allocations distribuées ?

— Tout cela fait partie des apparences économiques positives dont il faut se méfier. En tout cas, les récipiendaires de ce que vous avez qualifié de « cadeaux de fin d’année » ont été ravis au point ou – et c’est ce qui me tracasse – j’entends de plus en plus dire « ki gouvernement kapav faire pou moi. » C’est une phrase que l’on entend depuis longtemps à Maurice… plus que ça va, plus elle augmente en intensité. Je souhaite que nous revenions à 50 ans en arrière, à la décennie des années 1980. Les plus âgés l’ont oublié et les jeunes ne le savent pas : après les élections de 1982, les fameux 60–0, Maurice était dans le précipice économique avec deux dévaluations de la roupie en 1979 et en 1981. De sorte que quand nous sortons de ces deux dévaluations. la roupie ne valait plus qu’un peu plus de 50 sous et on est obligé d’aller frapper à la porte du Fonds Monétaire International. Il accepte de nous prêter les devises étrangères dont nous avions besoin, mais à condition de bien gérer le pays. Se met alors en place un petit comité gouvernement /secteur privé dont la première décision prise pour faire les Mauriciens se rendre compte qu’il faut travailler pour gagner son pain est la réduction du nombre de congés public de 28 à 13. Ayant mesuré l’urgence de la situation économique, les Mauriciens n’ont pas protesté et les ménagères, qui restaient à la maison, ont accepté d’aller travailler à l’usine ! C’est cette prise de conscience de la situation, cet engagement pour travailler à redresser le pays des premières années de la décennie 1980, dont nous avons besoin aujourd’hui, parce que nous ne sommes pas loin du fond du précipice.

Est-ce que vous iriez jusqu’à dire que Maurice, du point de vue économique, est dans la même situation qu’a début des années 1980 du siècle dernier ?

— En apparence non, sauf qu’il y a, quand même, une partie de la population mauricienne qui ne peut pas, n’a pas les moyens de se rendre au supermarché. Ce qui indique clairement que, contrairement aux apparences, les choses ne marchent pas comme il faut au niveau économique et social. Il y a un groupe de Mauriciens qui se trouve au bas de l’échelle sociale et qui ne s’en sort pas. Pour répondre de façon précise à la question, je dirais que les conditions économiques d’aujourd’hui rappellent celles de 1982, mais elles ne sont pas visibles, apparentes, et il faut bien ouvrir les yeux pour les voir.

Comment faire pour que le Mauricien retrouve ce sens du travail, ce goût de l’effort, cet engagement pour reconstruire économiquement le pays, comme ce fut le cas au cours des années 1980 ?
— Je ne suis pas en train d’essayer d’exonérer le quidam mauricien, mais je viens dire que cette tâche incombe surtout à la direction du pays, à ceux qui sont responsables de la gestion et qui nous gouvernent. Sans oublier ceux qui aspirent à nous gouverner. Ces personnes qui se présentent comme l’élite du pays ont la responsabilité d’ouvrir leurs yeux et ceux des Mauriciens. Elles doivent réaliser et faire savoir que ce pays ne se résume pas à des distributions de cadeaux puisés de fonds publics et surtout à créer les conditions pour une prise en charge par nous-mêmes pour faire avancer le pays. Nous le devons aux générations futures.

l Quel est votre bilan de la situation actuelle ?

— Nous Mauriciens sommes des ressources humaines. Nous sommes entourés d’autres ressources : la nature, le soleil et la mer. Qu’en faisons-nous ? Nous importons pratiquement tout de nos besoins alimentaires pour nous, mais aussi pour les visiteurs et pour les riches étrangers domiciliés à Maurice pour des raisons fiscales. Que faisons-nous de notre agriculture, nous qui étions les maîtres de la canne à sucre ; qu’attendons-nous pour exploiter autrement cette plante afin de nous permettre de réduire notre dépendance du fioul importé ? Face à la pénurie des légumes et aux prix élevés de ceux que nous importons, il nous faut une agriculture modernisée. Nous devons ne pas nous laisser aveugler par les apparences, il faut aller plus loin à la source du problème. En fait, bien souvent, le fond du problème se traduit par une hausse de nos importations, afin que nous puissions vivre grandement ce qui épuise nos réserves en devises étrangères. La Banque de Maurice se voit en difficulté, se voit obligée de baisser le prix de la devise et on connaît le résultat de l’opération : la roupie perd de sa valeur.

Est-ce que nous ne sommes pas en train de développer jusqu’à l’absurde un modèle de Welfare State ?

— Nous sommes en train de développer un Welfare State que nous n’avons pas les moyens économiques de financer. Et les moyens dont nous disposons, les ressources dont nous avons déjà parlées doivent être mises à contribution. Les ressources humaines et naturelles, maritimes, terriennes doivent être développées. Un exemple : nos villes aux rues embouteillées, aux trottoirs mal faits envahis par les marchands ambulants, ont-elles de quoi attirer les touristes pour les faire sortir du confort des hôtels et des plaisirs de la mer ? Viennent-ils dépenser dans nos villes et l’intérieur du pays ou se contentent-ils du forfait du all inclusive? On se flatte du nombre de touristes en augmentation, mais est-ce que les sommes d’argent qu’ils dépensent ici sont aussi en augmentation, ou se contentent-ils de payer la totalité de leur séjour à l’étranger où cet argent reste ?

Pourquoi est-ce que cet argent reste à l’étranger ?

— Pour la bonne et simple raison que ceux qui le possèdent n’ont aucun intérêt à le ramener à Maurice, en raison de la valeur de plus en plus faible de la roupie.

Est-ce que l’introduction par le gouvernement d’un contrôle des changes serait une manière de régler ce problème ?
— Même s’il le voulait, le gouvernement est incapable de le faire parce qu’il pratique une politique visant à attirer à Maurice les investisseurs étrangers. Comment inciter les étrangers à venir investir dans un pays qui pratique le contrôle des changes : c’est impossible ! Ce qu’il faut, c’est de travailler sur des projets, des programmes, pour inciter les Mauriciens qui sont dans l’industrie touristique et qui ont de l’argent à l’étranger, à le rapatrier à Maurice. Mais ils ne le feront qu’à condition que cet argent soit utilisé de manière productive et sans courir le risque de s’exposer à des dévaluations de la roupie.

Dans une tribune, Jean-Claude de l’Estrac, qui déplore le manque d’intérêt de Maurice pour la Chine, écrit « Malgré l’excellence des relations indo-mauriciennes, Port-Louis n’a pas à se conduire comme un vassal diplomatique de New Delhi au prix de nos intérêts nationaux. » Votre commentaire ?

— Il a parfaitement raison et je pousse la réflexion plus loin encore. Nous sommes une République reconnue, un pays indépendant depuis 1968, et nous n’avons pas à nous rattacher à des grosses puissances. Petit comme est Maurice, ce n’est ni à l’Inde ni à la Chine qu’il doit se rattacher, mais aux pays de la région, comme Madagascar, malgré les gros problèmes que ce pays connaît, au continent africain. Pas seulement pour avoir un poids politique, mais aussi économique. Je vous donne un exemple tout simple : l’industrie locale du poulet marche très bien et c’est tant mieux. Mais sait-on que ces poulets mangent de la nourriture importée de très loin, des États Unis, alors que Madagascar pourrait nous fournir cette nourriture ? Nous avons un continent à côté de Maurice qui représente l’avenir, à condition de travailler pour développer les liens, au lieu de continuer à nous rattacher, d’une part, à nos anciens maîtres et, de l’autre, à ces deux gros géants asiatiques qui, il faut le souligner, ne s’entendent pas entre eux. Notre avenir se trouve en Afrique, malgré les problèmes politiques qui peuvent y exister. Au niveau financier, ce que nous avons été dans le passé : le lieu d’où les capitaux partaient pour l’Inde, nous devrions pourvoir le faire pour l’Afrique, avec une juridiction mondialement acceptable, pour aider les investisseurs qui veulent aller en Afrique. Certains vont dire que je rêve, mais il faut aussi un peu rêver dans la vie en se donnant les moyens de le réaliser.

Restons dans le domaine du rêve : l’alliance PTr/MMM vient de rendre publiques 20 mesures économiques qu’elle prendra si elle remporte les prochaines élections. On passe du maintien des pensions et allocations à la gratuité du transport public et de l’internet, sans oublier la baisse du bâreme de l’impôt sur le revenu, entre autres. Ce rêve est économiquement réalisable ?

— Ce rêve est réalisable à condition que nous augmentions notre dette publique et qu’une des grandes puissances nous vienne en aide. Mais nous sommes dans un monde où on ne donne rien en cadeau : que faudra-t-il donner en échange de cette « aide » ? Non, nous n’avons pas les moyens normaux d’augmenter le montant de la dette publique. Ce n’est pas la dette qu’il faut augmenter, mais l’aide internationale représentée par le Fonds Monétaire International…

 …ce qui va nous ramener à la situation du début des années 1980 ?

— Exactement. Je plaide pour cette solution parce quand le FMI prête ses fonctionnaires internationaux qui s’assurent que l’emprunteur mettra cet argent à profit et développer son économie. C’est ce qui s’est passé au début des années 1980 et j’en suis presque à souhaiter cette solution, au lieu de régulièrement déprécier notre devise. Est-ce que nous pouvons nous en sortir par nous-même ? Ce serait souhaitable. Mais il faudrait nous remettre au travail et utiliser nos ressources.

Vous savez que les Mauriciens gardent un assez mauvais souvenir du recours au FMI et à la Banque Mondiale.

— Oui, je le sais. Mais il ne faut oublier que grâce à des deux institutions, Maurice a été dans une situation de plein emploi et son économie a décollé au cours des années 1980. Dans sa manière de dire ki gouvernement kapav faire pou nous, est-ce que le Mauricien ne réalise pas qu’il se met entre les mains des politiques, dont le souci principal est de se faire re-élire ?

Je ne résiste pas au plaisir d’une deuxième citation qui résume ce que vous venez de dire. « Le langage politique est destiné à rendre vraisemblables les mensonges, acceptables les meurtres et à donner l’apparence de la solidité à ce qui n’est que du vent ». C’est de Georges Orwell.

— Que c’est bien dit, que ça résume bien la situation ! En acceptant toutes sortes de promesses que le Mauricien semble aimer.

En fin de compte, même si les mesures de l’alliance ne sont pas réalisables, le gouvernement sera obligé de renchérir dans le budget et de promettre plus de mesures encore avec des ressources économiques que nous n’avons pas ! C’est une spirale sans fin !

— Vous l’avez dit et je le répète : avec des ressources économiques que nous n’avons pas ! Ce qui nous oblige à brader nos devises étrangères pour pouvoir continuer à vivre : voilà où nous en sommes rendus ! La solution est de se remettre au travail, de mettre nos ressources à contribution. Les ressources qui sont, il faut le répéter, nous-même, c’est-à-dire la population mauricienne dans son ensemble qui doit se décarcasser. Deuxièmement, savoir utiliser ce que la nature nous donne, le climat, la mer et la terre que nous négligeons. Il faut travailler de manière intelligente en mettant nos ressources à contribution, ce qui réduira notre dépendance des importations et favoriser nos importations. Il n’y a pas de recette miracle, au contraire de ce que les hommes politiques affirment.

Loin de moi l’intention de défendre les hommes politiques, mais est-ce que le Mauricien n’a pas fini par intégrer dans son ADN le fait qu’en répétant au politicien « ou mem mama, ou mem papa », ce dernier lui fera obtenir tout ce qu’il souhaite ?

— Je ne dirais pas tous les Mauriciens, mais il y a une bonne partie de la population qui a succombé aux prébendes qui leur ont été offertes et qui croient que cela continuera. Effectivement, le politicien a réussi à faire pénétrer dans l’esprit du Mauricien que c’est le gouvernement qui le fera vivre. C’est une grosse erreur, dans la mesure où le gouvernement est là pour gouverner le pays, pas pour subventionner le train de vie de ses habitants ! Le gouvernement est là pour gouverner pour le bien de tous, pas uniquement de ceux qui donnent l’apparence d’être ses partisans.

Est-ce que vous croyez qu’il est possible de faire comprendre ce que vous venez de dire à ceux qui nous gouvernent – ainsi que ceux qui espèrent prendre leur place – et ceux qui sont gouvernés ?

— C’est pour ça qu’il faut continuer à le dire et à le redire. Quand est-ce que ces paroles finiront par entrer dans la tête des Mauriciens pour remplacer l’autre concept dont nous avons parlé, je suis incapable de vous le dire. Je ne suis qu’un économiste, pas un devin.

Je vous propose une troisième et dernière citation. Celle de Me Antoine Domingue qui disait, dans une récente interview à Week-End, que la situation économique est dans un tel état que le prochain gouvernement serait obligé de prendre des mesures impopulaires avec une possibilité d’élections anticipées, comme en 1983. Que pensez-vous de son analyse ?

— C’est une analyse juste. Si le prochain gouvernement veut mettre les choses au point où il aura à prendre des mesures très dures et à persuader la population dans son ensemble que ces mesures sont nécessaires et qu’il est indispensable, comme je ne fais que le répéter, de nous mettre sérieusement au travail en utilisant au maximum nos ressources. En ce qui concerne d’éventuelles élections anticipées, après les prochaines, je laisse le soin aux politiciens de se prononcer sur le sujet.

Au cours de vos précédentes interviews, vous avez souvent affirmé et répété que vous êtes un optimiste convaincu. Après l’analyse économique et sociale que vous venez de partager, est-ce que vous êtes toujours optimiste pour l’avenir de Maurice ?

— Je dois avouer que je suis inquiet par rapport à l’avenir. Il nous faut absolument une prise de conscience par ceux qui nous gouvernent aussi bien de ceux qui aspirent à nous gouverner et ceux qui sont gouvernés. Nous devons tous nous rendre compte qu’on ne peut partager que ce que l’on a produit, sinon nous nous retrouverons entre les mains – ou les griffes – de puissances étrangères qui pourraient trouver en Maurice un allié accommodant pour leurs desseins. Tout ce que je peux souhaiter c’est que la population mauricienne comprenne que ce pays doit poursuivre sa route en se mobilisant pour le faire. Je souhaite également une bonne gouvernance dans le sens du bien du pays de la part de ceux qui gouvernent ou aspirent à le faire. Nous avons chacun de nous, selon nos moyens, selon notre âge, à mettre la main à la pâte pour redresser notre économie, comme ce fut le cas au début des années 1980. Sinon, nous allons continuer à aller à la décadence, pour le malheur de tous, et nous retrouver dans la même situation que dans les années 1980.

Est-ce que, comme certains le disent, vous avez le sentiment que la démocratie est menacée à Maurice ?

— Pour qu’une démocratie soit vraie et efficace, il faut que ceux qui ont le droit de vote sachent l’utiliser à bon escient pour le bien de tout le pays, et non pas pour le leur seulement. La démocratie exige des citoyens des droits et des opinions, mais aussi des responsabilités et des devoirs.

Que pensez-vous du réenregistrement des cartes SIM des téléphones portables qui provoque un débat dans le pays ?

— Je me suis fait re-enregistrer sans me poser des questions, mais depuis, je note qu’il y a des personnes qui ont exprimé des craintes quand à l’utilisation de leurs données personnelles. J’espère que ce réenregistrement ne mènera pas à une mainmise sur des informations confidentielles. Nous devons nous garder de glisser subrepticement vers l’autocratie. Ce pays a besoin de toutes les forces démocratiques pour avancer.

La dernière question découle de l’actualité et a fait le tour des réseaux sociaux depuis le meeting du 1 er Mai au cours duquel le Premier ministre a déclaré que sa femme fait trembler les membres de l’opposition et les journalistes. Comme il fallait s’y attendre, la déclaration a été détournée et est devenue un joke, ce qui m’incite à vous demander : Eski ou madam faire ou tremblé ?

Grand éclat de rire, puis on entend la voix de Monique, son épouse, qui a entendu la question :
— Mais Pierre, réponds-lui que tu trembles d’amour pour moi !
— Ca c’est la réponse de ma femme, pas la mienne ! Moi j’essaye de trouver une réponse intelligente à votre question qui ne l’est pas ! Pour ma part, j’espère qu’il n’est pas question de tremblement entre mari et femme, mais de bonne entente. Parce qu’entre autres, notre démographie en a bien besoin et c’est une question qui devrait préoccuper davantage et très sérieusement les Mauriciens !

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