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Frédéric Lenoir : « la tolérance, c’est accepter de vivre avec les autres, qui sont différents »

Frédéric Lenoir, philosophe, sociologue et historien des religions, animera une conférence publique sur le thème Les chemins du bonheur et de la joie  le 17 mai au Mahatma Gandhi Institute. Auteur de plusieurs ouvrages dans lesquels il partage ses réflexions sur la sagesse, dont des essais et des romans. Ses ouvrages les plus connus sont Du bonheur, un voyage philosophique; La puissance de la joie; Le miracle de Spinoza; et Socrate, Jésus, Bouddha. Il a aussi donné des conférences à travers le monde. Dans une interview accordée à Le-Mauricien, Frédéric Lenoir dira apprécier le multiculturalisme et l’interculturel, qui sont vivants à Maurice. Il note que contrairement à son pays, la France, à Maurice, on est habitué à une cohabitation religieuse et interculturelle depuis très longtemps. « Ce qui vous aide à vivre, ce n’est pas la différence culturelle, c’est la tolérance », ajoutant que « la tolérance, c’est accepter de vivre avec les autres, qui sont différents ». Durant son séjour, il animera également un atelier de philosophie à l’intention des enfants à l’école Paul et Virginie, à Tamarin, le 14. Il rencontrera également des parents et le public intéressé pour parler de l’association SEVE.

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Frédéric Lenoir, vous avez donné des conférences à travers le monde. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour venir à Maurice ?
J’aime bien qu’on m’invite. Donc, je n’avais pas encore reçu de proposition qui me permettrait d’organiser de conférence à Maurice. Une amie a récemment organisé une conférence pour moi en Bretagne, elle m’a dit qu’elle est originaire de Maurice et aimerait beaucoup organiser une conférence dans son pays.
J’ai répondu : « Avec joie. Cela fait longtemps que j’ai envie de découvrir cette île magnifique. » C’est ainsi que Virginie Lunot a organisé cette grande conférence publique que je donnerai dans l’île prochainement.

La conférence aura pour thème « Les chemins du bonheur et de la joie ». Pourquoi avoir choisi ce thème ?
Je peux toucher beaucoup de sujets. Virginie m’a dit que cela pourrait intéresser beaucoup de personnes parce que c’est très universel. Effectivement, en abordant cette question de la joie et du bonheur, je parlerai de la différence entre le plaisir, le bonheur et la joie. D’où vient le bonheur ? Est-ce que nous pouvons apprendre à le cultiver ? Est-ce que nous pouvons apprendre à être heureux ou est-ce que c’est quelque chose de naturel qui est dans nos gènes ? Ce sont des questions à la fois d’ordre scientifique, psychologique, philosophique que je vais aborder dans cette conférence.

Afin de nous donner un avant-goût, dites-nous ce qu’est le bonheur. Est-ce que le bonheur, c’est aussi la joie ?
Il faut distinguer la notion du plaisir des satisfactions immédiates d’un besoin ou d’un désir. J’ai soif, je bois de l’eau, j’éprouve du plaisir. Le bonheur, c’est un état plus global de la satisfaction de l’existence. C’est plus global et durable que le plaisir. Nous disons que nous sommes heureux quand, globalement, nous aimons la vie et que nus aimons la vie que nous avons. C’est un sentiment lié à la satisfaction immédiate.
Et puis la joie, c’est une émotion très intense, plus profonde et beaucoup plus intense que le plaisir. La joie peut être l’incarnation du bonheur. Quand nous sommes très heureux, nous pouvons le ressentir dans notre corps par une émotion de joie. C’est un état global de satisfaction d’existence.
Donc je distingue des joies passagères, qui sont liées à des événements, d’une joie profonde et durable, qui peut s’identifier au bonheur. Nous verrons comment nous pouvons cultiver cette joie profonde et durable pour qu’elle ne soit pas juste passagère.

Quelle est la place du désir dans tout cela. Est-ce que c’est une forme de bonheur ? Ou est-ce que c’est l’accomplissement du désir qui en est une ?
C’est assez complexe. Le désir ne conduit pas nécessairement au bonheur, cela peut conduire au malheur. Nous pouvons être malheureux lorsque nos désirs ne sont pas assouvis. Une fois nos désirs assouvis, nous pouvons nous ennuyer et, du coup, avoir besoin de susciter de nouveaux désirs pour avoir de la satisfaction. C’est pour cela que les philosophes de l’antiquité nous disent que chez l’être humain, le désir étant toujours insatisfait, nous pouvons être malheureux si nous nous mettons uniquement à la poursuite du bonheur dans l’accomplissement du désir.
C’est pour cela qu’il faut apprendre, d’une certaine manière, soit à continuer de désirer ce que nus possédons déjà (ma femme, mon mari), soit nous apprenons à être heureux par autres choses que l’accomplissement du désir. Le désir peut être un vrai piège pour le bonheur.

Quelles sont ces autres choses que vous mentionnez ?
Ce sera l’objet de la conférence. Mais disons qu’il y a plein de manières d’être heureux. Par exemple en ayant une qualité de relation avec soi-même, avec les autres, avec le monde et avec la nature. Il faut savoir regarder la nature, travailler dans son jardin.
À Maurice, vous avez une nature qui est très belle, avec la mer et tout. Si nous apprenons à vivre en lien avec la nature, nus pouvons avoir une très grande satisfaction dans toutes les relations humaines. Il faut apprendre à les cultiver, apprendre à avoir une qualité de relation avec les autres, ce qui nous permet d’être satisfaits, et pas simplement utiliser les autres parce que nous en avons besoin pour des désirs passagers. Le bonheur s’apprend. Cela vient beaucoup plus de la qualité que de la quantité. Être heureux, c’est avoir une qualité de vie, une qualité de relation avec soi, une qualité de relation avec autrui et avec notre environnement, plus que de multiplier les choses, les rencontres, les objets, etc. Nous sommes plus dans la qualité que la quantité.

Est-ce que le bonheur ne passerait pas par la religion ou la croyance religieuse ?
Absolument. Beaucoup d’études sociologiques ont été réalisées et montrent que, globalement, beaucoup de gens sont vraiment très croyants. Je ne parle pas de ceux qui sont religieux par culture ou par transmission. Cela ne change rien. Mais ceux qui sont profondément croyants sont plus heureux que les autres. Ils supportent beaucoup mieux les épreuves de la vie et les difficultés. Ils traversent mieux les deuils. Ils pensent que leurs proches sont encore en vie dans un autre monde. Que la foi soit vraie ou une illusion, parce que nous pouvons avoir des conceptions très différentes de la religion, je dis peu importe, car cela soutient dans la vie.
Nous avons constaté que des gens pauvres, qui rencontrent des difficultés financières, sont plus heureux que des gens qui sont riches et qui ne sont pas du tout croyants, qui sont toujours insatisfaits et qui n’arrivent pas à avoir une satisfaction de l’existence. Alors qu’avec peu de chose, nous pouvons nous appuyer sur la foi pour être confortés, pour avoir une relation avec une transcendance, quelque chose qui nous dépasse. Beaucoup de croyants ont une relation d’amour avec Dieu ou avec le divin. En Inde, par exemple, il y a plusieurs dieux. Le fait d’avoir une relation avec ce monde invisible peut apporter du bonheur et de la joie, c’est une source de satisfaction très importante.
En même temps, je mets un petit bémol. Pour les gens qui ont eu une éducation religieuse, très rigide, très culpabilisante, dans laquelle la religion met des interdits très puissants, qui font que les gens craignent d’être punis, d’aller en enfer, de transgresser, la religion peut devenir source de malheur et de souffrance.

Nous disons aussi que la religion ou la foi profonde aide à accepter la mort…
La question de la mort est centrale. Quand nous croyons qu’il y a quelque chose après la mort et que celui qui va mourir continue d’être en vie, cela nous aide énormément. Nous craignons moins la mort ou que nous devrions mourir si nous pensons que notre conscience continuera d’exister. La foi est une consolation et un soutien importants par rapport à la mort.
D’ailleurs, dans l’histoire universelle, les premières traces de croyance apparaissent avec les rituels de la mort lorsque l’Homo Sapiens et l’homme de Néandertal, il y a 150 000 ans, commencent à ritualiser la mort. Ils mettent les morts en position fœtale. Cela veut dire qu’ils pensent qu’ils vont renaître. Ils les enterrent avec des armes, de la nourriture. Ils pensent qu’ils en ont besoin dans l’au-delà. Les toutes premières croyances religieuses sont celles liées à la survie de l’âme après la mort.

Quelle est votre conception de Dieu ?
Je suis un croyant agnostique. Je crois qu’il y a quelque chose qui nous dépasse, un mystère de la vie, de la mort, du monde. Je ne crois pas que nous soyons là par hasard. Cependant, je suis agnostique, parce que je ne sais pas ce que c’est. Je ne peux pas dire que je crois en Dieu, en telle forme de Dieu. Je ne sais pas s’il existe un Dieu comme celui de la Bible, qui a créé l’être humain, qui pense à lui, avec qui nous pouvons entrer en contact, ou si c’est plutôt un dieu impersonnel, comme le dieu de Spinoza, ou un dieu aristotélicien. Je crois qu’il y a une intelligence qui nous dépasse, mais je ne sais pas la nommer dans ce sens-là. Je crois sans savoir ce que c’est.

Maurice est connue pour son multiculturalisme et l’interculturel. En même temps, nous vivons bien en paix. À votre avis, est-il plus complexe de trouver le bonheur dans un tel pays ?
Ce n’est pas complexe quand nous acceptons la différence culturelle. En France, il y a des religions différentes qui cohabitent, mais dans la violence et la friction. Il y a une grande tension dans l’Hexagone qui provient de fait que des cultures différentes cohabitent mal ensemble. C’est le contraire à Maurice, où vous êtes habitués à une cohabitation religieuse et interculturelle depuis très longtemps. Du coup cela ne vous pose pas de problèmes. Ce qui vous aide à vivre, ce n’est pas la différence culturelle, c’est la tolérance. Le fait que vous vous tolériez, la différence n’est pas un problème pour vous. La tolérance, c’est accepter de vivre avec les autres qui sont différents, qui n’ont pas la même religion, qui voient les choses différemment. Lorsque vous vivez dans un pays où il n’y a pas eu qu’une religion et que d’un coup arrivent d’autres religions, c’est perturbant pour les gens. Cela crée beaucoup de tensions.

Y a-t-il des critères pour être heureux ?
Le bonheur est à la fois individuel et collectif. Parmi les critères du bonheur, les choses les plus importantes, c’est vivre dans un Etat démocratique, où il y a un accès à l’éducation, aux soins, où il y a une bonne relation à l’environnement. Nius sommes plus heureux lorsque nous pouvons vivre confortablement sans être sous une dictature. Il y a des pays où il n’y a pas ces critères, mais où les gens sont quand même heureux. C’est à cause de la religion, à cause du fait qu’ils acceptent leurs conditions, à cause de la solidarité. Il y a plusieurs critères qui entrent en parallèle. Il y a les critères objectifs extérieurs et les critères de relations entre les gens. Il y a la question individuelle. Pour cela, il faut être en bonne santé, faire une activité qu’on aime et être entouré des gens avec qui nous avons de bonnes relations.
Bien entendu, nous ne sommes pas définitivement heureux. Cela demande une attention et une vigilance. Il y a tout un effort à faire, un travail sur soi, pour être durablement heureux.

Comment concevoir le bonheur dans un monde où la guerre fait des ravages ?
La guerre a toujours existé. Cela fait partie de l’être humain. Un vieux conte amérindien dit qu’il y a deux loups en l’être humain, un loup bon, gentil et altruiste, et un loup violent et dominateur. Nous avons cette ambivalence. Ce que nous dit le conte, c’est que les deux loups se battent, et c’est celui que nous nourrissons qui gagne. Donc il faut nourrir l’altruisme, la bonté, l’attention aux autres, le respect et le courage, plutôt que de nourrir la violence, la domination, la prédation, la compétition…
Chacun d’entre nous est un peu responsable de la violence qui existe sur Terre. Si nous entretenons à l’intérieur de nous la violence et la domination, c’est cela qui crée à un moment donné des conflits.
Cela commence par une éducation pour chacun d’entre nous afin de faire diminuer à l’intérieur de nous l’esprit de compétition, de domination, de rivalité, de jalousie, d’envie, de médisance et de malveillance. Au niveau collectif, quand il y a beaucoup de gens qui sont dans ces problématiques, cela crée après des conflits internationaux, et c’est beaucoup de complexes. Il y a le poids de l’histoire, etc. Il y en a toujours eu, et il y en aura sans doute toujours tant qu’on n’aura pas éduqué tous les individus.
C’est ce que nous faisons avec les ateliers philo qu’organise SEVE (Savoir être et vivre ensemble ). Nous cherchons à éduquer les enfants dès leur plus jeune âge à la tolérance, au respect, etc., pour éviter que ce soit plus tard des gens qui fassent des guerres. Tant que l’être humain n’est pas éduqué à cela, il y aura toujours des guerres.
Cela ne m’empêche pas d’être heureux, à partir du moment que je fais ce que je peux à mon petit niveau pour essayer de diminuer la violence et d’essayer de m’améliorer. Je ne peux pas maîtriser le monde entier. Cela demande une forme de détachement, d’accepter qu’il y a malheureusement encore de la violence sur Terre et des gens qui souffrent. Si nous avons cela tout le temps sous les yeux, avec les infos, toute la journée, nous ne pouvons pas être heureux. C’est trop anxiogène.
Ce que je fais, c’est que je ne regarde pas trop les infos, sinon nous apprenons tout le temps ce qui va mal alors que l’énorme majorité des gens sont heureux. Il y a une petite portion de gens qui vont mal, qui meurent de faim, qui sont en guerre. Il faut avoir un rapport de proportion en tête. Il faut relativiser l’information et s’engager pour faire ce que nous pouvons, chacun à son niveau, pour que le monde aille un peu mieux. C’est ce qui me permet de dormir. Si je ne m’engageais pas, je serais beaucoup plus mal.

Vous êtes président de l’association SEVE, qui anime les ateliers de philo dans le monde. Envisagez-vous d’ouvrir une antenne à Maurice ?
Pourquoi pas ! II faut que les gens le veuillent. Je n’impose rien. Je réponds toujours ce que nous demandons. À La)-Réunion, il y a des gens sur place, des personnes qui ont du temps et qui nous disent qu’ils aimeraient créer des ateliers philo et une antenne de l’association SEVE. Nous l’avons fait et il y a une vingtaine de bénévoles très actifs.
J’irai à l’école Paul et Virginie pour animer un atelier philo à l’intention des enfants. Dans l’après-midi, je rencontrerai des parents dont les enfants sont scolarisés à Paul et Virginie pour parler sur le thème “Pourquoi méditer et philosopher avec les enfants ?”. Cette conférence est ouverte au grand public. À tous ceux qui s’intéressent à la question.

À partir de quel âge les enfants peuvent-ils être introduits à la philosophie ?
À partir de l’école primaire, à l’âge de six ans. Toutefois, l’atelier philo n’est pas un cours de philosophie. L’enfant apprend à mieux penser, à mieux prendre la parole, à conceptualiser et à écouter. Ce qui leur permet de développer la tolérance, l’empathie, le respect et de discerner. Cela s’appelle les connaissances psychosociales.
Les notions de philosophie sont introduites bien plus tard lorsqu’ils commencent à conceptualiser de manière plus profonde avec un vocabulaire beaucoup plus riche. Je pense qu’à partir de 13-14 ans, nous pouvons commencer à introduire des notions de philosophie et leur parler de Platon. J’ai lu Le banquet de Platon à l’âge de 13 ou 14 ans, et j’ai compris que j’étais peut-être éveillé parce que mon père était un passionné de philosophie et que nous en parlions à table.

Un mot sur l’intelligence artificielle générative. Peut-elle contribuer au bonheur ?
Tant que l’intelligence artificielle est un outil pour faire des choses que nous ne pouvons pas faire, ce n’est pas gênant du tout. Mais à partir du moment où nous l’utilisons pour remplacer notre esprit critique, notre intelligence et notre créativité, nous risquons alors de devenir des êtres plus paresseux. Nous ne développerons plus notre intelligence et nous ne serons plus capables de réfléchir par nous-mêmes, de créer par nous-mêmes. Nous ne nous contenterions de mettre des programmes dans des ordinateurs.
En vérité, ce qui nous rend profondément heureux, c’est la créativité. C’est ce qui nous rend plus intelligent, nous permet de progresser. Spinoza dit qu’à chaque fois que nous progressons, nus sommes dans la joie. La joie veut dire la progression. Il faut bien sûr faire un effort. Sans effort, nous ne progressons plus. Si tout nous arrive tout fait, nous serons certainement moins heureux. C’est pour cela que je pense qu’il y a un piège là pour le bonheur individuel. S’appuyer entièrement sur l’intelligence artificielle pour faire toutes les créations artistiques est absurde. Nous n’allons rien apprendre. Nous ne ferons que répéter par cœur un truc que nous a donné Chat GPT sans l’effort intellectuel qui nous fait grandir intellectuellement pour découvrir quelque chose.
Donc, il faut effectivement limiter l’IA à des tâches dites comptables. Si un jeune fait faire sa dissertation philosophique par l’intelligence artificielle, cela ne sert à rien. Il aura peut-être une bonne note, mais il n’aura pas progressé intellectuellement. Il sera ce que j’appelle un idiot sachant. Il sait, mais il n’a pas progressé. À chacun d’en faire bon usage.

Le mot de la fin…
Je suis très heureux de venir à Maurice. J’entends parler de ce pays depuis longtemps. C’est à la fois une belle île et un pays avec des gens gentils. Je suis ravi de venir faire votre connaissance et de parler de SEVE à plus de parents d’élèves.

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