Un lapin voit six éléphants en allant à la rivière.
Chaque éléphant voit deux singes qui se rendent à la rivière.
Chaque singe tient un perroquet dans sa main.
Combien d’animaux se rendent à la rivière ?
Si vous êtes sur les réseaux sociaux, vous avez sûrement vu passer, ces derniers jours, cette énigme qui n’a rien à voir en soi avec le lapin de Pâques. D’ailleurs, elle ressurgit régulièrement, comme un serpent de mer, et occupe pendant des jours et des semaines l’attention de celles et ceux qui s’astreignent à résoudre l’énigme en argumentant à n’en plus finir, et qui, surtout, la repartagent aussitôt.
La solution, pour certains peut être 5, mais aussi, pour d’autres, 11, 25 ou 31, dépendant de la façon dont on lit et interprète cette énigme. Car justement, et le libellé insiste dessus, il est important de bien lire…
Le paradoxe, c’est que sous prétexte de favoriser la concentration sur l’essentiel, c’est au fond le contraire que fait la circulation exponentielle de ce genre d’énigmes. Parce que certes, il est important de jouer et de s’amuser, mais le fait demeure que pendant que l’on argumente à n’en plus finir pour savoir si les six éléphants voient les deux mêmes singes ou pas, ou si ces derniers ont un perroquet dans chaque main ou pas, au final, c’est autant de temps que l’on ne consacre pas aux autres infos qui circulent sur les réseaux. Genre, entre plein d’autres possibilités, le déclin de notre démocratie et les attaques incessantes à nos libertés fondamentales. Il est ainsi significatif de noter qu’alors même que se pose la question du ré-enregistrement des cartes sim et des atteintes à la vie privée que cela risque de représenter, beaucoup de gens, sur les réseaux, se régalent avec des jeux de représentation avantageuse ou drôle de leur personne qui, sous leurs dehors inoffensifs, impliquent de donner à ces réseaux l’accès à toutes leurs photos, pour on ne sait quelle utilisation future…
Au-delà, cela nous appelle à prendre conscience d’une pratique à laquelle nous sommes de plus en plus soumis, à savoir le détournement d’attention.
Le magicien et mentaliste Cyril Regard fait ressortir que le détournement d’attention est une technique essentielle à la magie. Mais il est aussi omniprésent dans notre quotidien. « Qui ne s’est jamais retourné en entendant la phrase “Oh regarde, un éléphant !” ? Ainsi, même en ayant pleine conscience de l’incohérence de cette affirmation, la diversion est tout de même efficace. Il s’agit de faire diversion, d’attirer l’attention sur une chose afin d’en dissimuler une autre. Cela peut être un son, un mouvement, une image, qui va pendant quelques instants ou plus afin d’empêcher le spectateur de discerner ce qu’il se passe réellement. »
Daniel Simons, docteur en psychologie expérimentale, qui a réalisé différentes recherches et expériences sur les limites de notre esprit, a mis en lumière ce qu’il appelle l’inattentional blindness (ou cécité inatentionnelle) en montrant que lorsque que l’on se concentre sur un détail précis, nous faisons totalement abstraction du reste. Dans une expérience vidéo, il a ainsi mis en scène deux équipes de basketball, l’une en blanc et l’autre en noir. Les spectateurs sont appelés à compter le nombre de passes réalisées par l’équipe blanche. Leur attention se concentre alors totalement sur l’équipe blanche. Au point où lorsque qu’un gorille (de couleur noire) traverse la scène, la plupart des spectateurs ne s’en aperçoivent pas : leur cerveau étant concentré sur l’équipe et donc sur la couleur blanche, ils font totalement abstraction de tout ce qui est noir, y compris du gorille.
Outre la magie, le détournement d’attention est une technique pratiquée depuis très longtemps dans les arts martiaux. Un mouvement détourne l’attention de l’adversaire qui est alors frappé à un autre endroit. Ce qui peut permettre à celui qui attaque d’espérer la victoire. Le cerveau est ainsi fait : s’il peut parer une attaque, il a plus de mal pour en arrêter deux en même temps. Trois, il n’y arrive pas.
C’est sans doute ce qui explique que le détournement d’attention est largement utilisé comme méthode politique. En ce moment en France, le « débat » qui enflamme porte sur l’interprétation ou non par la star franco-malienne Aya Nakamura d’une chanson d’Edith Piaf pour la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques 2024 à Paris. Ce suite à la publication d’une info dont on ne sait exactement, en réalité, la provenance. Et qui mobilise des réactions passionnées entre langage « jeune issu de l’immigration» et langue française classique, et par ricochet, sur des conceptions polarisées autour de la « réelle identité française ». Et pendant ce temps-là…
Pendant ce temps-là, les sans-abris de Paris sont « déménagés » en province. La réforme de l’allocation chômage s’organise. Etc etc etc…
Le magazine Pour L’Eco met ainsi en lumière, dans un récent article, l’art complexe de la diversion médiatique en politique, qu’il appelle la « Tactique du chat mort ». Ce en référence à la technique du deadcatting popularisée en Grande Bretagne par l’ancien Premier ministre Boris Johnson. Et qui consiste, en période de crise, à balancer un « chat mort » sur la table pour bouleverser l’agenda médiatique et faire diversion. Un exemple utilisé par Boris Johnson : pendant la pandémie de Covid-19, annoncer des restrictions de voyage extrêmes du Royaume Uni vers la France pour focaliser l’indignation et éviter que l’on parle de sa gestion calamiteuse de la crise.
Autre stratégie largement utilisée en détournement d’attention politique : celle du carpet bombing qui consiste à multiplier les apparitions et interventions, pour saturer l’espace médiatique. Nous en sommes amplement témoins en ce moment…
D’autres encore utilisent les réseaux sociaux pour perfectionner l’ancienne technique dite des « bombes puantes » : lancer des infos, des déclarations intempestives pour délibérément faire scandale sur des détails et faire sa propre caricature qui mobilise les débats. Technique très fortement utilisée par Donald Trump par exemple. A l’opposé, on retrouve la tactique de certains de complexifier à outrance une affaire, notamment lorsqu’elle concerne la justice, afin que le citoyen ait le sentiment qu’il n’est pas habilité à essayer de comprendre, et se détourne totalement.
Face à toutes ces stratégies de détournement de l’attention, on peut toutefois noter en ce moment un sursaut, une conjugaison d’initiatives visant à fédérer l’attention, la réflexion, le débat et la proposition publique. Ainsi, ce samedi, Gender Links Mauritius a réuni observateurs de la société civile, chercheurs, hommes et femmes politiques pour un Gender Symposium sur le thème « Democratic Consolidation: Women’s Agency, Voices and Perspectives. » Pour tenter d’apporter des réponses à la sous-représentation des femmes en politique à Maurice. Avec une pétition publique, Plis ki enn kota, campagne soutenue par l’Union Européenne, appelant les citoyens à appuyer son appel pour que les partis politiques alignent davantage de femmes.
Dans l’après-midi de ce même samedi, une passionnante conférence sur les changements à apporter à la Constitution mauricienne s’est tenue à l’initiative de Rezistans ek Alternativ. Avec la participation de 9 partis d’opposition (En Avant Maurice, Groupe Bruno Laurette, Idéal Démocrate, Labour Party, Linion Moris, MMM, PMSD, Reform Party). Sous la modération conjointe de Nalini Burn et de l’ex-DPP Satyajit Boolell, cette conférence visait à dégager un consensus sur des propositions concrètes pour que la Constitution de Maurice évolue dans un sens qui ne permettrait plus les dysfonctionnements et abus qui valent aujourd’hui à Maurice d’être classée comme une « autocratie électorale » par le dernier rapport V-Dem.
Dans Animal Farm, publié en 1945, George Orwell mettait en scène une ferme où les animaux se concertent pour renverser un pouvoir corrompu et tyrannique. Face aux lapins, chats, gorilles et autre éléphants, peut-être une autre histoire à écrire sur le travail des fourmis…