Daniel Lesguillier
La cité malouine et son expansion
Depuis le Moyen Âge, la cité malouine se situe entre deux grandes routes commerciales, d’une part celle de la mer du Nord et de la Baltique, et d’autre part celle de l’Atlantique, lui-même ouvert sur la Méditerranée. Sa fortune repose à l’origine sur deux piliers, le commerce des toiles exportées vers le monde ibérique et la « grande pêche » à la morue à Terre-Neuve. C’est le célèbre « commerce de Cadix », porte d’entrée de la Carrera de Indias où s’installent plusieurs familles de négociants malouins en vue de s’enrichir.
Saint-Malo connait un essor remarquable au cours du règne de Louis XIV, et sa population double pour atteindre 20 000 habitants. La promotion sociale y est très ouverte.
Le XVIIIe siècle est une époque marquée par des conflits maritimes permanents avec les Anglais et les Hollandais. En effet, on y assiste à une course pour la domination du commerce maritime du Canada à l’Amérique du Sud, jusqu’aux Philippines. L’océan Indien est particulièrement convoité : de Moka en Arabie pour son café, à l’Indonésie et aux Indes pour les épices et les bois précieux, et à la Chine pour sa porcelaine et ses soieries, ce commerce fait la fortune de la Compagnie des Indes et celle des armateurs.
Pour former des hommes d’action autodidactes, les armateurs font embarquer leurs enfants sur les navires dès le plus jeune âge entre 10 et 14 ans, pour qu’ils apprennent « sur le tas » l’art de la navigation et du commerce. C’est le cas de Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais, autre figure de Saint-Malo, dont nous vénérons la mémoire.
Les « Amis de Mahé de La Bourdonnais », dont le siège est à Paris 7ème, avenue de La Bourdonnais au pied de la tour Eiffel, a pour vocation de promouvoir la connaissance des liens historiques de la France établis par Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais avec l’océan Indien, en résonance avec la ville de Saint-Malo où il est né.
L’association a pour but de contribuer à préserver le patrimoine culturel et l’histoire de la France avec l’île Maurice, la Réunion, Madagascar, les Seychelles, Pondichéry et Saint-Malo, ville jumelée au Port-Louis de l’île Maurice.
Une exposition photo, avec pour commissaire Chantal Mennessier, permet de présenter au public la vie de ce grand malouin bâtisseur, marin et militaire fondateur de la ville de Port-Louis.
Naissance d’un marin et d’un commerçant
Sa famille est originaire de Bretagne, son grand-père Bertrand Mahé avait acquis la charge de syndic de Dinan. Il était né à Taden, sur la rive gauche de La Rance. Son père Jacques Mahé (1674-1705), sieur de La Bourdonnais, était capitaine au commerce. Prisonnier des Anglais il décède à 29 ans à Plymouth, laissant une jeune veuve et sa famille de cinq enfants dans l’indigence.
Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais arrive au monde à Saint-Malo le 11 février 1699. Il embarque à l’âge de 10 ans sur un bâtiment armé pour les mers du Sud puis fait campagne aux Indes et aux Philippines, tout en étudiant les mathématiques. Après avoir parcouru les mers du Nord et le Levant en 1715, il entre en 1718 comme lieutenant au service de la Compagnie des Indes et fait un voyage à Surate tout en composant un « Traité de la mâture des vaisseaux » qui est publié en 1751.
Capitaine en 1724, embarqué sur le Malabar, il gagne Pondichéry puis Mahé et contribue à la prise de ce comptoir. Il a conçu une sorte de chaland de débarquement très ingénieux pour y arriver. Après s’être livré à des opérations commerciales fructueuses, il rentre en France en 1733. Les neuf ans passés en Inde ont permis à Bertrand-François d’acquérir une grosse fortune. Il a envie de profiter de sa fortune en France et songe, à 34 ans, au mariage.
Bertrand-François épouse le 24 novembre 1733, à Paramé, Marie-Anne le Brun de la Franquerie, jeune fille issue d’une famille riche de Saint-Malo. Introduit ainsi dans les grandes familles d’armateur, il fonde, avec son frère Jacques Cézar Mahé, sieur de la Villebague et un cousin, une Maison de commerce de l’Inde.
Le projet pour
l’Isle de France
À la demande du représentant du gouvernement auprès de la Compagnie, Bertrand-François Mahé de la Bourdonnais rédige un « mémoire concernant les affaires de la Compagnie de France dans les Indes Orientales ». Orry, commissaire du Roi, est très intéressé par le chapitre relatif à l’Ile de France. La Bourdonnais démontre que cette Ile, grâce aux caractéristiques naturelles de son port principal, Port-Louis, peut devenir une escale stratégique entre la France et l’Inde, pour les vaisseaux de la Compagnie des Indes. L’aménagement de ce port de l’Ile permettrait de radouber les navires à l’abri des vents et de l’ennemi, de ravitailler les vaisseaux après une longue période de navigation, de soigner les malades et de remettre en forme les équipages pour la suite de leur expédition.
Le commissaire du roi, Orry, et le contrôleur général sont totalement séduits par ce projet. Ils confèrent la responsabilité de gouverneur des Mascareignes, zone maritime comprenant l’île de France, l’île Bourbon et l’île Rodrigues, à La Bourdonnais. Dupleix manifeste alors son grand mécontentement en écrivant à la Compagnie pour la mettre en garde contre « les fariboles de cet évaporé ».
En novembre 1734 la Compagnie donne mandat au nouveau gouverneur pour aménager l’Ile de France en base stratégique pour ses vaisseaux et leurs équipages.
La première préoccupation de La Bourdonnais est de trouver le moyen d’amener de l’eau à Port Louis. Après examen de la nature avoisinante il découvre une chute d’eau située à environ 10 mètres au-dessus de la mer et peu éloignée du camp de base. Il fait réaliser un aqueduc qui mène, par gravité, de l’eau potable en grande quantité. Il aménage le port : construction d’un poste de guet, d’un bassin de radoub, d’une poudrière. Au voisinage du port il installe un hôpital, des ateliers de réparation, des magasins pour la marine et pour les vivres, des bureaux et logements pour le personnel de la Compagnie, etc… Pour la défense du port il fait édifier deux batteries tournées vers la mer, deux fortins pour garder l’entrée du chenal et deux batteries pour protéger l’embouchure de la rivière. Il fait construire deux routes d’accès au port afin de permettre la circulation des charrettes. Tous les matériaux et matériels élémentaires sont fabriqués sur place : bois de charpente, chaux, briques, etc… Il fait venir de Saint-Malo, des maçons, charpentiers et forgerons expérimentés. Il instaure la rémunération à la tâche. Avec un nombre d’ouvriers égal à celui de ses prédécesseurs il réussit à décupler le rythme des constructions avec un coût final égal.
Développant une grande activité, il transforme ces deux îles en ranimant leur économie agricole ; blé, riz et café à Bourbon, et fait de l’Ile de France une base navale. Cette base prendra tant d’importance que l’Angleterre, qui s’empare de l’île Maurice en 1810, refusera de la rendre à la France au traité de Vienne. Bernardin de Saint-Pierre d’ailleurs chantera les louanges de l’administration de ce gouverneur.
Le militaire victorieux aux Indes et la chute
Promu capitaine de frégate dans la Marine Royale en 1740, La Bourdonnais reçoit la mission d’aller secourir Dupleix aux Indes. Il arme avec des moyens de fortune une escadre de cinq bâtiments avec laquelle il dégage Mahé attaquée par les Malabars (1741), puis occupe les îles Seychelles et Rodrigues. En 1746, à la tête d’une escadre de neuf vaisseaux, il réussit à combattre avec succès une division anglaise devant Négapatam (juillet 1746), puis il s’empare de Madras. Ce fait d’armes l’entraîne dans un vif conflit avec Dupleix à propos des clauses de la capitulation de cette ville.
Rentré à l’île de France, il ramène un convoi jusqu’à la Martinique. Là il s’embarque sur un vaisseau hollandais avec un nom d’emprunt pour gagner l’Europe. Arrivé à Falmouth La Bourdonnais est reconnu, arrêté, puis transféré à Londres le 20 janvier 1748. Il est bien traité par le gouvernement anglais qui le libère sous condition de ne plus combattre la couronne britannique. A Paris il reçoit un bon accueil de tous et informe les ministres de son désir de s’expliquer sur Madras. Il loue une maison rue d’Enfer et profite de ce répit pour s’occuper de ses affaires. Pendant ce temps le clan Dupleix, bien introduit auprès de Madame de Pompadour, déblatère sur ses actions aux Mascareignes et à Madras.
Le 1er mars 1748 une lettre de cachet ordonne son emprisonnement à la Bastille. Les accusations de Dupleix sont nombreuses : « les mensonges avérés…, les blasphèmes,… , le roi, les ministres sont outragés et la Compagnie méprisée,… ». Maintenu au secret c’est sa femme qui organise sa défense. Après 26 mois d’internement La Bourdonnais a la permission de prendre un avocat. Il choisit Pierre de Gennes et rédige avec son aide un « Mémoire justificatif ». Des réponses argumentées aux questions principales de l’affaire de Madras sont développées.
Il est incarcéré à la Bastille et ses biens sont confisqués. Trois ans plus tard, il est enfin lavé de tous soupçons et libéré. Mais sa santé est ruinée et il meurt à Paris le 10 novembre 1753. Ses Mémoires seront publiés en 1827.
Un père respectueux de sa fille naturelle
En l’espace de trois ans, le Gouverneur perdit sa femme et ses deux jeunes enfants Gilles et Philibert François. Malgré une vie professionnelle particulièrement active, Mahé de La Bourdonnais eu une aventure avec une négresse blanchisseuse. En 1739, elle mit au monde une fille nommée Marie-Madeleine Mahé. Lorsqu’il partit pour la France en 1740, il la fît venir et la confia à sa mère en lui assurant une pension viagère de 800 livres ainsi qu’une somme de 12 000 livres destinée à son éducation.
Sa seconde épouse, Charlotte Elizabeth de Combault d’Auteuil qu’il épousa le 22 novembre 1740 n’ignora pas l’existence de cet enfant.
Par la suite, cette fille âgée de 40 ans, lingère, devenue aveugle, sollicitera l’aide de la famille Mahé. Mais en 1763, la famille était ruinée après les malversations du tuteur des héritiers. Marie-Madeleine n’obtiendra qu’un « billet de bon pauvre » pour l’hôpital général de Lenoir le 2 février 1779. (Source : Jacky Ryckebusch, Bertrand-François Mahé de La BOURDONNAIS, Entre les Indes et les Mascareignes, CRI 89, p.22)