Dans l’Oise, à une quarantaine de kilomètres de Paris, le château de Chantilly s’élève dans toute sa splendeur au cœur d’un parc aménagé par André Lenôtre, célèbre jardinier de Louis XIV. On pourrait y passer des journées entières à s’abreuver de ses trésors. À travers ses collections, le château nous dévoile des intrigues, reflet de mille valeurs humaines et… quelques vanités mesquines toujours d’actualité.
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Création du Musée Condé
- Depuis le Moyen-Age, le château de Chantilly, à l’histoire tourmentée, connaît plusieurs propriétaires, des Bouteiller à Henri d’Orléans, en passant par les familles d’Orgemont et des Montmorency à la Renaissance et celles des Bourbons au XVIIe siècle. En 1830, Henri d’Orléans, fils de Louis-Philippe, dernier roi de France, hérite du château. Mais, en 1848, il s’exile à Twickenham en Angleterre après la chute de la Monarchie de Juillet et l’abdication de son père. De retour en France en 1870, Henri d’Orléans fait reconstruire dès 1875 le château en grande partie détruit à la Révolution française et l’agrandit. En 1884, il lègue le domaine de Chantilly à l’Institut de France en gardant l’usufruit jusqu’à son décès, le 17 avril 1898, où selon sa volonté, le château devra s’ouvrir au public sous le nom de « Musée Condé ».
- Souhaitant perpétuer la mémoire des prestigieuses dynasties comme celle d’Anne de Montmorency, grand mécène princier de la Renaissance et celle des Bourbon-Condé, Henri d’Orléans, plus connu sous son titre de duc d’Aumale, y expose le mobilier royal, un grand nombre de tableaux et d’objets d’art ainsi que de précieux manuscrits enluminés (1). Cultivant le goût des livres et des œuvres d’art depuis son enfance, il rassemble pendant cinquante ans des collections riches composées d’objets variés, de plaquettes rares, d’anciens manuscrits et de textes de grands écrivains. Une partie du fonds du château provient des archives des anciens propriétaires, les Montmorency et les Condé. Par exemple, des toiles de célèbres artistes et une collection de livres d’une grande rareté légués au roi Louis Philippe par un grand collectionneur anglais sans descendance, Frank Hall Standish, lui reviennent. Pour sa part, lors de son exil, le duc d’Aumale s’enrichit d’acquisitions dignes d’un collectionneur au goût très fin. On peut citer les 3000 volumes achetés à Armand Gigongne, illustre bibliophile du XIXe siècle, ainsi que des documents provenant de grandes ventes d’Angleterre et de France, constitués de volumes enluminés, de gravures et de dessins, de photographies et de tableaux, Le cabinet des livres, véritable régal pour tout bibliophile chevronné, compte aujourd’hui 19 000 volumes disposés avec le plus grand soin dans de magnifiques reliures minutieusement sélectionnées, pour une grande partie, par le duc d’Aumale lui-même. La « bibliothèque du théâtre », construite en 1889 par l’architecte Honoré Daumet et dotée de plus de 30 000 volumes du XIXe siècle, propose, depuis 1898, une salle de lecture destinée aux chercheurs et autres passionnés. Au Musée Condé, en plus des livres et des tableaux de grands maîtres, on peut contempler l’art sous toutes ses formes : sculptures, gravures et miniatures, émaux, bijoux, porcelaines et médailles délicatement agencés dans de belles vitrines, vases, pendules et candélabres finement décorés et habillant majestueusement les cheminées, lustres grandioses et boiseries des pièces royales ornées à l’or fin… De remarquables manifestations de l’art qui n’ont rien à envier à celles du Louvre et de Versailles !
Mémoires de sentinelle
Le château de Chantilly est profondément habité par l’âme du duc d’Aumale. Dans le silence apparent des murs, circule le souffle puissant d’un grand collectionneur d’art surnommé « prince des bibliophiles ». On a le sentiment de sa noble présence dans chaque pierre du château. Tout s’anime au fil de nos pérégrinations dans les couloirs et les galeries. Chaque pièce fait résonner les mémoires d’une sentinelle avisée secrètement gravées dans cet havre de délices. - À l’image du prince de Condé, excellent hôte de gens de lettres célèbres comme Molière, Racine, La Bruyère, La Fontaine et Bossuet, le duc d’Aumale recevait le dimanche des personnalités et des écrivains comme Pierre Loti, Ernest Renan, Alexandre Dumas et leur faisait visiter son château. Allons sur leurs traces en sillonnant les somptueux méandres de ce charmant château. Dans la galerie des Cerfs, merveilleuse salle à manger de réception du duc d’Aumale, aux murs entièrement ornés d’immenses tapisseries représentant des scènes de chasse, on pourrait imaginer leurs débats passionnés autour de la table. Entre la chartreuse de perdreaux et la glace à l’orange (2), auraient-ils discuté de politique, d’histoire ou de la loyauté des mousquetaires du roi ? Aurait-on évoqué la philosophie d’Averroès et l’avenir de la science avec Ernest Renan ? Dans la galerie des peintures, Pierre Loti aurait sûrement été émerveillé par les orientalistes au moment où le duc d’Aumale exprimait son propre éblouissement devant la lumière que dégage le « Souvenir de la Turquie d’Asie » de Descamps. L’écrivain passionné d’Orient aurait peut-être également trouvé une inspiration dans le « Coucher de soleil sur l’île de Philé » d’Edward Lear pour écrire La mort de Philae (3) en 1907. Tout invité du duc d’Aumale aurait vibré d’émoi au château de Chantilly. Comme eux, faisons une halte devant une vitrine pour apprécier la finesse des grands vases en porcelaine de Chine ou dans la rotonde pour admirer la splendide mosaïque de Pompéi de la rotonde. Petite pièce préférée du duc d’Aumale, le santuario du château retient toute notre attention. Les « Trois grâces » de Raphaël venues tout droit du jardin des Hespérides nous enchantent. Les feuillets du livre d’heures d’Étienne Chevalier, exposés à l’abri de la lumière, mettent en valeur les sublimes miniatures de Jean Fouquet sur l’histoire de la Vierge Marie. Ces livres d’heures, recueil de prières d’autrefois, sont ornés d’exceptionnelles d’enluminures. Réalisés sur un fin parchemin, ils renferment aussi des suffrages, prières des saints, témoignant du climat fort spirituel de l’époque dans le monde chrétien occidental (4). Dès la fin du Moyen Age, on s’y recommandait à tous les saints du paradis. Aujourd’hui, on ne saurait à quel saint se vouer.
- Dans la galerie des batailles, le duc d’Aumale faisait découvrir les faits d’armes du Grand Condé dont il était un fervent admirateur. Qu’en auraient pensé ses invités ? La salle de la smalah créée en mémoire de sa propre victoire en 1843 sur l’émir Abd-el-Kader en Algérie dévoile une page solennelle de l’histoire de la colonisation française en Afrique du Nord. Que peut-on lire au-delà des apparences ? Ecoutons les secrets bruissements des murs du château. Qu’ils nous livrent ses mystérieuses intrigues et que soit révélée aussi l’intention de Chlebowski lorsqu’il peint le remarquable portrait méditatif de l’émir Abd-el-Kader héros national algérien, décédé en exil à Damas ! Que les murs nous commentent le « Repentir du Grand Condé », entouré de Clio, la muse de l’Histoire et de Saturne, le dieu du Temps ! Au Musée Condé, peuplé de symboles antiques, on est en proie à toutes les émotions. Le destin fabuleux des héros mythologiques nous touche profondément lorsqu’une galerie de quarante-quatre vitraux nous livre l’histoire tragique d’Eros et de Psyché et qu’une immense sculpture raconte l’impressionnante « Chute de Phaéton ». Les paysages débordant de mélancolie de Salvatore Rosa nous laissent perplexe tandis que l’ambiance exotique d’un Delacroix et d’un Ziem nous rapproche de l’Orient. La tendresse d’un Corot et d’un Carache nous apporte de la douceur mais Poussin nous laisse sans voix avec son « Massacre des innocents » criant d’actualité.
- Tout n’est pas visible à l’œil nu au Musée Condé. Ses archives recèlent d’autres mines de trésors, dignes d’être redécouverts mais dévoilés uniquement lors d’expositions temporaires. En effet, l’exposition de manuscrits arabes de Tagment, sauvés par le Duc d’Aumale après la prise de la smalah, a été présentée au public en 2022. Des nouvelles passerelles entre les peuples se construisent après les temps de guerre. Récemment, pendant l’hiver 2024, ont été mises en lumière des estampes néerlandaises d’artistes éclipsés par Rembrandt comme Berchem, Zeeman et Jan Both ; à cette occasion, « Le pont de pierre », une belle gravure de ce dernier a été dévoilée. Serait-ce là, un signe de reconnaissance, traduisant la volonté d’un dialogue culturel plus authentique ?
- On peut découvrir de belles œuvres à l’Armarium. https://www.armarium-hautsdefrance.fr/
- Extrait d’un menu princier, du 11 octobre 1893.
- L’île de Philae a été sauvée des eaux en 1970.
- « Chantilly, un manuscrit enluminé par un orfèvre des Abruzzes », Art de l’enluminure, N° 84, mars-mai 2023.