Y a-t-il, à Maurice, deux types de lois pour deux catégories de citoyens ?
En principe non.
Le pèlerinage de Maha Shivaratree, qui a eu lieu au cours de la semaine écoulée, interroge toutefois cette évidence.
D’emblée, le fait d’évoquer cette question est projeté, violemment parfois, comme tabou. Au pays de la « coexistence pacifique », on ne dit pas ces choses-là. Non, on ne prend surtout pas le risque d’être perçu comme « anti-hindou », c’est plus qu’inconvenant, cela peut être carrément dangereux, pour soi, pour notre « vivre-ensemble ».
Mais qu’est-ce qu’un vivre-ensemble qui, de plus en plus ces derniers temps, et jusqu’au paroxysme cette année, impose à une partie de la population de subir des agissements qui sont inacceptables selon les lois censées régir l’ensemble de la communauté mauricienne ?
Il y a des lois claires qui régissent le tapage nocturne.
Pourtant, pendant ce pèlerinage religieux, certains pèlerins sont autorisés à faire jouer la sono à tue-tête, toute la nuit, pendant plusieurs jours, pour diffuser, tout le long de leur route vers Grand Bassin, musiques et chants assourdissants qui n’ont rien à voir avec un quelconque fait religieux, pour un pèlerinage qui a la base ne demande pas cela.
Il y a des lois claires qui régissent la circulation sur nos routes, la sécurité routière, l’obstruction : la Roads Act dont l’article 66 régit les pratiques susceptibles de représenter un danger sur nos routes ; la Road Traffic Act dans ses articles 155, 179 et 181 qui définissent les infractions concernant l’obstruction et la régulation du trafic.
Il y a des lois claires qui régissent jusqu’à la taille des véhicules qui sont autorisés à circuler sur nos routes. (Ces lois ont par exemple été appliquées de façon drastique l’an dernier à l’encontre d’un citoyen qui voulait mettre sur la route un bus reçu en don pour une ONG, permission qui lui a été refusée parce que ledit véhicule dépassait de 20 cms la longueur autorisée par la loi…)
Pourtant, pendant le pèlerinage de Maha Shivaratree, certains pèlerins mettent sur nos routes des kanwars de plus en plus gigantesques, qui bloquent la circulation des deux côtés de nos routes. Outre l’obstruction publique et les désagréments intenses que cela cause aux autres, ce genre de pratique peut aussi se révéler mortelle. C’est ce qu’on a vu l’an dernier, quand, à Mare Longue, un immense kanwar a heurté des fils de haute tension, causant la mort par électrocution de deux pèlerins.
Qu’en avons-nous appris ? Cette année, les autorités ont pris la parole non pour dire que nos lois régissant l’utilisation de la voie publique allaient être appliquées comme il se doit. Elles n’ont pas pris la parole pour dire qu’elles allaient veiller à ce que soit appliqué l’article 41 de l’Electricity Act qui concerne ceux qui endommagent ou interfèrent avec des installations électriques publique, les rendant passibles d’une amende pouvant atteindre Rs 100 000 et d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 5 ans. Non, les autorités se sont contentées d’émettre des « recommandations ». Recommandations à ne pas enfreindre les lois existantes. Recommandations à ne pas construire et mettre sur nos routes des kanwars dimensionnés largement au-delà des normes légales.
Recommandations à ne pas interférer avec les lignes électriques. Avec pour résultat que certains ont effectivement construit et mis sur nos routes des kanwars tellement énormes que certains sont restés bloqués aux abords de certains auto-ponts. Et que l’on a pu voir, un peu partout, des pèlerins soulevant ni plus ni moins les lignes de haute tension à l’aide de perches pour faire passer leur kanwar.
Avec pour résultat qu’à Arsenal, un kanwar a pris feu et que six jeunes pèlerins sont morts atrocement électrocutés et brûlés. Alors qu’alentour, et pendant les jours qui ont suivi, le pèlerinage façon carnaval pratiqué par certains s’est poursuivi de plus belle, sans égard pour les défunts et ceux qui les pleuraient.
Plus de religiosité, moins de spiritualité ?
La question religieuse pose sans cesse question dans nos sociétés contemporaines. Entre ceux qui estiment qu’elle doit rester circonscrite à la sphère privée, et ceux qui considèrent qu’elle fait intrinsèquement partie de l’espace public, les lignes se tendent.
De plus en plus, on entend parler d’un essor de la spiritualité comme une contrepartie à une religiosité perçue comme négative. Ainsi, aux Etats Unis par exemple, on voit prendre de l’ampleur le mouvement “Spiritual But Not Religious” (SBNR), aussi connu comme “Spiritual But Not Affiliated” (SBNA), ou encore “More Spiritual Than Religious”. Qui désigne celles et ceux qui revendiquent une spiritualité qui ne considère pas les religions officielles comme l’unique et plus valable façon de favoriser la croissance spirituelle. Pour indiquer une forme de foi personnelle qui n’est pas liée aux dogmes et rites officiels.
Cela n’est pas totalement exclusif. Selon une récente étude du Pew Research Centre relayée par le Washington Post, 11% de ceux qui se disent SBNR sont actifs au sein d’une communauté religieuse. Mais 38% estiment que la religion fait plus de mal que de bien. Pour Nancy Ammerman, professeur de sociologie à la Boston University, qui a agi comme conseillère pour cette étude, le label « spiritual but not religious » décrit davantage une identité “négative” qu’une identité “positive”. Désignant des personnes qui sont « turned off by organized religion ». Mais qui insistent sur une possibilité de choix personnel et sur un individualisme qui, loin d’être narcissique, concerne autant le souci de soi-même que la liberté et l’épanouissement de chacun.
A Maurice, le fait religieux a toujours tenu une place de premier plan, la spiritualité semblant devoir y être exclusivement rattachée. Et son instrumentalisation politique a toujours fait partie de notre réalité. Mais nous sommes clairement au centre, ces dernières années, d’une surenchère qui prend des proportions extrêmement alarmantes.
Aujourd’hui, parler de la démonstration de force qui a clairement prévalu au cours de ce pèlerinage de Maha Shivaratree reviendrait, selon certains, à être « anti-Hindou ».
Est-ce à dire que les Hindous sont des citoyens spéciaux qui ne sont pas tenus de respecter les lois de notre République ?
Il ne s’agit pas d’imposer des règlements spécifiques sur les kanwars comme a tenté de le faire un certain avocat ces dernières semaines. Il s’agit simplement de faire respecter des lois qui existent déjà, et qui sont censées s’appliquer à tout le monde, indépendamment de sa foi, de sa pratique religieuse, de sa spiritualité, de son ascendance, de son ethnicité, de sa condition sociale et économique, de son âge, de son genre, de sa couleur de peau. Qui voudrait nous faire croire que cela serait inacceptable pour les Mauriciens de foi hindoue ? Qu’est-ce qui justifierait que le temps d’une célébration religieuse, les Mauriciens de foi hindoue aient des droits que les autres Mauriciens n’ont pas ? Qu’est-ce qui justifie qu’au-delà de leur choix personnel de se mettre en danger, certains pèlerins soient autorisés à mettre en danger la vie de l’ensemble des usagers de la voie publique ?
Il n’y a pas, en soi, deux types de lois.
Il y a deux types d’application des lois.
En vertu de quoi ?
Vivons-nous dans une République où ce qui prévaut c’est la loi du nombre, la loi du plus fort ?
Quand cesserons-nous de nous voir montés les uns contre les autres en dévoyant la religion que certains pratiquent avec une spiritualité qui n’implique pas de diaboliser l’autre ?
Quand parlerons-nous réellement de l’instrumentalisation politique de la foi et de la religion, et à travers elle, du poids politique basé sur l’ethnicité à Maurice ?
Quand consentirons-nous à parler réellement de ces pratiques et comportements qui mettent réellement à mal notre construction commune ?
Accepterons-nous de nous poser ces brûlantes questions alors que nous nous apprêtons à fêter en ce 12 mars, comme un jour de plus en plus ordinaire, le 56ème anniversaire de notre Indépendance et le 32ème anniversaire de notre République ?
SHENAZ PATEL