V avait 10 ans quand, une nuit de février 1999, sa famille a vu faire irruption, dans la Cité Ste Claire à Goodlands, un groupe d’hommes armés de lance-flammes. Sous les yeux terrorisés de V. et de ses frères et sœurs, ces hommes ont incendié sa maison. Comme d’autres maisons de cette cité connue comme une cité créole.
Dans la journée, V. avait entendu le voisinage bruire d’une rumeur entêtante autour d’émeutes secouant l’île Maurice, suite au décès en cellule du chanteur de seggae Kaya. Émeutes, elle ne savait pas ce que voulait dire ce mot. Mais elle avait perçu le frisson du danger qui parcourait la cité comme la peur hérisse l’échine d’une bête.
Et puis, au creux de la nuit, ces hommes avaient surgi. Et tout s’était embrasé.
Deux semaines plus tard, quand V. a finalement pu reprendre le chemin de l’école, avec quelques affaires empruntées aux enfants de sa tante chez qui sa famille avait dû se réfugier, elle l’a vu. À son pupitre de professeur, l’homme qu’elle avait nettement discerné entre l’ombre de la nuit et la lumière aveuglante du feu, armé d’un lance-flammes, incendiant sa maison. Cet homme, à son poste d’enseignant, faisant classe comme si de rien n’était. Impuni.
L’histoire de V. est celle d’un certain nombre d’enfants et de jeunes qui, en février 1999, ont vécu un volet des émeutes qui ont secoué au plus profond de sa chair la jusque-là paisible île Maurice.
Vingt-cinq ans se sont écoulés. Cette semaine, les hommages à Kaya, les émissions, les commémorations, les tables rondes, se sont multipliées. Et malgré l’annulation en raison du risque cyclonique du concert prévu à Roche Bois, on pouvait sentir, dans la marche qui a malgré tout eu lieu ce 21 février, ce qui se manifestait clairement à travers le pays : à quel point les Mauricien-nes, plus que jamais, expriment le besoin de parler de ce qui s’est passé il y a 25 ans.
Peut-être parce que nous nous interrogeons sur ce qui a véritablement changé depuis. Et que nous pressentons une réponse qui nous insécurise profondément.
L’enfant qui naît le 10 août 1960 dans le faubourg portlouisien de Roche Bois sous le nom de Joseph Reginald Topize est devenu dans les années 1990 un homme qui grandit en conscience pleine des injustices auxquelles sont soumis les Créoles comme lui dans ce pays. Ayant découvert la philosophie rastafarie, et la musique, il va se faire un nom lors d’un concert où il interprète la chanson Kaya de son idole, Bob Marley. Avec son groupe Racinetatane, entre reggae et séga, il va créer le seggae, avec une vraie créativité mélodique, et des textes percutants. Car Kaya ne chante pas pour distraire la galerie ou faire chalouper gentiment les touristes dans les hôtels. Observateur très critique de la société mauricienne, ses textes fustigent l’hypocrisie identitaire, la manipulation politique, le pouvoir exploiteur, la gangrène d’un système, la démission de la pensée. Et s’il parle de la beauté de la nature et de la nécessité d’une vie en accord avec celle-ci, s’il prône fraternité, solidarité, métissage, unité et amour, il ne se gêne pas pour dénoncer l’injustice et l’exploitation, marteler la nécessité d’une émancipation des mentalités étriquées et captives, pour balancer à la figure de l’île Maurice ses hypocrisies. Y compris ethniques, alors qu’en général « ces choses-là » ne se disent pas, au nom d’un consensus que beaucoup estiment salvateur. Kaya, lui, dit, à travers des textes remarquablement écrits, dans ce pays adepte du non-dit, du culte souriant de « l’unité dans la diversité » dans la sphère publique. Et de la parole et de l’action racistes dans l’entre-soi.
Kaya chante trop haut. Trop fort pour certains. Et sa voix commence à être reprise par trop de monde. 40 000 personnes qui l’accompagnent en chœur au stade de Rose Hill, c’est inédit.
Le 16 février 1999, il fume un joint sur scène lors du concert pro-dépénalisation du gandia organisé par le Mouvement Républicain de Rama Valayden à Rose Hill. Deux jours plus tard, la police débarque à son domicile pour l’arrêter. Le dimanche 21 février 1999 à l’aube, le chanteur de 38 ans est retrouvé sans vie dans sa cellule aux Casernes centrales, au lieu nommé Alcatraz. Mort de s’être lui-même cogné la tête dans les murs selon la police. Brutalisé selon l’un des rapports de contre-autopsie.
L’île Maurice s’embrase. Trois jours d’émeutes à travers une île tétanisée qui se rend compte, abasourdie, de l’ampleur de la violence qu’elle abritait sans pouvoir/vouloir en prendre conscience. Rs 14 milliards de pertes et un pays sonné, qui ne se reconnaît plus.
25 ans après, il est toujours impossible de dire avec certitude comment Kaya est mort en cellule. C’est ce qu’a notamment fait ressortir cette semaine l’ex-Président de la République Cassam Uteem. 25 ans, et toujours pas de justice. Seulement la certitude que Kaya ne s’est pas infligé à lui-même des blessures mortelles, puisque l’Etat a quand même payé des dédommagements à sa veuve Véronique il y a quelques années, tout en affirmant que ce n’était pas là une reconnaissance de sa responsabilité. Mais comment faire la paix sans justice ? Que n’avons-nous appris de la Truth and Justice Commission mise en place en Afrique du Sud au lendemain du démantèlement de l’apartheid, sur l’importance de reconnaître les torts causés ?
À Maurice, les émeutes de février 1999 ont aussi soulevé une question ethnique centrale. Pour les Créoles qui se disaient ostracisés et harcelés depuis un bon moment déjà par une police majoritairement hindoue, la mort de Kaya a été la goutte d’eau. Représentant le pouvoir, les postes de police sont attaqués. Et des regroupements hindous, à leur tour, se mettent en tête de défendre les « leurs » en attaquent des cités créoles, comme à Goodlands. Là où vivait V.
Aujourd’hui V a 35 ans. Où sont allés, chez elle et chez tant d’autres, le sentiment d’injustice et la colère qu’elle racontait avoir ressentis face à l’impunité dont jouissent ceux qui ont mis le feu, agressé de diverses manières ? Sommes-nous moins bloqués au niveau de la non-reconnaissance de notre histoire, au niveau de l’injustice sociale, de l’exploitation économique, de la discrimination ethnique ?
Les exemples abondent. Et la chanson, à nouveau, le dit.
Il y a eu, dans les années 1970-80, la mouvance de la chanson qu’on a dite « engagée », avec des artistes comme Bam Cuttayen, Siven Chinien, Soley Ruz, Zul Ramiah, les frères Joganah et d’autres, qui formulaient des revendications sociales et politiques à travers des textes remarquablement travaillés. C’est aussi ce qu’a fait Kaya dans les années 1990 avec son seggae. Que créent et écoutent bon nombre des jeunes mauriciens aujourd’hui ?
Dans la mouvance de formations comme Armada, de jeunes groupes qui créent et font reprendre des chansons très premier degré, qui frappent par leur virulence, voire violence. Dénonçant avec rage des injustices sociales et ethniques, la brutalité policière, s’exprimant aussi, souvent, avec une misogynie qui soulève une vague de jeunes chanteuses bien décidées à se faire entendre elles aussi.
A Rodrigues, il y eut la tradition d’écrire des chansons pour se défouler. « Mo pou konpoz twa la ! » se lançait-on en cas de désaccord, allant dans la foulée voir une « marshall », une de ces femmes qui avait le don de composer sur le champ un séga qui exposerait les torts de l’autre avec une gouaille et un foutant qui désamorçaient la querelle dans un grand éclat de rire. Dans la chanson à Maurice aujourd’hui, entre groupes rivaux, on se « compose », et on compose notre société avec une violence qui fiche le couteau jusqu’à l’os.
Au lendemain des émeutes de février 1999, Jean-Marie Le Clézio, qui présidait le jury du prix littéraire Jean Fanchette, avait déclaré que les émeutes étaient déjà là dans la violence des textes reçus quelques mois avant pour ce prix (il consacre d’ailleurs un passage à Kaya dans son tout dernier ouvrage, Identité nomade).
Cette semaine, de nombreux intervenants ont dit cela : leur inquiétude face à certains signes, notamment dans la musique de nos jeunes. Ceux qui, face au Sime lalimier de Kaya, déploient aujourd’hui avec rage le sime lakoler. Nous n’avons rien résolu par rapport à la pauvreté et l’exclusion dit encore l’ex-Président Cassam Uteem.
Saurons-nous entendre ?
SHENAZ PATEL