Apprendre le Kreol Morisien :  enjeux et décisions politiques

DANIELLA BASTIEN

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Anthropologue

L’évêque du Diocèse de Port-Louis, Monseigneur Durhône, a célébré sa première messe du 1er février jeudi dernier. Au sein de la chapelle Stella Maris, dans le village du Morne, les habitants de la région côtoyaient les politiciens et autres invités. La partie phare de son homélie, celle reprise depuis par les médias, nous a montré sa conviction dans une des décisions de l’Eglise concernant la pédagogie. Il dit qu’“un pas significatif serait franchi si le Kreol Morisien pouvait être intégré en tant que matière subsidiaire en HSC au niveau de la 12e année”.

En l’écoutant, je me suis rappelé le lancement du programme Prevokbek par le BEC (aujourd’hui SeDEC) en 2004. Il faut dire que les émeutes de 1999 avaient été un élément déclencheur dans les prises de position, que ce soit au sein de l’Église, dans les partis politiques, au sein des conglomérats ou encore dans la société civile. Vingt-cinq ans après, il serait utile d’évaluer le chemin parcouru… Revenons au Prevokbek. Ce programme, qui concernait les élèves ayant fait deux tentatives du CPE et avaient échoué, avait comme point d’orgue le Kreol Morisien comme médium d’enseignement mais aussi comme matière. Les examens étaient bilingues (anglais et kreol morisien).

Cette approche multilingue porta ses fruits avec un taux de réussite de 76% de la première cuvée de plus de 200 élèves en 2007. Avec la réforme du Nine-Year Continuous Basic Education, le programme Prevokbek prend fin en 2019 pour être remplacé par l’Extended Stream. Ce détour sur l’histoire du Kreol Morisien à l’école est important parce qu’aujourd’hui encore, il nous faut venir démontrer que cette langue est un catalyseur qui permet à un bon nombre d’élèves de ‘tras enn sime’ vers la réussite académique. Le Kreol Morisien a fait son entrée dans le cycle primaire en 2012. Depuis, des milliers d’enfants ont pu choisir cette langue proposée comme option. Les derniers résultats du PSAC sont encourageants avec 82.56% de réussite. De plus, en 2023, les premiers élèves, autour de 300, ont participé aux examens de Kreol Morisien au niveau du National School Certificate et encore une fois, les résultats sont plus qu’encourageants avec un taux de réussite de 96.28%.

Ayant participé à la consolidation de la Kreol Unit du MIE en 2011 et aussi Lecturer dans la même institution de 2014 à 2017, nous savons que l’équipe pédagogique mesurait l’importance de l’entrée du Kreol Morisien dans le cursus primaire et a fourni un travail gargantuesque en produisant le National Curriculum Framework, le Teaching and Learning Syllabus ainsi que les matériels scolaires pour équiper non seulement les instituteurs du primaire mais aussi pour jeter les bases pour l’entrée du Kreol Morisien dans le cursus secondaire. Le travail abattu conjointement par le MIE, l’Université de Maurice et le MES depuis 2016 est un sujet de recherches pour beaucoup de chercheurs dans les aires créolophones, justement de ce passage de l’enseignement primaire au secondaire. Depuis plus d’un an, l’armature pédagogique est fin prête pour accompagner les élèves jusqu’à la fin du cycle secondaire.

Or, quand nous entendons la Ministre de l’Éducation dire que le Kreol Morisien ne franchira pas l’étape du SC, nous nous demandons si elle a suivi et compris tout le travail des pédagogues et techniciens de l’éducation. L’interpellation de la députée Arianne Navarre-Marie du MMM au parlement en novembre 2023 avait justement pour but de demander à la ministre si tout était prêt pour l’entrée du Kreol Morisien en HSC. Celle-ci avait annoncé que les conditions n’étaient pas encore réunies pour cela. Elle avait soulevé trois points qui ont fait tiquer nombre d’universitaires: analyse des résultats du SC, la formation des enseignants, et le manque de textes littéraires dans l’orthographe standard du Kreol Morisien.

Bob Dylan

Premièrement, les résultats du National School Certificate parlent d’eux-mêmes. En ce qui concerne la formation des enseignants, il existe un Bachelor in French & Creole Studies à l’Université de Maurice, un BEd et un PGCE au MIE. Vous dites qu’il n’y a toujours pas de profs? Si c’est le cas, comment le ministère pourrait concilier l’offre avec la demande? Cette question est cruciale car nous sommes dans une situation où les institutions éducatives ont fait leur part du travail. Pour ce qui est du manque de textes littéraires en Kreol standard, la ministre vient désavouer tout le travail de la Creole Speaking Union à produire des textes depuis près de 10 ans. Aussi, il faudrait relever la qualité des textes de nos poètes et écrivains locaux, notamment ceux de Michel Ducasse, Alain Fanchon, Melanie Pérès, Sedley Assonne pour en citer quelques-uns. Parlant de textes littéraires, la ministre semble oublier la grande richesse de notre patrimoine oral. Il y a certes des contes et des fables nés du terroir, mais n’est-ce pas là aussi un moyen pour valoriser les chansons d’expression créole? Si Bob Dylan a pu obtenir en 2016 le Prix Nobel de littérature c’est que ses textes ont une portée littéraire. Combien de thèses ont été écrites par les étudiants mauriciens sur les textes des chansons d’expression créole? Ne trouve-t-on pas de la valeur littéraire dans les textes de Kaya, Désiré François, Menwar, Linzy Bacbotte, Eric Triton, Jean-Claude Augustin?

Ce qui nous désole dans la position de la ministre de l’Éducation, c’est le manque de respect envers les institutions qui tombent sous la tutelle de son ministère. C’est le manque de respect envers ces élèves mauriciens qui depuis 2012 ont choisi cette option en primaire. C’est le manque de respect envers ces élèves qui grâce au Kreol Morisien ont eu le sésame de ce cinquième “Credit”. C’est le manque de respect envers l’histoire de cette langue, partagée par plus de 86% de Mauriciens comme langue première.

 

En somme, avec beaucoup de recul, nous évaluons aujourd’hui l’impact de cette décision de laisser le Kreol Morisien faire son entrée en primaire comme langue optionnelle, au même titre que les langues ancestrales. Cette langue a pris naissance sur notre île, dans un moment noir de notre histoire. Cette langue s’est enrichie de nouveaux mots au fil des migrations du 19e siècle. Cette langue, c’est ce qui unit les Mauriciens, transcendant les barrières religieuses et ethniques. L’étudier devrait être un honneur, tout comme étudier le bhojpuri qui a aussi une histoire profondément ancrée dans notre sol. Il est nécessaire de déghettoïser notre approche des langues car c’est dans la langue que nous parlons que nous nous représentons le monde. J’espère sincèrement que la ministre, enseignante aussi, aura un sursaut de conscience et qu’elle mettra tout en oeuvre pour trouver des solutions justes concernant le Kreol Morisien.

• Note : Ce texte est délibérément écrit en français car il vise un public d’adultes qui n’ont pas encore appris à lire en Kreol Morisien standard. 

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