Hubert Joly
Président du Conseil international de la langue française à Paris
Marly est un petit village situé à quelque distance entre le parc du château de Versailles et une des boucles de la Seine. C’est aussi le nom d’un domaine de divertissement créé de toutes pièces par Louis XIV dans un vallon qui n’était lors de sa création, aux dires du duc de Saint-Simon, la plus méchante langue du royaume, qu’un « repaire de serpents et de charognes, de crapauds et de grenouilles » et qui devint par l’imagination et la volonté du roi, de ses architectes, sculpteurs et jardiniers une pure merveille. La belle-sœur de Louis XIV dit au contraire : « C’est comme si les fées y travaillaient, car là où j‘avais vu un grand vivier, j’ai trouvé une forêt ou un bois ; où il y avait une grande place et une escarpolette, j’ai aperçu un vaste réservoir où l’on mettra ce soir quelque chose comme cent trente car les extraordinairement belles.»
L’aménagement de Versailles commence en 1662. Celui de Marly en 1679 mais précédé déjà par quelques dessins de 1676 dus au peintre Lebrun qui est le premier concepteur de cet ensemble. Tout y est au rebours de Versailles. Non pas un lieu pour démontrer la puissance de l’Etat et garder sous les yeux une noblesse volontiers turbulente, non pas de vastes horizons et d’immenses compositions architecturales et de jardins, mais un espace intime (à l’échelle d’un roi bien entendu, pas à la nôtre…). « J’ai fait Marly pour mes amis », a dit Louis XIV. Mais le roi s’est trompé sur lui-même car, au fil des ans, il n’a eu de cesse d’améliorer, de perfectionner, d’embellir, et de renouveler un gout de plus en plus raffiné, de plus en plus épuré.
Quand on étudie les très nombreux plans des différentes époques de Marly, sans même parler de la fameuse machine qui montait l’eau de la Seine jusqu’à 160 mètres de haut et qui n’a été détruite qu’en 1962, on est confondu par l’importance des transformations faites jusqu’en 1715 à la mort du roi. Les mots suffisent à peine pour évoquer l’extrême perfection désirée par le roi sur les ouvrages qui ont fait l’objet d’un album de descriptions minutieuses non seulement des fontaines et des statues mais aussi de tout leur environnement végétal : « Toutes les allées en général dudit jardin seront tenues proprement tant en été qu’en hiver, seront continuellement repassées au rabot ; n’y sera laissé aucune herbe, feuille, immondice ou gravois, le sable y sera répandu également ; sera tenu de repasser au rabot les allées où sa Majesté aura passé, toutes les fois qu’elle se promènera à pied ou dans son chariot en sorte que la trace en sera effacée. » Et suivent trois autres paragraphes de la même veine…
Le plan de Marly est aussi original, puisqu’un petit château carré occupe le haut de la composition, suivi sur les côtés de 12 pavillons cubiques, 6 et 6, de part et d’autre du grand axe du domaine, reliés entre eux par des galeries de treillages. Des talus plantés d’ifs taillés de diverses essences et d’une quantité de fleurs sont disposés pour former des différences de niveau encadrant un très vaste plan d’eau et des fontaines de tailles et de formes différentes. Ce qui est nouveau dans cet ensemble est que la quasi-totalité des architectures est feinte et qu’à part les chaînages de pierre des angles des bâtiments, tout le reste est simplement peint en faux marbres de couleurs vives et d’or. En fait c’est un décor de théâtre qui a été voulu par le roi et qui, de ce fait, s’est révélé d’une extrême fragilité lorsque, le gel aidant, le froid a fait éclater les marbres des 52 marches de la grande cascade.
On ne saurait passer sous silence l’immense peuple de statues dont le roi a voulu animer ses jardins. Il faut imaginer comment le marbre blanc de la plupart d’entre elles était mis en valeur par l’entourage vert plus ou moins sombre des bosquets. En 1685, on compte 85 statues, pour beaucoup des antiques, et ce nombre augmentera encore au fil du règne. Heureusement, une partie d’entre elles a été sauvée et repose dans une des cours du Louvre mais privée de ses perspectives et de son décor végétal. On peut donc les y admirer sans réserve.
Et aujourd’hui ?
Il ne reste presque rien de ces merveilles. Dès la mort de Louis XIV, la grande cascade, trop difficile à entretenir, a été abandonnée. Il est vrai qu’on doit à Louis XV les deux fameux chevaux de Marly dus à Coysevox et à Nicolas Coustou. Ils sont donc au Louvre maintenant et c’est là qu’un de ces jours j’irai les cambrioler bien qu’ils ne soient pas à l’échelle de mon appartement… Mais le véritable criminel est un certain Napoléon qui a signé l’arrêt de mort du domaine à partir de 1806 : « Le château m’importe peu… » et l’a laissé démanteler et vendre pierre à pierre par des marchands sans scrupules qui n’ont pas tiré 10% des beautés massacrées.
N’allez pas à Marly un jour de pluie. Vous piétineriez l’herbe mouillée. N’allez pas à Marly un jour d’automne. Les feuilles dorées des arbres ne peuvent imiter l’or des statues. D’ailleurs, des statues, il n’y en a presque plus, sauf quelques copies en résine… Mais, par pitié, allez-y quand même.
Du château et des pavillons, il ne reste rien.
Rien que des tracés et quelques lignes d’ifs, le grand bassin et l’abreuvoir. Au fond, le domaine est redevenu ce qu’il était lorsque Charles Le Brun, André Le Nôtre, Jules-Hardouin Mansart soumettaient au roi les premières esquisses que ce dernier corrigeait parfois de sa main. Jamais peut-être le rêve n’avait été porté si loin, dans l’imaginaire et le détail, jamais tant de maquettes n’avaient été essayées, scrutées, modifiées, perfectionnées jusqu’à l’obsession. Il ne subsiste que quelques lignes encadrant les bassins restants, pas assez pour faire comprendre la perfection du dessin, la couleur et la vie de ce chef-d’œuvre sorti de la pensée d’un personnage exceptionnel et dont le dernier ouvrage clôt le très grand, l’incomparable, le majestueux dix-septième siècle. Mais assez tout de même pour désoler le promeneur frileux et nostalgique, et lui faire espérer qu’un autre chef d’Etat aura suffisamment de courage et d’imagination pour restituer ce moment et ce monument uniques dans l’histoire des arts de la France, un morceau de la grande Histoire.