Et si Maurice n’existait pas ?

C’est un curieux 1er Février que nous avons célébré cette semaine.

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Une commémoration du 189ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage qui intervient quelques jours après la déclaration d’un ministre de la République, ministre des Affaires étrangères et, de surcroît, de la Justice, qui a affirmé en substance sur les ondes d’un media indien : « Ce sont les Indiens qui ont construit Maurice. Sans les travailleurs indiens, Maurice n’existerait pas ».

Et l’on se demande de quel pays il parle….

Comment, en effet, un représentant officiel de notre République, peut-il, à la veille du 1er Février, venir proférer une telle ineptie ?

Combien de temps encore le « roman national » officiel se construira-t-il sur une oblitération délibérée d’une partie capitale de notre histoire ?

Combien de temps allons-nous accepter que soit gommée la contribution fondatrice et décisive des esclavés à l’existence du pays dont nous avons hérité ?

Nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. À travers le monde, il est long et lent le travail qui mène vers la reconnaissance d’une mémoire encore souvent honteuse tant pour les descendants d’esclavagistes que pour les descendants d’esclavés. Travail qui se joue dans les termes, d’abord.

Si cela fait un moment déjà qu’en anglais, le terme enslaved a remplacé le mot slave, ce n’est qu’en 2023 qu’est rentré dans le dictionnaire français le mot esclavé. Ce au terme d’utilisations conjuguées dans diverses sphères, universitaires, artistiques, publiques, pour dire qu’esclave n’est pas une identité, mais qu’il traduit la réalité d’un être humain qui a été forcé dans un statut d’infériorité et d’exploitation.

Une autre réalité a pris son temps pour cheminer. Celle du refus de l’esclavage par les esclavé-es. Longtemps, c’est l’image d’hommes et de femmes à genoux, humilié-es, accablé-es, qui a prévalu comme représentation officielle. Privant les esclavé-es de toute agentivité, ce mot adapté de l’anglais qui nous vient du Canada, pour désigner « la faculté d’action d’une personne, sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer et les influncer ». Et c’est bien ce qu’ont fait les esclavé-es, loin de l’image de personnes qui se sont contentées de subir un sort écrasant et déshumanisant.
C’est dans ce sens, en premier lieu, que la mise en valeur de la réalité du marronnage est capitale. Car les esclavé-es n’ont jamais accepté ce statut qui leur a été brutalement imposé. Tout au long de l’histoire, ils-elles se sont rebellé-es, enfui-es, marronné : dès leur arrivée à Maurice en 1642, les premiers esclavés ramenés à Maurice par le gouverneur Adriaan van der Stel de la baie d’Antongil à Madagascar vont se révolter : 52 s’échappent. Seuls 18 seront repris.

On aurait pu penser qu’un pas décisif aurait été accompli avec la reconnaissance du Morne au Patrimoine mondial de l’UNESCO en tant que lieu symbolique du marronnage en 2008. Mais depuis, il n’y a eu sur ce site que quelques maigres installations qui ne reflètent pas son importance. À l’inverse, le gouvernement mauricien avait mis des moyens conséquents dans l’aménagement et la valorisation de l’Aapravasi Ghat comme témoignage de l’arrivée des travailleurs indiens engagés à Maurice, que nous avons fait reconnaître par l’UNESCO deux ans avant Le Morne. Là aussi, la chronologie historique peut bien aller se faire voir…

Alors que le Musée intercontinental de l’esclavage finalement installé dans le bâtiment de l’ex-hôpital Militaire à Port Louis en est encore à un aménagement laborieux, le Premier ministre a, jeudi dernier, annoncé la création d’un centre d’interprétation et d’un musée du marronnage au lieu dit L’Embrasure au Morne. Un projet qui serait réalisé avec le soutien du musée de Robben Island (où fut emprisonné Nelson Mandela), sous l’accord de coopération-cadre régissant le jumelage du Paysage culturel du Morne et de Robben Island. Une façon de reconnaître, en même temps, le peu qui a été fait depuis 2008…

Il y aurait beaucoup à faire, également, pour mettre en valeur le fait que ces esclavé-es ont amené avec eux des savoirs, des pratiques, des techniques, qui ont aidé à construire Maurice. Tout ce qui est dit en ce moment sur la construction et l’aménagement de Port-Louis, dans le sillage des récentes inondations, en témoigne.

Sans le travail des esclavé-es sous la férule des colons, il n’y aurait pas eu l’île Maurice qui a accueilli les travailleurs indiens qui y ont été amenés à partir de 1835.

Cela relève d’une chronologie indéniable.

Alors pourquoi, face à cela, tente-t-on de nous plonger dans une délétère concurrence des mémoires ?

Le calcul politique n’est que trop clair.

À Maurice, la « majorité » hindoue semble juger essentiel de maintenir son pouvoir en minimisant, pire en effaçant carrément le mérite et l’apport des autres composantes de notre société. C’est ainsi que l’on continue à véhiculer des stéréotypes sur les Créoles qui ne veulent pas travailler et ne pensent qu’à s’amuser. C’est ainsi que l’ex-ministre Soodhun avait déclaré que des logements sociaux ne seraient pas construits près d’un certain quartier « bien fréquenté » parce que ce serait y introduire une population créole oisive dont il est bien connu qu’elle ne fait que se droguer et se prostituer. (Ce même ministre, recyclé comme ambassadeur, vient de récidiver dans l’outrance en déclarant publiquement que s’il avait été en Arabie Saoudite, notre récent directeur de la météo aurait été pendu pour ses mauvaises prévisions. Et tout cela, en toute impunité…)

Oui, il y aurait, certes, beaucoup à dire sur “l’esclavage moderne”.

Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont la question des terres accaparées pendant l’esclavage n’a toujours pas été résolue, et à quel point cela impacte sur l’actuelle répartition des richesses dans notre pays horriblement inégalitaire.

Il y aurait beaucoup à dire sur les prolongements de l’esclavage dans le monde du travail contemporain.

Mais on se rend compte à quel point il est urgent, d’abord, de réhabiliter la mémoire des esclavé-es et de leur rôle central dans la construction de notre pays.

Parce qu’il est plus que temps de cesser de ré-écrire et d’instrumentaliser l’histoire à des fins de domination de l’autre.

Parce qu’il est plus que temps de mettre un terme à cette hiérarchisation du mérite qui efface l’autre.

Parce qu’il est plus que temps de mettre un terme au refus de reconnaître que Maurice n’existerait pas sans le travail conjugué de tous ceux et celles qui nous ont précédé, qui ont traversé les océans au prix de leur liberté ou au péril de leur vie, qui ont travaillé, souvent dans des conditions extrêmes, pour faire de cette île, plus qu’un comptoir de passage, une île habitable, où il devenait possible de vivre et de se développer.

Parce que c’est d’abord sur la reconnaissance pleine de notre histoire que nous pourrons espérer bâtir une suite moins inégalitaire…

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