PRAVINA NALLATAMBY
Un peu avant l’aube, dans la brume hivernale, sous l’œil bienveillant de la lune, un merle noir vient se percher chaque jour sur la même branche d’un noble frêne à Chalonnes-sur-Loire. Au petit matin, l’oiseau semble psalmodier avec une rare tendresse un chant presque sacré au cœur des Aireaux, un petit village situé sur l’île fluviale de la Loire.
Tout ouïe
La valse des oiseaux au-dessus du fleuve sauvage nous enchante au petit jour à mesure que le ciel se dore aux couleurs de l’aurore. Au milieu de la ritournelle de vocalises, de gazouillis et de pépiements, les sifflements du merle dominent le paysage sonore. Quatre sternes blanches en vol vers l’estuaire de la Loire virevoltent quelques instants avant de se poser sur l’eau face au virtuose. Suivant leur exemple, une bande de tourterelles remontant le fleuve dans l’autre sens décide de faire une halte autour du grand frêne. Un cormoran tout noir plonge sa tête dans l’eau et la ressort très fièrement quelques mètres plus loin en face de l’arbre enchanteur. Dans la ramure d’un saule pleureur au bord de l’eau, quelques passereaux gazouillant bruyamment se taisent d’un seul coup pour se mettre à l’écoute des notes flûtées du merle. On dirait que l’oiseau solitaire leur rappelle le Chant du monde, inscrit sur une tenture ornant aujourd’hui les murs de la grande salle de l’hôpital médiéval Saint-Jean à Angers (1). Composée de dix tapisseries, la merveilleuse tenture a été créée en 1957 par Jean Lurçat pour les ateliers de tissage d’Aubusson. Marquée par une grande histoire, la salle hospitalière, lieu d’accueil des pauvres et des malades pendant huit siècles depuis 1175, apporte un peu de baume au cœur avec la vision harmonieuse et pacifique du monde proposée par le célèbre artiste. Très engagé dans la Résistance, Jean Lurçat avait déjà fait réaliser « Liberté », la tapisserie éclatante de lumière avec en filigrane et en relief le poème éponyme de Paul Eluard pour apporter de l’espoir aux victimes de la Seconde Guerre mondiale.
À l’écoute de l’espérance vivace
Un merle noir chante avec puissance sur une île fluviale de la Loire. Lors de la narration de cette belle histoire tissée avec une extrême habileté, l’oiseau célèbre l’espérance et la paix en nous faisant oublier nos afflictions profondes. En résonance à la sublime tapisserie de l’Apocalypse du château d’Angers et aux rosaces de la cathédrale Saint Maurice, la tenture de Jean Lurçat présente le triomphe de la lumière avec des couleurs vives sur fond noir. L’homme est représenté dans son environnement au cœur de l’univers, entouré des mondes animal et végétal ainsi que des planètes et des étoiles. Dans la cathédrale Saint Maurice, les deux rosaces de l’édifice soulignent le thème de l’Apocalypse ; les vingt-quatre vieillards de la rosace sud font écho aux seize signes annonciateurs de la fin des temps dans la rosace nord. Au château d’Angers, sur fond bleu et rouge, six grandes pièces tissées en laine et restaurées avec beaucoup de minutie représentent des scènes de conflits et de pardon illustrant le dernier chapitre du Nouveau Testament, le livre de l’Apocalypse où Saint Jean souhaitait donner un message d’espoir à ses contemporains victimes des persécutions romaines (2). On peut voir, par exemple, la scène de la malédiction avec l’Ange vidant son encensoir (2.19), rempli de flammes atroces, signes d’une sanction purificatrice pour la terre impie. Les scènes de l’adoration du Dragon (3.41) et de la Bête de la mer (3.42) ainsi que celles de la chute de Babylone (4.50 ; 5.66) représentent la décadence du monde. Les tableaux sombres alternent avec des scènes plus apaisantes glorifiant des promesses de rédemption. On pourrait rester longtemps à contempler les tapisseries représentant Dieu trônant en majesté au milieu de vingt-quatre vieillards (1.4.) le premier sceau avec le vainqueur au cheval blanc présageant la victoire du Verbe de Dieu (1.9.), l’Ange « fort » au livre (2.27) révélant l’accomplissement imminent du mystère divin et la septième trompette (3.34) clamant l’annonce de la victoire. Ainsi, au château d’Angers, la tenture de l’Apocalypse dévoile davantage la victoire définitive du bien sur le mal plutôt que la fin tragique du monde. Ce gigantesque chef-d’œuvre commandé vers 1375 par Louis 1er d’Anjou et fabriqué en sept ans avait pour objectif de rassurer les gens qui traversaient une période difficile au XIVe siècle avec de la guerre de Cent Ans, la famine et la peste.
Le chant du monde
À son tour, Jean Lurçat va réaliser le canevas du Chant du monde en écho à cette œuvre de prestige afin d’alerter l’homme et lui insuffler de l’espoir dans les années 1950, après la Seconde Guerre mondiale. Il commentera lui-même neuf des dix tapisseries de cette immense tenture. Dans la grande salle de l’hôpital Saint-Jean à Angers, avec « L’Homme en Gloire dans la Paix », la cinquième pièce de la tapisserie du chant du monde, Jean Lurçat propose le thème de la renaissance ; il place l’homme nu prenant racine au cœur de la planète, recouvert de feuillages et d’étoile, en symbiose avec le monde végétal, animal et minéral. Il commente lui-même le choix des symboles choisis : « sur la tête de l’homme, la chouette incarne la sagesse, la colombe symbolise la paix. Une salamandre, réputée pouvoir traverser les flammes, témoigne de la chaleur qui se répand dans son corps. » Cette pièce centrale arrive dans l’ordre après les quatre premières pièces, notamment, « La Grande Menace », « L’Homme d’Hiroshima », « Le Grand Charnier » et « La Fin de Tout », où on retrouve des notes tristes de destruction et de chaos. Pour Jean Lurçat, dans la première scène « La Grande Menace », il représente le danger nucléaire par un aigle déployant ses ailes sur le globe terrestre, tremblant littéralement sur un volcan dans la tapisserie. Sur cette pièce de 9 mètres de long et de de 4,40 mètres de large, plus loin, à l’image de l’arche de Noé, s’éloigne un bateau emportant un coq, un chien, une chouette, un cep de vigne, un symbole d’espoir. Les cinq dernières pièces montrent la réorganisation de l’univers où l’homme, en symbiose avec les éléments naturels, paraît destiné à vivre harmonieusement avec son environnement pour la bonne marche du cosmos. Avec des noms pleins de sens comme « L’Eau et le Feu », « Champagne », « Conquête de l’Espace », « La Poésie » et « Ornamentos Sagrados » (3), on pourrait apprécier la joie de vivre avec l’unité de tous les éléments du monde reliés entre eux ou bien rester dubitatif face à une mystérieuse énigme… Qu’est-ce que l’homme est en train de faire avec le progrès scientifique, avec le temps qui passe, l’heure qui tourne… ?
Le jour se lève
Un coq chante, le merle se tait. Son chant résonne au-delà des mers et des océans, au-delà des monts et des vallées pour transmettre l’espérance. Les sternes blanches suivent le cours de la Loire vers son estuaire. On voudrait que le fleuve emporte avec elle toutes les peurs et tous les chagrins du monde pour les noyer dans l’océan. Quelques mouettes rieuses piaillent bruyamment, une nuée d’étourneaux tourbillonnent dans le ciel autour de l’Église Notre Dame à Chalonnes-sur-Loire. Cachés dans la ramure d’un majestueux magnolia, quelques rouges-gorges s’agitent dans un babillage confus alors qu’une tourterelle roucoule timidement dans une bruine matinale. Est-ce de joie ou de froid ?
- Aujourd’hui, l’ensemble architectural de l’hôpital Saint-Jean est devenu le « Musée Jean-Lurçat et de la tapisserie contemporaine » et honore dignement l’artiste qui fut émerveillé par une tapisserie inspirée elle-même de l’œuvre de Saint Jean l’Évangéliste dont il partage le prénom…
- Francis Murel, Tenture de l’Apocalypse, Nantes, Editions 303, 2023.
- Ornements sacrés.
Pravina Nallatamby, janvier 2024