Frappes cycloniques

On ne sait jamais ce que va faire un cyclone.
La façon dont nous sommes suspendus ces jours-ci aux prévisions météorologiques nous le rappelle.
L’actualité nous rappelle aussi que parallèlement aux réalités de la nature, on ne sait jamais, humainement, ce qui peut faire cyclone. Comment une initiative que l’on peut juger minuscule, dérisoire, peut parfois créer un contre-feu, prendre de l’ampleur, gagner en énergie, lever un élan qui construit au lieu de détruire.
En 1990, à peine deux semaines après sa sortie triomphale d’une prison d’État où il avait passé 27 années et 190 jours, Nelson Mandela se rend en Zambie pour y rencontrer les leaders africains qui avaient soutenu son combat contre le régime d’apartheid sud-africain. Parmi ceux qui l’attendent sur le tarmac, le leader palestinien Yasser Arafat, arborant son keffieh noir et blanc, qui a expressément fait le déplacement pour prendre dans ses bras son ami Mandela enfin libéré. Et avec lui tout un peuple.
Trois ans après le démantèlement de l’apartheid et de l’exercice brutal d’une domination blanche en Afrique du Sud, et alors qu’il vient d’être élu Président de son pays, Mandela tient un discours où il remercie la communauté internationale pour son soutien. Et prend soin d’ajouter : “But we know too well that our freedom is incomplete without the freedom of the Palestinians.”
Trente ans plus tard, l’Afrique du Sud vient à nouveau de faire l’histoire en prenant l’initiative d’une action inédite devant la Cour Internationale de Justice des Nations Unies, entrant une dénonciation de génocide contre l’État d’Israël pour ses pratiques à l’encontre des Palestiniens dans la bande de Gaza. Pretoria accuse ainsi Israël de violer ses engagements pris en vertu de la Convention des Nations Unies sur le génocide signée en 1948, texte né en réponse à l’extermination de six millions de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale…
Sur papier, l’Afrique du Sud n’est pas considérée comme un poids lourd diplomatique. Et pourtant. Son action, qui a démarré jeudi dernier, 11 janvier, devant la Cour de La Haye, est en train de prendre une résonnance internationale de poids. En saisissant en urgence l’ONU pour qu’elle intime à Israël de suspendre immédiatement ses opérations militaires dans la bande de Gaza, Pretoria crée l’événement. Et même si le gouvernement israélien a réagi en l’accusant de se comporter comme « le bras juridique de l’organisation terroriste Hamas », le monde entier aujourd’hui est confronté à la réalité de ce qui se passe dans cette partie du monde. Où, suite à une attaque meurtrière du Hamas sur le sol israélien le 7 octobre dernier, attaque qui a fait quelque 1 140 morts, majoritairement des civils, Israël a déclenché et poursuit en représailles une offensive dans ce territoire palestinien avec un bilan estimé à plus de 23 469 morts, dont 70 % de femmes et d’enfants. « Aucune attaque armée sur le territoire d’un État, aussi grave soit-elle, ne peut justifier une violation de la Convention », a affirmé le ministre sud-africain de la Justice, Ronald Lamola, devant la CIJ. « La campagne de bombardements menée par Israël vise à la destruction de la vie des Palestiniens », a de son côté déclaré Adila Hassim, avocate de l’Afrique du Sud. Évoquant le risque de famine pour la population dans l’enclave palestinienne, soulignant que les Palestiniens n’avaient plus accès aux médicaments à cause des bombardements et du refus d’Israël de laisser entrer des biens de première nécessité.
« Les génocides ne sont jamais déclarés à l’avance, mais cette cour bénéficie des 13 dernières semaines de preuves qui montrent de manière incontestable un modèle de comportement et d’intention qui justifie une allégation plausible d’actes génocidaires », a-t-elle poursuivi devant les juges de la CIJ.
Techniquement, la résolution complète de l’affaire devant les Nations Unies pourrait prendre des années. Mais vu qu’il s’agit d’une procédure d’urgence, la CIJ pourrait se prononcer dans quelques semaines. Si ses décisions sont sans appel et juridiquement contraignantes, reste qu’elle n’a aucun pouvoir pour les faire appliquer. Il n’en demeure pas moins que le terrible mot de « génocide » est par là même posé sur la table internationale, et qu’une décision de justice contre Israël augmenterait la pression politique sur le pays. Pouvant servir de base à l’établissement de sanctions.
Parallèlement, on a pu voir la mise en lumière cette semaine de « Strike Germany ». Un site internet sur lequel a été mise en ligne une pétition appelant les artistes à mener des actions de boycott envers des institutions culturelles financées par l’État allemand, et à suspendre toute participation aux institutions, festivals, conférences et expositions en Allemagne. Cet appel a déjà rassemblé plus de 650 signataires, parmi lesquels l’écrivaine française Annie Ernaux (Prix Nobel de Littérature 2022), et le poète et activiste palestinien Mohammed El-Kurd,
Cette démarche est en premier lieu une réaction au fait que depuis le 7 octobre 2023, plusieurs dizaines d’événements culturels ont été annulés en Allemagne, au prétexte que leurs organisateurs et/ou participants étaient jugés trop pro-Palestiniens. Un prix littéraire majeur destiné à l’écrivaine britannique Sharon Dodua Otoo a notamment été annulé en raison d’une pétition qu’elle avait signée il y a huit ans et qui, selon ses détracteurs, soutenait un mouvement de boycott d’Israël. La Berlinale de photographie, qui devait se tenir dans trois villes allemandes en 2024, a été annulée suite à la publication de messages pro-palestiniens sur les réseaux sociaux par l’un de ses commissaires.
Autant de choses que les acteurs du secteur culturel considèrent comme des intimidations, voire des « politiques maccarthystes qui suppriment la liberté d’expression, en particulier de solidarité avec la Palestine », peut-on lire sur le site. Qui estime également que les militants propalestiniens « sont catalogués comme antisémites et réduits au silence, les espaces militants font l’objet de descentes », tandis que les institutions culturelles scrutent les réseaux sociaux, les pétitions, les lettres ouvertes et les déclarations publiques exprimant la solidarité avec le peuple palestinien, « in order to weed out cultural workers who do not echo Germany’s unequivocal support of Israel ».
Il est en conséquence demandé à l’État allemand d’assurer la protection de la libre expression artistique, le combat contre le racisme structurel et contre toute forme de doctrine idéologique, ainsi qu’un recentrage du combat contre l’antisémitisme
Il y a aussi le cas de l’artiste Candice Breitz qui a vu son exposition dans la ville allemande de Saarbruck annulée en raison de sa position sur la guerre entre Israël et le Hamas. Selon l’artiste, elle-même juive, « les institutions allemandes risquent d’éviter de plus en plus de travailler avec des artistes engagés politiquement », privilégiant plutôt des artistes « dociles et peu enclins à poser des questions critiques. L’avenir de l’art contemporain en Allemagne pourrait ressembler au passé », a déclaré à l’AFP l’artiste d’origine sud-africaine.
“Strikes and boycotts are often effective in instigating political change”, estime Phillip Ayoub, professeur de science politique au University College London dans un entretien à Al Jazeera. “They disrupt existing power structures, and if done effectively, mobilise public support. At a minimum, they raise awareness around social problems and amplify the voices of those advocating on their behalf.”
« Le silence, dans certains moments de l’Histoire, n’est pas de mise », déclarait Annie Ernaux en décembre 2022 dans son discours de réception du Prix Nobel de Littérature.
On ne sait jamais ce que va faire un cyclone.
On ne sait jamais ce qui fait cyclone.
Peut-être juste, parfois, quelques petites voix qui s’élèvent, refusant la binarité imposée, et qui, en ce faisant, posent acte. Pour réaffirmer la capacité de construire face à la destruction…

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SHENAZ PATEL

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